Bon nombre de femmes profitèrent de cette occasion pour se trouver mal, exposer leurs grâces sous un nouveau jour, et prouver, par la même occasion, la sensibilité de leurs nerfs.
Le capitaine eut beau affirmer que cette fable extravagante ne méritait pas créance, à dater de ce moment très peu de personnes firent usage de glace, et tout le monde but du vin.
J'ai toujours pensé que le sommelier du bord n'était pas étranger à cette invention, qui se traduisit pour lui par de gros bénéfices.
Je m'étais aperçu que, sur l'avant du steamer, il y avait toujours un homme en vigie. J'appris qu'on redoutait les glaces flottantes qui font leur apparition dans les parages où nous nous trouvions, du mois de mars au mois de juillet.
Ces glaces qui, en ce moment de l'année, rendent la traversée de l'Atlantique toujours dangereuse, se présentent sous les aspects les plus variés; tantôt ce sont d'immenses blocs d'un seul tenant, d'autres fois ils s'offrent à la vue comme une chaîne de montagnes, mesurant leur hauteur par centaines de pieds au-dessus du niveau de la mer, et s'étendant jusqu'à deux et trois milles.
Quand le soleil éclaire ces blocs immenses, la vue en est troublée. On dirait des montagnes de diamant. Il résulte des nombreuses observations faites jusqu'à ce jour par les navigateurs et les savants, que la glace, en descendant du pôle lors de la débâcle, suit deux directions distinctes : l'une en vue des côtes, l'autre beaucoup plus au large, sans toutefois s'éloigner au-delà du 40° degré de latitude est, soit environ cinq cents milles des bancs de Terre-Neuve.
Ces deux lignes de glace viennent se fondre dans les eaux attiédies du courant du golfe, ce qui fait qu'elles descendent rarement plus bas que le 42° degré de latitude nord. J'avais espéré pouvoir être témoin de ce brillant spectacle de la nature, spectacle doublement attrayant pour un peintre.
Mais le hasard ne me favorisa pas sur ce point, ce qui me contraria fort, et réjouit beaucoup le capitaine, peu curieux de voir son vaisseau se frayer un passage à travers les montagnes diamantées, si pittoresque que fût le coup d'œil.
Nous étions arrivés au huitième jour de traversée. La mer était houleuse, et mon infortuné compagnon n'avait, depuis les premiers moments du départ, pris aucune nourriture... au contraire. Il faisait peine à voir, tant il était faible, pâle et amaigri. On eût dit un cadavre, sans les fréquents accès de mal de mer par lesquels seuls il donnait encore signe de vie.
Tous les soins que le steward et moi nous lui prodiguions étaient impuissants à combattre ce terrible mal de mer, qui l'eût certainement tué, pour peu que la traversée se fût prolongée.
— Courage, colonel, lui disais-je de temps à autre, nous arrivons.
Et je disais cela sans songer que le malheureux ne voulait arriver en Amérique que pour en finir avec la vie.
À partir de ce huitième jour, tous les yeux furent fixés à l'horizon pour tâcher de découvrir le bateau pilote qui devait nous accoster.
Mais rien ne parut jusqu'à la nuit.
À onze heures, les passagers étaient rentrés dans leur cabine comme d'habitude. Moi, je voulus veiller plus longtemps sur le pont, dans l'espoir de voir apparaître le bateau tant désiré, et pour être témoin de l'opération curieuse et hardie d'accoster.
Je fus amplement récompensé de ma peine.
Vers minuit, j'entendis, non sans une vive émotion, la vigie, en observation sur le haut du mât, crier, d'une voix affaiblie par la distance mais solennelle :
Light oh!' (lumière, oh !). Au même instant je sentis que la vitesse du steamer avait diminué. Je courus sur l'avant, mais je ne pus rien voir. Les hommes de quart m'assurèrent pourtant qu'une lumière était en vue, et que, suivant les probabilités, c'était la lumière du pilote.
Je regardai dans la direction indiquée, et, au bout de quelques minutes, je vis apparaitre, mais pour disparaître aussitôt, une lumière à peine perceptible. La lumière reparut pour moi quelques instants après et devint de plus en plus fréquente et sensible. Enfin elle se fixa. C'était bien, comme on l'avait supposé, le bateau pilote qui marchait droit sur nous toutes voiles au vent.
Je demandai à un officier de quart à quelle distance de terre nous nous trouvions.
— À quatre-vingts milles du cap Race, me répondit-il. Or le cap Race est la terre américaine la plus avancée en mer.
Ce fait seul peut donner une idée de la hardiesse des pilotes américains dont les embarcations, d'ailleurs admirablement construites, ne sont guère plus grandes que certains canots à voiles de rivière.
L'opération d'accoster, quand la mer est houleuse, est très difficile, très périlleuse, surtout la nuit. À côté du vapeur qui parait solidement assis sur la vague, le bateau pilote fait l'effet d'une coquille de noix, qu'un choc contre l'immense navire va briser en mille pièces.
Ce ne fut donc pas sans crainte que je vis s'approcher de notre bord cette légère embarcation, ballottée par la mer d'une façon désordonnée.
Tantôt le bateau, suivant l'impulsion ascendante de la vague, semblait fixé sur sa pointe comme le couronnement d'un obélisque liquide, et montrait jusqu'à sa quille; tantôt, au contraire, précipité dans un abime, il disparaissait entièrement à la vue, entre deux montagnes écumantes et furieuses.
Plus le bateau se rapprochait du steamer, et plus le spectacle devenait saisissant. Parfois, en voyant l'embarcation au sommet de la lame, et bien au-dessus du pont de notre navire, on pouvait craindre que la chaloupe ne vint tomber à bord, ou se briser contre une des parois du vaisseau, ce qui, malheureusement, est arrivé quelquefois.
L'heureux embarquement du pilote allait mettre un terme à mon anxiété.
Profitant d'un instant favorable où la chaloupe se trouva au niveau de l'échelle de la mâture, il saisit l'échelle au vol, pour ainsi dire, avec autant d'audace que de bonheur, et l'embarcation, virant de bord aussitôt, s'éloigna rapidement du steamer, à la recherche de quelque autre navire.
Chaque bateau porte plusieurs pilotes, et ne revient au port d'embarquement que pour en reprendre d'autres.
Le lendemain, de très bon matin, le bruit se répandit partout à bord que nous avions un pilote, et la plupart des passagers voulurent contempler le visage du premier Américain qui s'offrait à leurs yeux.
Un grand nombre de passagers lui adressèrent des questions relatives à New-York ; d'autres lui demandèrent des journaux américains, sans doute pour prendre connaissance du cours des marchandises.
Ce jour-là, le capitaine nous annonça que, si rien de fâcheux ne survenait, nous déjeunerions le lendemain à New-York. En conséquence, et suivant l'usage établi à bord de tous les steamers transatlantiques, il nous offrit un dîner d'adieu avec accompagnement obligé de champagne.
Au dessert, un des passagers se leva et proposa un toast eu l'honneur du capitaine. Aussitôt le vin coula de nouveau dans les verres, et, d'après la coutume en Amérique, quand on veut honorer autant que possible la personne à la santé de laquelle on boit, on fit, d'un commun accord, entendre les exclamations suivantes : (Mezza voce) hip, hip, hip, hourrah!
(Forte) hip, hip, hip, hourrah !
(Fortissimo) hip, hip, hip, hourrah!
Le capitaine remercia par un speech bien senti, et les hip et les hourrah recommencèrent de plus belle par trois fois, et avec les nuances que je viens d'indiquer.
Dès que le jour parut, chacun put voir la terre américaine se dessiner à l'horizon comme un nuage violet. Grâce à la rapidité du Persia, qui filait vingt milles à l'heure en ce moment, le nuage prit bientôt une physionomie plus accentuée.
Nous distinguâmes à l'œil nu de vertes prairies où paissaient des bestiaux, des maisons blanches jetées pittoresquement sur la colline; et nous sentîmes l'odeur embaumée et fortifiante de la terre, odeur qu'on ne peut apprécier qu'en mer, après une traversée de plusieurs jours.
Je voulus faire jouir sir James Clinton de ce charmant spectacle. Mais il était si faible, que nous fûmes obligés de nous mettre à deux pour l'habiller et l'aider à monter sur le pont.
En contemplant la terre américaine, il ne put contenir une exclamation de plaisir, se mit à rire comme un enfant, et, me prenant la main avec effusion :
— J'étais fou, me dit-il, de vouloir mourir; et je vous dois la vie.
— Ah! Colonel, lui répondis-je très-ému, que vos paroles me font du bien. Nous n'irons donc pas aux chutes du Niagara?
— Si fait bien, me dit-il, mais pour les admirer, en ayant bien soin de ne pas trop nous aventurer vers les bords, car c'est un endroit très dangereux.
Le colonel était radicalement et à jamais guéri du spleen. Les flots de bile échappés de son corps, secoué pendant neuf jours comme une bouteille qu'on rince, étaient évidemment la cause de celle triste disposition de son esprit. La cause n'existant plus, l'effet cessa aussitôt, et le colonel, qui devina mon étonnement me dit :
— Voilà ce que c'est que de nous, mon ami. Un vomitif change les dispositions de notre âme, une saignée nous ôte le courage, un purgatif suffit quelquefois à modifier profondément la passion la plus exaltée. Comment, en face de ces humiliantes vérités, l'homme peut-il se montrer vaniteux?
Pour toute réponse à cette boutade philosophique, j'embrassai le colonel avec effusion. Il me semblait qu'il était devenu un peu ma propriété, depuis que, grâce au mal de mer, il avait abandonné ses sinistres projets. Je l'aimai presque comme on aime un fils.
Quelques moments plus tard, le steamer était amarré à son quai.
Nous étions à New-York.