D'un autre côté, je ne suis point assez dans les bonnes grâces du ministre de la guerre pour prétendre avoir l'honneur de vous recommander à lui.
Mais présentez-vous seul, et je ne doute nullement qu'il n'accueille vos offres avec empressement et mette immédiatement une butte à votre disposition.
— J'avais pensé au mont Valérien.
— Oui, ce serait très-bien; c'est une belle butte, et vous pourriez profiter, pour l'anéantir, d'un jour de grande fête.
— Je cours, monsieur, de ce pas, chez le ministre de la guerre.
Le terrible inventeur s'y présenta en effet, et voici ce que lui dit le maréchal Soult :
— Votre esprit inventif est des plus remarquables; trouvez-moi un nouveau genre de fusil qui rate deux fois sur trois, et je l'adopte immédiatement.
Je reviens à New-York.
Pendant que les unionistes ou fédéraux armaient avec une fiévreuse activité, les sécessionnistes ou confédérés ne perdaient pas de temps pour échauffer l'ardeur des populations, les meneurs du parti esclavagiste provoquèrent force meetings, et improvisèrent des speechs abracadabrants. Le vice-président des États confédérés, M. Stephens, prononça les paroles suivantes dans une allocution imitée des imprécations de Camille :
«Le Sud est en état d'armer immédiatement un million d'hommes. Si ce million de braves vient à succomber, il peut en armer un second million, puis un troisième, jusqu'à ce que le dernier combattant tombe frappé dans un fleuve de sang.»
«Oui, plutôt mille fois la destruction de tous les hommes du Sud que le triomphe insolent des hommes du Nord, que la dictature odieuse qu'ils veulent nous imposer ! États du Nord, objet de notre ressentiment, c'est la guerre à mort entre vous et les États du Sud!»
«Mettez cela en vers de douze pieds, et vous pourrez faire beaucoup d'effet au théâtre de la rue Richelieu.»
«Le Sud comme le Nord voulut avoir des régiments de zouaves. En entendant faire l'énumération de ces divers régiments, le colonel dit avec une amère ironie : — Pourquoi les maîtres d'esclaves ne formeraient-ils pas avec un certain nombre de leurs nègres, amis des coups de fouet, un corps de zouaves pour la défense de l'esclavage dont ils sont le plus bel ornement?»
«Tout est possible à l'homme et, avant tout, les choses stupides et féroces. Le commandant de ces troupes serviles pourrait les haranguer en ces termes: « Mes amis, vous voilà prêts à entrer en campagne pour la défense du pays que vous avez toujours servi, qui vous a vus naître, vendre, acheter, payer et fouetter.»
«Je ne suis point habitué à vous parler le langage apprêté de la flatterie, et le plus souvent c'est avec un coup de pied ou une paire de soufflets que je vous ai témoigné mes sentiments à votre égard. Mes paroles ne vous seront donc pas suspectes.»
«Eh bien ! Laissez-moi vous le dire, il est beau de voir les esclaves du libre pays d'Amérique, à l'exemple de certaines nations du nord de l'Europe, défendre avec ardeur et conviction ceux qui les oppriment.»
«Mais, d'ailleurs, n'est-ce pas vous attaquer personnellement que d'étendre une main révolutionnaire sur celte sublime institution de l'esclavage, que nous prétendons avoir été proclamée par Moïse lui-même sur le mont Sinaï, où pourtant on ne cultivait pas le coton?»
«Et, en effet, combattre l'esclavage n'est-ce pas combattre l'esclave lui-même, par cette raison péremptoire que, s'il n'y avait pas d'esclaves, il n'y aurait pas d'esclavage? Or, ne l'oubliez pas, vous avez l'honneur d'être esclaves et vous le serez toujours, mes chers nègres, vous que j'appelle d'avance les héros du Sud. Comment!»
«On viendrait renverser la seule institution du pays dans laquelle vous soyez appelés à jouer un rôle actif, l'esclavage! Vous ne le souffrirez pas. Donc jurez-moi de défendre cette institution que vous devez léguer intacte à vos enfants.»
«Jurez-moi de mourir s'il le faut pour arrêter les Vandales du Nord qui veulent vous délivrer, bien que chez eux ils n'aient jamais cessé de vous traiter comme des nègres, vous le savez ; jurez-le-moi, ou je fais à l'instant même administrer à chacun de vous cent coups de fouet au-dessous de votre giberne.»
«Oui, pourquoi les esclaves ne sont-ils pas commis à la défense de l'esclavage, pourquoi n'y a-t-il pas un régiment de zouaves nègres qu'on appellerait les libres esclaves? Ils se battraient fort bien, j'en suis sûr, et ce serait comique à force d'être bête et odieux.»
Le colonel ne croyait faire qu'une supposition impossible, et cette supposition s'est trouvée réalisée.
Des nègres esclaves ont été enrégimentés, sinon comme soldats, du moins comme travailleurs, et conduits sur les champs de bataille pour aider leurs maîtres à vaincre le Nord, c'est-à-dire à les maintenir en état d'esclavage. Ô misères de notre pauvre espèce !
Ce qui est moins abominable, ce qui a été plus amusant, c'est la conduite de certains sécessionnistes vis-à-vis de leurs créanciers unionistes.
Depuis la déclaration de guerre, quelques négociants, amis de l'esclavage, refusent de payer leurs créanciers, amis de l'émancipation. Devinez pourquoi ?.. Par pur patriotisme.
Payer ses dettes, c'est enrichir ceux que l'un paye, et les esclavagistes dont nous voulons parler sont trop bons patriotes pour contribuer ainsi à la puissance de l'ennemi.
Voici la lettre qu'un débiteur écrivit à son créancier pendant notre séjour à New-York.
« Cher monsieur,
C'est avec regret que je vous annonce qu'à partir de ce moment je ne puis, sans faire violence à mes sentiments patriotiques, vous payer les marchandises que vous m'avez envoyées.
Il en sera ainsi tant que les hostilités continueront entre le Nord et le Sud.
Comme négociant j'en souffre, mais comme patriote je m'en réjouis, et je suis patriote avant tout.
Veuillez donc, cher monsieur, ne plus tirer sur moi pour aucune somme. Dans des temps meilleurs vous retrouverez en moi le négociant intègre qui, pendant la paix, s'est toujours fait un scrupuleux devoir de tenir ses engagements.
Votre tout dévoué commettant.
H.B***.»
Ce trait manquait à la collection pourtant si remarquable des puffs américains. Comme on le voit, la guerre, au point de vue des mœurs, a du bon.
Pendant que l'armée de terre se formait et s'équipait, les Américains du Nord armaient en guerre tous les grands steamers transatlantiques, et faisaient appel à tous les vaisseaux de guerre endormis sur leurs ancres depuis de longues années, comme des modèles dans un musée.
Grâce à la centralisation des affaires de la marine aux États-Unis, cette transformation d'une flotte marchande en une flotte de guerre s'accomplit avec une étonnante rapidité. Il y a 64 capitaines de vaisseaux, le grade le plus élevé dans la marine américaine.
Les capitaines de frégate sont au nombre de 96; il y a 311 lieutenants, 21 enseignes, 180 aspirants, 69 chirurgiens, 17 ingénieurs: Quant à l'armée de terre, formée à l'instar de celle de l'Angleterre, elle comporte 1 colonel commandant, 1 lieutenant-colonel, 4 majors, 12 capitaines, 19 lieutenants et 20 sous-lieutenants.
Ces chiffres énoncés, nous ajouterons que quelques mois suffirent aux États du Nord pour présenter à l'ennemi une flotte relativement considérable.
Cependant les inventeurs étaient à l'œuvre dans les deux camps, et des efforts de leur génie devaient naître, avec des engins flottants, moitié navires, moitié forteresses, une révolution radicale dans le matériel de la marine de guerre, et conséquemment dans l'art de combattre sur mer.
Peu s'en fallut que toute cette belle flotte du Nord ne fût anéantie jusqu'au dernier vaisseau par un seul de ces engins dont nous venons de parler. Heureusement le monstre ne naquit pas seul ; il eut un rival à combattre, et la rencontre de ces deux machines de guerre, dans les eaux de New-Port-News, fut un duel sans précédent, étonnant, terrible, gigantesque, inouï dans les fastes de la marine.
Remontons à l'origine du héros principal de ce combat incomparable.
Un homme fait au congrès américain la proposition de construire une forteresse navale à vapeur de son invention, capable, avec deux canons seulement, de lutter contre une flotte entière, et de la vaincre on la coulant jusqu'au dernier navire.
Il demandait, pour mettre son projet à exécution 1,800,000 francs et cent jours.
Cet homme était John Ericsson, ingénieur suédois, établi depuis longtemps en Amérique, et connu par plusieurs inventions extrêmement remarquables, notamment par une locomotive pouvant parcourir facilement de cinquante à soixante milles à l'heure, et par sa machine à air chaud, dont il fit l'application, en 1853, sur un navire de 2,200 tonneaux, l'Ericsson.
Le congrès hésita, et finit par refuser les propositions de l'ingénieur, ne croyant pas devoir, pour un simple essai, disposer d'une somme aussi considérable.
Les idées valent de l'argent en Amérique. Ericsson trouva des capitaux.
Alors il offrit au congrès de faire lui-même les avances nécessaires pour la construction de son engin, ne demandant que le remboursement de cet argent dans le cas où l'invention serait de tous points conforme aux espérances de son auteur.
Cette fois, le congrès accepta.
Le contrat fut signé dans le mois d'octobre 1861, et cent un jours après ce mémorable contrat, le Monitor sortait des chantiers de MM. S. Bushnell et C pour prendre, comme un conquérant, possession de son royaume et faire trembler tous ses sujets, les vaisseaux de bois de l'ancien régime.
Une révolution radicale, préparée par les navires blindés, venait de s'accomplir.
Les vaisseaux de ligne avaient vécu.
Cependant des doutes s'élevaient, en Amérique aussi bien qu'en Europe, sur les qualités du Monitor. On attendait les épreuves prescrites pour savoir sûrement si les boulets n'avaient aucune action sur sa double carapace de fer, si réellement il était inexpugnable, comme le prétendait l'inventeur, et si, malgré sa pesanteur et son fond plat, il tiendrait la haute mer et gouvernerait facilement.
L'épreuve devait être courte, mais solennelle et décisive.
Le 8 mars 1862 à midi, le bateau-vigie du fort Monroe: signala aux deux frégates fédérales Minnesota et Roanoke l'approche d'une sorte de monstre marin qui marchait lentement, se dirigeant sur New-Port-News, escorté de deux canonnières.
Ce monstre marin était le Merrimac, navire cuirassé, sur lequel les rebelles avaient placé tout leur espoir.
Après être entré avec son escorte dans le chenal de New-Port-News, il se dirigea droit sur le Congress et le Cumberland, qui se trouvaient à l'ancre à l'embouchure de la rivière James.
Les frégates Minnesota et Roanoke, voyant le danger qui menaçait le Congress et le Cumberland, voulurent leur porter secours. Malheureusement le Minnesota seul était sous vapeur en ce moment, et le Roanoke fut obligé de se faire remorquer, ayant un piston brisé.
Ces deux navires arrivèrent trop tard, et le combat devait être tout d'abord entre le Merrimac et les deux canonnières contre le Cumberland et le Congress.
Le Merrimac, pour se rapprocher de ces deux navires, fut obligé de passer à portée des batteries fédérales de New-Port-News, qui ouvrirent leur feu sans que le monstre marin daignât répondre.
À un moment donné, il se trouva entre les deux frégates ennemies, et reçut toutes leurs bordées à une distance de moins de cent mètres. Le choc fut terrible, mais les boulets ricochaient sur la cuirasse de fer du redoutable navire, faisant l'effet de la grêle sur le toit d'une maison.
Comme un ennemi qui commit sa puissance et ne se laisse pas intimider par de vaines menaces, le Merrimac parut réfléchir et choisir sa proie.
Il choisit le Cumberland, frégate de 20 canons, montée par cinq cents hommes.
Courant alors à toute vapeur sur ce malheureux navire, il le joignit et le poignarda littéralement, en lui enfonçant dans le flanc ses deux immenses éperons placés à sept pieds de distance l'un de l'autre et à hauteur de flottaison.
Après cette horrible blessure, qui fit au navire de bois deux trous énormes, le Merrimac se recula de quelques mètres et lui lança une bordée meurtrière. Puis il revint sur sa proie et lui laboura sa carène en la perçant de nouveau de ses éperons.
Après quoi il le laissa sombrer et se dirigea sur le Congress, qui se trouvait à un quart de mille du Cumberland.
Pendant que le Merrimac assassinait ce malheureux vaisseau, dont l'équipage ne pouvait que mourir courageusement, ce qu'il a fait, le Congress, de 40 canons, tenait tête aux deux canonnières confédérées.
Il eût pu, quoique désemparé, lutter quelque temps encore, mais après avoir vu couler le Cumberland, et n'ayant aucun moyen d'action pour se défendre contre la cuirasse de fer et les éperons du Merrimac, il amena son pavillon. Une canonnière s'approcha du navire vaincu, et prit à son bord tous les officiers prisonniers, laissant l'équipage se sauver dans les canots.
Le feu fut ensuite mis à la frégate, après quoi le Merrimac et ses deux acolytes cuirassés attaquèrent les batteries de New-Port-News. Les batteries ripostèrent vigoureusement, et la lutte continua jusqu'à la nuit, qui apporta une trêve entre les combattants.
La nuit venue, le Merrimac se reposait tranquillement sur ses lauriers, attendant le jour pour recommencer ses exploits, lorsque l'arrivée tout à fait imprévue du Monitor, à dix heures du soir, souleva parmi les fédéraux un immense hurrah.
Le Monitor, parti de New-York et ayant essuyé plusieurs bourrasques pendant lesquelles il avait déployé d'excellentes qualités de mer, arrivait par hasard à New-Port-News. Les unionistes virent dans cette coïncidence les desseins de la Providence. Immédiatement les mesures furent prises pour le combat.
Le lendemain matin, dimanche 9 mars (toutes les batailles importantes entre les fédéraux et les confédérés ont eu lieu un dimanche, le jour sacré du repos), on vit le Merrimac et sa suite de bateaux cuirassés se ranger en face de la pointe Sewall.