Le Moïse. — Commandant Lota, un Corse. — Le Ville de Madrid entre Marseille et Alger, le gratin des passagers. — Le Champagne entre 1886 et 1895. — Les déboires du Le Champagne. — Collision avec le Rio de Janeiro. Le Moïse. — Commandant Lota, un Corse. — Le Ville de Madrid entre Marseille et Alger, le gratin des passagers. — Le Champagne entre 1886 et 1895. — Les déboires du Le Champagne. — Collision avec le Rio de Janeiro des Chargeurs Réunis. — Commandant Traube, imperturbable. — Chantiers de Penhoet. — Collision avec le Libonense et le voilie américain, le Belle-Higgins. — Médaille vermeil de la Compagnie Transatlantique. — Médaille de la société des sauveteurs de la Seine. — Médaille d'argent de la société centrale de sauvetage des naufragés. — Anticosti, pénible séjour comme gouverneur. — Laurin et Paquet.
Ah! Chère demoiselle Marie-Louise, quelles douches ai-je reçues... Après avoir soufflé un peu en descendant de mon quart, je me rendis à la cabine de mon collègue qui était anéanti sur son lit. Ce que voyant, j'ai mis à jour le travail qu'il eu dû faire lui-même.
Est-ce le rapport qu'a fait sur moi le commandant Gosselin au sous-chef de l'exploitation, ou simple coïncidence? Je l'ignore. Si bien est que le lendemain de ma rentrée à Marseille, j'étais appelé dans son cabinet, et il m'apprenait que j'embarquais sur le Moïse, un des grands paquebots de la compagnie en Méditerranée. Le Moïse était commandé par un Corse, monsieur Lota, sale bonhomme qui venait de faire casser huit commissaires de suite. J'arrivais donc bon neuvième.
En moins de 48 heures, je mis au pas le personnage qui ne pouvait plus se passer de moi, et qui, le moment venu de donner des notes sur ses officiers, m'a demandé de rédiger moi-même mes propres notes en ajoutant qu'il les recopierait.
Il est probable que je me suis soigné, car trois mois après, j'étais nommé sur la Ville de Madrid, le crack ship de notre compagnie en Méditerranée, qui faisait le service rapide entre Marseille et Alger. J'ai passé sur ce bateau des années délicieuses, ayant comme passagers le gratin de toutes les nationalités.
De la Ville de Madrid, je suis passé de nouveau sur le St-Germain le bateau de mes débuts jusqu'à la mise en service des quatre grands bateaux rapides: La Champagne, La Bretagne, La Bourgogne et La Gascogne. Nous avions été désignés, monsieur Traub et moi pour l'armement de La Champagne, qui a été construit sur les chantiers de Penhoet, près de St-Nazaire, et qui a été le premier bateau de toutes le lignes allant d'Europe aux États-Unis, qui ait effectué la traversée de l'atlantique à triple expansion.
Cette pauvre Champagne, qui n'a jamais fait un mouvement dans le port depuis janvier 1886 à janvier 1895, sans que je sois à bord, a connu bien des déboires. Elle a commencé par manquer son lancement, restant en porte-à-faux pendant près d'un mois risquant ainsi pendant ce temps de se casser en deux.
Puis vinrent les essais officiels sur les bases de Belle-Isles, en mer, durant lesquels un plateau de cylindres a sauté, tuant plusieurs hommes qui ont été comme bouillis.
Enfin, un an après avoir été en service, en mai 1887, c'est par miracle que ce bateau n'ait pas été perdu corps et biens. Nous venions de quitter le Havre, par une brume intense, quand nous sommes entrés en collision avec la ville de Rio de Janeiro, des Chargeurs Réunis, qui coula très vite.
Son équipage, réfugié sur un bateau de sauvetage, a été recueilli par un bateau de notre compagnie, qui avait quitté le Havre derrière nous, (Ville de Bordeaux) à la marée. La brume était telle, que de la passerelle, on ne voyait pas le devant du bateau. Le commandant Traub fit route sur Arromanches; mais aurions-nous le temps de nous rendre? L'eau nous envahissait très rapidement.
La dernière fois que je suis monté sur la passerelle, c'était pour avertir le commandant qu'il y avait un pied d'eau dans la salle-à-manger. C'est à dire que nous pouvions flotter encore pendant une dizaine de minutes. «Embrassons-nous, Comettant», me dit le commandant!
Comme je descendais de la passerelle, je fus rejoint sur le pont par le médecin de bord, mon camarade Hantz, d'origine alsacienne, mort depuis aux colonies des fièvres pernicieuses. «Et alors, qu'est-ce qu'on dit là haut? - Nous sommes fichus! - Tu sais Comettant, qu'il est beaucoup plus simple de passer d'une planète à une autre que de payer sa blanchisseuse quand on n'a pas le sou!»
Encore un vaillant qui trouvait la force de plaisanter au moment même ou on lui annonçait qu'il allait mourir. Nous parvînmes enfin à Arromanches ayant miraculeusement évité cette chaîne de rochers qu'on appelle la chaîne du Calvados.
Nous transbordâmes nos passagers sur un gros charbonnier anglais qui était vide et qui nous suivait dans la brume grâce à notre canon d'alarme. Nous sommes restés quatre jours pleins à Arromanches, travaillant nuit et jour, aidés dans notre besogne par 200 marins de l'état que Cherbourg nous avait envoyés pour mettre notre bateau en état de regagner le Havre.
Arrivés au bassin de l'Eure, je fus le premier à descendre sur le quai où se trouvaient ma femme et madame Traube. Après avoir embrassé ma femme et rassuré madame Traube sur l'état de santé de son mari, celui-ci vint à son tour, prit sa femme dans ses bras et, sans qu'il dit un mot, je vis de grosses larmes qui coulaient le long de ses joues.
Et pendant les quatre jours de cauchemar que nous venions de passer, cet homme avait su garder le calme le plus imperturbable, la détente... Quant à moi, une fois rentré près des miens, je me suis couché et j'ai dormi quinze heures consécutives, le plus tranquillement qui soit, m'a-t-on dit.
Nous sommes rentrés aux chantiers de Penhoet pour y être réparés, après quoi La Champagne a repris le cours de ses voyages entre le Havre et New-York.
J'ai subi deux autres collisions sur ce bâtiment; la première, avec un vapeur anglais. Le Libonense, et la deuxième avec un grand voilier américain, Le Belle-Higgins.
Rien de bien spécial à raconter concernant ces deux accidents. Enfin, j'ai clos la série de pépins que j'ai eus sur La Campagne par un incendie qui m'a valu un témoignage officiel de satisfaction du Ministère de la Marine. Il est ainsi libellé: «Pour l'énergie et le dévouement dont il a fait preuve le 4 janvier 1890, dans le port de New-York lors de l'incendie du paquebot de la compagnie générale Transatlantique, La Champagne».
Notons en passant, que je suis également titulaire de la médaille de vermeil de la Compagnie Transatlantique, d'une médaille de la société des sauveteurs de la Seine, et d'une médaille d'argent de la société centrale de sauvetage des naufragés.
J'ai continué à bourlinguer jusqu'à la fin de 1895, puis dès le début de 1896, je suis entré au service de monsieur Henri Menier pour créer de toute pièce l'installation de l'Ile d'Anticosti, sur laquelle je suis resté huit années consécutives.
Je puis dire que ces huit années ont été pour moi les plus dures et les plus pénibles de toute ma vie, et cela en raison de très grandes difficultés que j'ai rencontrées, tant au point de vue purement administratif que pour beaucoup d'autres raisons. J'ajouterai que mes fonctions de gouverneur d'Anticosti ne m'ont pas enrichi!
J'ai quitté l'île plus pauvre qu'en y arrivant, y ayant laissé les économies que j'avais pu réaliser comme navigateur.
Je vis maintenant heureux à Asnières, à l'abri des soucis matériels, grâce à l'exquise générosité de mes chers enfants Paquet et Laurin.
Asnières, octobre 1921
L.O. Comettant