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Il était encore de mise de parler de «matriarcat» canadien-français, ses mémoires décrivent la figure puissante du père, force tyrannique qui, dans une alliance avec le clergé et avec l’Église catholique, écrasait toute possibilité de vie normale et d’expression spontanée chez les enfants placés sous sa tutelle. Témoignage sur un milieu et une époque, donc; mais surtout œuvre d’art, où, par la puissance de l’écriture, un drame individuel atteint à une dimension universelle.
Esquisse biographique
Dans ses mémoires, Claire Martin évoque beaucoup de faits concernant son enfance et son adolescence mais, comme on peut le penser, elle en omet. Née le 18 avril 1914, elle est le quatrième enfant d’Ovila Montreuil et d’Alice Martin, qui s’étaient épousés le 12 mars 1908 en l’église Saint-Jean-Baptiste, à Québec.
Pour Ovila Montreuil, il s’agissait d’un deuxième mariage. Fils de Philias Montreuil et d’Elmire Carpentier, il était né le 31 août 1874 à Sainte-Anne-de-la-Pérade. Ingénieur civil, il avait dirigé au début du siècle la construction de nouvelles routes dans l’île d’Anticosti, qui était alors un lieu de chasse et pêche appartenant au chocolatier français Henri Menier.
Ovila y avait épousé sa première femme, Laura Malouin, le 24 juillet 1901 en l’église Notre-Dame-de-l’Assomption; c’est là également que naît leur fils Gérard, le 5 novembre 1902. En 1907, Laura meurt de tuberculose, à l’âge de vingt-deux ans.
C’est donc un veuf avec un fils âgé de six ans qu’épouse la jeune Alice Martin, apparemment influencée par les conseils de son confesseur. Très tôt, elle se découvre non seulement liée à un homme tyrannique et extrêmement violent, mais aussi mère d’une famille grandissante. Une première fille, Gérardine (Dine), naît dix mois après le mariage, le 12 janvier 1909; une deuxième, Françoise, le 17 juin 1910, et un garçon, André, le 9 mars 1912. Après la naissance de Claire, deux ans plus tard, sa mère, alors âgée de trente ans, prend la décision de rompre avec son mari et rentre chez ses parents avec ses quatre enfants.
La séparation ne dure cependant que deux ans: en 1916, la jeune femme accepte de retourner auprès de son mari. Trois autres enfants naissent dans les années qui suivent la réconciliation. Benoît, le 15 avril 1917, Marguerite (Margot), le 13 mars 1919, et Thérèse, le 11 janvier 1921.
En 1916, peu après la reprise de la vie familiale, Ovila Montreuil achète une grande maison isolée sur une immense propriété boisée au bord du fleuve Saint-Laurent, à Everell, à quelques milles au nord-est de Québec. Accessible seulement par chemin de fer à cette époque, la propriété se situe sur ce qui est maintenant le boulevard Sainte-Anne, à Beauport.
Cette maison où Claire Martin a vécu jusqu’à l’âge de vingt-trois ans sera vendue par son père au gouvernement du Québec en 1941. Le 6 août 1971, elle sera détruite par un incendie. Si l’on en juge par les photos publiées dans l’ouvrage de Robert Vigneault, Claire Martin: son œuvre, les réactions de la critique (p.128), c’était une belle maison. Pourtant, dans une lettre à Claire Martin, Gabrielle Roy indique que, longtemps après les événements racontés dans «Dans un gant de fer», la maison gardait un aspect sinistre; «Je connaissais la triste maison dont vous parlez, écrit Gabrielle Roy. Elle se trouve sur notre chemin lorsque nous roulons, mon mari et moi, vers notre petite maison d’été.
Longtemps avant de savoir à qui cela avait appartenu, je lui trouvais un air d’avoir abrité mille malheurs et surtout d’avoir été la demeure d’un homme dur… et peut-être un peu fou» (lettre du 27 décembre, BNC).
Bien que les premiers souvenirs évoqués par Claire Martin remontent à l’âge de trois ans, soit à la période qui suit la réconciliation de ses parents, la petite fille spontanée, joyeuse et d’esprit indépendant qu’à partir des deux premières années de sa vie, passées dans le bonheur et la sécurité de la maison de ses grands parents, située à ce qui est maintenant le 151, rue St-Jean à Québec.
Même après le retour à la maison paternelle, Claire effectuera de longs séjours chez ses grands-parents, surtout pendant les grossesses et les périodes de maladie de sa mère. L’amour et l’intelligence qui règnent dans cette maison l’aideront à survivre pendant les années pénibles de sa jeunesse et laisseront une empreinte ineffaçable sur sa vie et sur son œuvre.
En réalité, le «grand-papa» adoré de Claire était le beau-père de sa mère et le deuxième mari de sa grand-mère. Son vrai grand-père, l’avocat Joseph Martin, avait épousé Oliérie Douaire de Bondy à Sorel, en 1883, et le couple avait élu domicile à Québec, où leur fille Alice, la mère de Claire, était née en 1884.
Ainsi, Claire se souviendra de son ravissement devant une représentation d’Esther de Racine :
«J’étais bien jeune, aussi, quand (grand-maman) me donna à lire un autre de ses petits classiques, Esther de Racine. .. On avait joué Esther au pensionnat et c’est même la première pièce de théâtre que j’ai vue, pour quoi grand-maman voulut que ce soit aussi la première que j’aie lue. J’tais arrivée encore fort excitée par cet événement, la tête pleine d’images («La petite fille lit», dans Toute la vie, p. 105).
En 1925, les trois sœurs Montreuil changent de pensionnat. Pour Claire, les années chez les Dames de la Congrégation de Notre-Dame à Beauport, où elle restera jusqu’à la fin de ses études en 1930, seront des années de deuils cruels. En septembre 1925, elle apprend la mort de sa maîtresse de français adorée, mère Marie-du-Bon-Conseil, O.S.U. Sa mère, atteinte de tuberculose, meurt en 1927, et à cet arrachement brutal s’en ajoute un autre; l’interdiction paternelle de rester en contact désormais avec ses grands-parents maternels.
L’année suivante meurt non seulement son cher grand-papa de la Chevrotière, mais aussi son demi-frère Gérard. En mars 1930, sa grand-mère, Oliérie Douaire de Bondy, mourra, elle aussi, de tuberculose.
En 1937, à l’âge de vingt-trois ans, Claire quitte enfin la maison paternelle, pour travailler comme secrétaire dans un bureau d’avocats à Québec. En septembre 1938, elle fait la connaissance de son futur mari, Roland Faucher, diplômé en chimie de l’Université Laval : c’est le début d’une relation enrichissante et sereine qui la comblera pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à la mort de Roland en 1986.
De 1941 à 1945, elle est annonceure à la radio, à Québec, d’abord à la station CKCV, puis à Radio-Canada.
En janvier 1945, elle est mutée à Montréal. C’est à l’occasion de ses débuts à la radio qu’elle adopte le nom de famille de sa mère comme nom professionnel.
«J’ai commencé à vivre en commençant à faire ce travail que j’aimais», dira-t-elle. «C’était le temps où régnait une belle sévérité aux micros québécois et où le bon langage était non seulement supporté, mais nécessaire» (lettre à Robert Vigneault, 21 avril 1975, citée dans Claire Martin, p. 25).
Cette «belle diction», si souvent remarquée, est pourtant le produit d’un travail assidu :
«J’étais venue à cette carrière tout à fait par hasard ... Je m’intéressai très vite à ce travail, cependant; je pris des cours de pose de la voix et m’efforçai – j’aime à bien faire ce que je fais! – d’éviter toute faut de français et de m’exprimer le plus correctement possible.
À ce moment-là, d’ailleurs, l’annonceur était tenu de connaître sa grammaire… Cette carrière me plaisait beaucoup et je pense qu’à cette époque la radio offrait à des femmes la possibilité de se produire avec avantage… (Georgette Lamoureux, «Entretien avec Claire Martin», Le Droit, le 14 octobre 1972.).»
Le 8 mai 1945, Claire est la première à annoncer, sur le réseau national de Radio-Canada, la fin des hostilités en Europe.
Moment délirant dont le souvenir sera évoqué plus tard par Roger Baulu et Jacques Normand:
«Comment oublier la voix claironnante (c’est le cas de le dire)!, joyeuse, de Claire Martin en ce matin de printemps 45, qui lança la première sur les ondes : «La guerre est terminée, c’est officiel!» (cité dans Claire Martin, p.27).
Ce sera un des derniers actes de sa carrière radiophonique, car, les femmes mariées n’ayant pas le droit de travailler à Radio-Canada à l’époque, elle doit quitter son travail lorsqu’elle épouse Roland Faucher, le 13 août 1945, en l’église Notre-Dame-de-la Miséricorde à Beauport.
Le couple s’installe à Ottawa, où Roland travaille à la Direction générale de la protection de la santé, au ministère de la Santé. Ils habitent au 156 de la rue Goulburn, dans le quartier de la Côte-de-Sable.
Débuts littéraires (1957-1965)
Ce n’est qu’en 1957, à l’âge de quarante-trois-ans, que Claire Martin songe sérieusement pour la première fois à l’idée d’une vocation littéraire. Venue relativement tardive à l’écriture, qui peut s’expliquer par le simple bonheur de vivre, rendu encore plus précieux par le contraste avec les années mornes de son enfance, ou encore par le fait que pour une femme mariée, dans le milieu canadien-français de l’époque, le choix de se consacrer sérieusement à l’écriture n’allait pas de soi.
Pour Claire Martin, de telles contraintes ne font cependant qu’ajouter au plaisir de sa nouvelle vocation :
«Annonceur à la radio, c’était déjà le choc pour ma famille. Écrire, imaginez… Les femmes, chez nous, c’était à la maison, dans la cuisine, avec une sortie par semaine, le dimanche. Ca ne fait rien. Quand on en sort, on est aguerrie. Il y avait une satisfaction à faire enfin ce que je voulais et d’horrifier toutes ces bonnes gens qui pensaient que mon mari allait me répudier (Rémy Charest, «Claire Martin : Écrire sans attaches», Le Devoir, 20-21 mars 1999).
Elle-même expliquera le fait d’avoir attendu la quarantaine avant de commencer à écrire par les ravages intellectuels et psychologiques infligés par ses expériences de jeunesse :
«Je n’ai pas commencé à écrire plus tôt parce que j’attendais, pour ce faire, la maturité. Elle m’est venue tard. À cause de l’éducation que j’ai reçue, je pense. Ou plutôt celle que je n’ai pas reçue. Quand je suis sortie des mains de ceux qui se sont occupés de ma jeunesse, tout restait à faire. Cela prend du temps toute seule et on n’y arrive qu’à peu près. J’ai voulu attendre aussi que la sérénité me vienne» (Jean-Guy Pilon, «Portraits d’écrivains», La Presse, BNC).