Quelques mots sur l'histoire de New-York. — Le castle-garden et les émigrants.
Il n'est pas inutile, pour faire apprécier les progrès extraordinaires de la civilisation américaine, de remonter jusqu'à la première colonisation européenne de ce point de terre des États-Unis où est bâtie la ville de New-York.
Le premier explorateur européen qui débarqua dans la baie de New-York fut Henri Hudson. Il avait, à trois reprises différentes, tenté de découvrir le passage du nord-ouest où, depuis cette époque, Franklin et tant d'autres intrépides navigateurs ont trouvé une mort aussi glorieuse qu'horrible.
Désespérant de se frayer un passage à travers les barrières de glace de cette partie morte de notre globe terrestre, Hudson quitta l'Angleterre pour la Hollande, où il prit du service dans la Compagnie des Indes orientales.
Alors la Hollande comptait comme la première nation maritime du monde. Ses vaisseaux, au nombre de vingt mille, montés par cent mille matelots, étaient les maîtres de toutes les mers.
Alors l'Angleterre n'avait, pour ainsi dire, ni marine, ni commerce, ni industrie.
Comparez aujourd'hui, sous ce triple rapport, la Hollande avec l'Angleterre, et vous aurez une preuve de plus, preuve saisissante et presque effrayante, de l'instabilité des choses humaines.
Mais revenons à Henry Hudson.
C'est le 3 septembre 1609, que la baie de New-York, si vaste, si belle et si sûre, s'offre à son œil étonné. Quelle émotion ce doit être que la découverte d'un monde nouveau!
Comme le navire avançait lentement et avec prudence, Hudson, muni de sa longue-vue, vit accourir sur le rivage la population indienne, qui crut à une visite de leur dieu dans un canot sans pareil.
Les naturels se prosternèrent devant l'embarcation divine, et firent retentir l'air de grands cris, où l'allégresse se mêlait à la terreur.
Ayant aperçu, sur le pont du navire, Henry Hudson en granule tenue, habit rouge, etc., ils ne doutèrent plus qu'il ne fût le grand Manitou, et songèrent dès lors à lui préparer une réception digne d'un Dieu.
Hudson débarqua, et les Indiens l'adorèrent, pendant quelque temps, en agissant auprès de sa personne comme ils agissaient d'ordinaire envers tous leurs manitous de bois et de pierre.
Le capitaine se laissa patiemment adorer, après quoi, pour leur prouver que le créateur n'avait point d'intentions hostiles envers la créature, et qu'on peut être à la fois manitou et bon prince, il fit apporter une barrique d'eau-de-vie qui fut aussitôt absorbée par la population indienne tout entière, hommes, femmes, vieillards et enfants.
De l'eau-de-vie offerte par les divines mains de Manitou en personne! C’était une double fortune, et les Indiens n'en demandaient pas tant. Ils se fussent contentés de cette même eau-de-vie offerte par un simple mortel. Ils burent donc à gorge pleine, tant et si bien qu'ils tombèrent tous en état d'ivresse.
C'est en mémoire de ce fait qu'ils nommèrent la ville où se trouve aujourd'hui bâtie la ville de New-York, Manahachinicacks, dont on a fait par corruption Manhattan, et qui, dans le langage des sauvages, signifie l'endroit où ils se sont tous enivrés.
Les Indiens ne furent pas longtemps à reconnaitre que Henri Hudson n'était point un dieu, et ils revinrent à leurs manitous en bois et en pierre, qui sont les véritables manitous. Malgré cette désillusion, qui dut être cruelle pour beaucoup d'entre eux, le navigateur n'eut qu'à se louer des naturels du pays, généralement doux et naïfs.
Frappé des beautés de la rivière du Nord, qui encadre l'île avec la rivière de l'Est, il la remonta jusqu'à l'emplacement où est aujourd'hui bâtie la ville d'Albany capitale de l'État. Partout, dans ce trajet, Hudson reçut des protestations d'amitié de la part des Indiens, qui firent avec lui des échanges de différents objets naturels et fabriqués.
En souvenir de cette exploration, la rivière du Nord prit le nom, qu'elle a conservé, de Hudson's River.
L'heureux navigateur anglais redescendit la rivière du nord et remit à la voile pour l'Europe, où il arriva sans accident notable peu de temps après son départ de la rive américaine.
Le rapport favorable qu'il fit en Hollande de sa découverte donna lieu à une expédition composée de deux navires qui mirent à la voile dans le courant de l'année 1614. Ces navires étaient commandés par Adrian Block et Hendrict Christianse.
Ce fut sous les auspices de ces deux capitaines que furent construites les premières habitations européennes sur l'emplacement de New-York.
Ces habitations ne s'élevèrent d'abord qu'au nombre de quatre, protégées par une redoute qui fut bâtie l'année suivante.
Ils nommèrent ce petit groupe de maisons la Nouvelle-Amsterdam.
Pendant les premiers temps, ce ne fut pour les Hollandais qu'un simple poste commercial et militaire, ayant pour unique objet le trafic des fourrures.
Tout le monde sait ce qu'est devenu, en si peu d'années, le modeste poste des Hollandais, converti en une des plus grandes et des plus riches villes du monde. Mais on ignore généralement par quelle suite d'événements cette étonnante conversion s'est opérée. C'est ce que nous allons faire savoir en quelques mots.
L'ile de Manhattan était un trop joli morceau pour ne pas être convoité. L'Angleterre le convoita, et fit si bien, qu'elle l'enleva aux Hollandais en 1664, qui l'enlevèrent aux Anglais en 1673, qui l'enlevèrent de nouveau aux Hollandais un an plus tard, mettant ainsi en pratique, avec une persévérance remarquable, cette loi des nations conquérantes: «Ôte-toi de là que je m'y mette. »
Alors seulement les Anglais donnèrent à la Nouvelle-Amsterdam le nom de New-York, en l'honneur de James, duc d'York, à qui Charles II en avait fait présent. Si nous avions à faire ici une histoire de cette riche et magnifique cité, improvisée par la civilisation moderne, qui a improvisé tant et de si belles choses, que de faits intéressants sous tous les rapports ne trouverions-nous pas à relater!
New-York, comme tout ce qui est grand et fort, ne s'est point élevé sans luttes. Tour à tour opprimé par des gouvernements despotiques qui agissaient sous l'impulsion de rois anglais superstitieux et tyranniques, en proie aux dissensions intestines; envahi par les Français du Canada, etc., etc., il n'a pris tout son essor qu'avec la liberté. De l'indépendance, en effet, date sa double prospérité morale et matérielle, ainsi que celle de toutes les villes des États-Unis.
Toutefois, il convient d'être juste envers tout te monde, et nous ne saurions oublier les dates antérieures à la déclaration d'indépendance qui marquent une généreuse tendance du gouvernement anglais, ou un progrès accompli dans la colonie.
La première école gratuite de New-York fut fondée en 1702.
Le premier journal parut en 1725.
La première bibliothèque s'ouvrit au public en 1729. Elle se composait de seize cent vingt-quatre volumes qui arrivèrent directement de Londres.
Enfin la première académie fut fondée en 1732.
Un chiffre curieux à constater, parce qu'il prouve à quelle puissance commerciale était prédestinée la première ville de l'Union, est celui-ci : de 1749 à 1759, deux cent quatre-vingt-six navires quittèrent le port de New-York pour l'Europe, chargés de farines, de grains, d'huile de lin, de fourrures, de bois à différents usages, de fer, etc.
En grandissant et en devenant forte, la colonie anglaise voulut, ce qui est assez naturel, couper ses lisières, s'affranchir de protections gênantes, marcher seule et libre dans ses droits et dans ses inspirations.
En 1765, une assemblée de délégués eut lieu à New-York afin de rédiger un rapport contenant les griefs des colons et la déclaration de leurs droits.
Une loi, plus vexatoire pour les colons que profitable à l'Angleterre, la loi du timbre, devint l'occasion du soulèvement général des populations.
Ces soulèvements de colons furent pour l'Angleterre le commencement de la fin, comme aurait dit Talleyrand.
En effet, ce qui n'avait paru d'abord aux Anglais qu'une simple émeute, facile à réprimer, n'était rien de moins que le début de la guerre de l'indépendance, dont l'issue, comme on sait, fat la proclamation de la république des États-Unis le 4 juillet 1776.
Dix ans après cet acte à jamais mémorable, la population de New-York avait doublé.
Et pourtant que de terribles épreuves n'eut-elle pas à supporter pendant ce court laps de temps où la fièvre jaune causa de si terribles ravages.
Mais le martyrologe de la ville ne faisait que commencer. Voyez plutôt.
En 1832, le choléra asiatique, qui fit son tour du monde, comme un compagnon de malheur, se dressa, à New-York, un reposoir orné de quatre mille trois cent soixante victimes.
Après la peste, ce fut le tour de l'incendie.
En une nuit, six cents maisons devinrent la proie des flammes.
La perte matérielle fut évaluée à cent millions de francs. Quant aux hommes qui périrent dans les flammes, on n'en sut jamais le nombre exact. Il fallut faire une large part à ce vaste brasier qui menaçait de tout consumer.
La mine joua, et on démolit bon nombre de constructions intactes pour isoler le foyer de l'incendie, dont les flammes gigantesques s'apercevaient à plus de dix lieues en mer.
Après la peste et l'incendie, et comme pour couronner cet édifice de malheur, se manifestèrent partout les crises commerciales qui se produisirent dans les années 1836 et 1837, ébranlant si profondément le crédit public.
Puis un nouvel incendie éclata en 1845, moins terrible que le précédent, il est vrai, mais qui ne se liquida pas à moins de trente-cinq millions de francs.
Il y aurait eu là de quoi ruiner à tout jamais un peuple moins viable que le peuple américain.
Mais qu'est-ce que les pertes d'argent quand il s'agit d'une nation jeune, vigoureuse, entreprenante jusqu'à la témérité, active jusqu'à la passion, secondée dans ses efforts par les lois les plus libérales et les plus hospitalières du monde?
Le mal fut réparé, et si complètement, qu'au bout de quelques mois personne n'en ressentit les effets, et qu'une ère nouvelle de prospérité s'ouvrait pour les Américains.
Maintenant que nous savons comment New-York a été fondé, que nous l'avons suivi dans ses principaux développements, examinons ce qu'il est au moment où nous écrivons ces lignes.
Ce qui frappe tout d’abord en débarquant dans la cité impériale (empire city), comme disent orgueilleusement les Américains, c'est le mouvement commercial qui se manifeste par une agitation fiévreuse de tous les habitants du bas de la ville.
C'est dans le bas de la ville, en effet, que se trouvent tous les dépôts de marchandises, et tous les offices dans lesquels les négociants américains font leurs transactions commerciales.
Quel mouvement, grand Dieu ! On dirait que la ville entière est en déménagement.
Ou bien on se croirait dans un champ de foire.
On n'a pas foulé des pieds cinq minutes cette ville des affaires par excellence, qu'on s'explique l'étonnante prospérité de ce peuple éminemment laborieux et industriel. Time is money (le temps est de l'argent), disent-ils; et comme, avant tout, ils tiennent à s'enrichir le plus possible, ils ne perdent pas une minute.
C'est en vain qu'à New-York on chercherait des yeux un seul badaud sur le port ou ailleurs; le flâneur n'existe pas en Amérique, où l'on voit des enfants de douze ans, sérieux comme des diplomates dans l'exercice de leurs fonctions, traiter des affaires importantes, payer ou recevoir des sommes considérables.
Mais j'aurai bientôt l'occasion par des faits, qui, mieux que toutes les descriptions, donnent l'idée des mœurs et des coutumes d'une nation, de revenir sur tous les points saillants du caractère américain.
Pour aujourd'hui, ne l'oublions pas, je ne fais que d'arriver, et c'est ma première impression que je cherche à communiquer au lecteur, afin que, se substituant, en imagination, à ma propre personne, il voyage en quelque sorte ici même à ma place.
Le voyageur est curieux, et il a bien raison de l'être.
Comprendrait-on qu'on changeât d'hémisphère, qu'on passât de la vieille civilisation européenne à la civilisation à peine naissante du nouveau monde pour ne rien voir et ne rien entendre de ce qui peut intéresser les yeux et l'esprit?
II y a pourtant des hommes ainsi faits, qui demeurent dix ans dans un pays, sans rien voir ni entendre de ce qui caractérise ce pays. Mais ces hommes ne sont pas des voyageurs, ce sont des colis humains.
Donc ayant aperçu, étant encore sur le pont du steamer, une immense rotonde, d'un caractère très original, et baignant dans la baie, à l'extrême pointe de New-York, je demandai à un employé du port, un Irlandais naturalisé Américain, le nom et la destination de cette construction bizarre.
— Cette construction, me fut-il répondu, se nomme le Castle-Garden. C'était autrefois une forteresse. La forteresse s'est changée en palais de l'industrie, le palais de l'industrie en théâtre lyrique, le théâtre lyrique en salle de concert, la salle de concert en un lieu de débarquement affecté aux nombreux émigrants qui viennent à New-York pour de là se rendre dans l'intérieur des terres.
— Le Castle-Garden est donc, à cette heure, un hôtel? Demandai-je.
— Non, me répondit mon interlocuteur; c'est un établissement qui appartient à la ville et dans lequel les émigrants reçoivent une hospitalité toute gratuite. New-York est le point de débarquement de la plupart des émigrants.
Ils y arrivent, en moyenne, au nombre de douze mille, par mois, soit cent quarante-quatre mille par an, sans compter les voyageurs plus aisés qui prennent passage sur les steamers, et qu'on peut évaluer à quinze cents par mois. Les trois quarts des émigrants qui partent pour l'Amérique sont Allemands, le dernier quart est presque tout irlandais.
Les Allemands forment le plus précieux élément de colonisation pour l'Ouest, vers lequel ils se dirigent presque tous. On les estime à juste titre pour leur sobriété, leur amour du travail, leur excellente santé qui résiste, dans une certaine mesure, aux exhalaisons du défrichement des forêts, et leur stabilité.
Les Allemands qui se rendent aux États-Unis y vont avec la résolution de se faire naturaliser citoyens américains, d'y vivre en travaillant et d'y mourir.
Ils font tous à la mère patrie un éternel adieu, et la nostalgie, cette consomption de l'âme, ne les atteint jamais. Il est vrai que les Allemands émigrent avec leur famille et tout ce qu'ils possèdent.
Car, il faut qu'on le sache, si hospitalière que soit l'Amérique, elle a pourtant interdit l'entrée de son territoire aux émigrants qui ne justifient pas de ressources suffisantes pour subvenir aux premiers frais de déplacement et d'installation dans les terres. Des émigrants convaincus d'indigence ont été renvoyés dans leur pays par l'intermédiaire de leurs consuls respectifs.
— Ah! dit sir James, qui avait entendu ces dernières paroles, si l'argent n'est point une vertu humaine, comme ne craignent pas de l'affirmer les moralistes, il y touche du moins de si près, que le plus habile appréciateur ne pourrait pas souvent déterminer au juste la part de ces deux éléments dans l'estime de chaque homme aux yeux de la société.