Louis Desnoyers, Wikipedia Le Siècle
Retour à New-York. — Préparatifs de guerre. — Les volontaires. —Engins de destruction. — Anecdote bouleversante. — Les imprécations d'un désunioniste.— Boutade philosophique du colonel—Un puff de circonstance. — Organisation de la marine américaine. — Le Monitor et le Verrimac. — Leur rencontre. — Les rêves d'extermination d'un ex-bonnetier.
Le colonel avait hâte de retourner à New-York. Aussi ne fîmes-nous que de courtes stations dans les villes qui nous séparaient de la cité impériale. Nous arrivâmes à New-York, le jour même où la Caroline donna l'exemple de la séparation (20 décembre 1860).
C'était la guerre entre le Sud et le Nord, cette guerre qui, déclarée chez un peuple pour ainsi dire entièrement dépourvu d'armée régulière de terre et de mer, allait donner au monde étonné et attristé l'exemple des luttes les plus gigantesques dont l'histoire ait conservé le souvenir.
Le spectacle d'un grand peuple dans la situation des États-Unis ne pouvait que vivement exciter la curiosité de tous les militaires. Le colonel voulut voir comment s'improviserait l'armée des volontaires et tout l'armement dans ce pays, dont la force jusqu'alors avait consisté précisément dans l'absence de troupes et de flotte de guerre.
Nous restâmes donc à New-York, paisibles spectateurs des préparatifs de cette tragédie effroyable, dont le terme ne saurait être prévu.
Les premiers volontaires qui se présentèrent pour soutenir la cause de l'Union voulurent tous appartenir aux Compagnies de zouaves. Nos zouaves français, depuis les guerres de Crimée et d'Italie, sont passés partout à l'état de troupes légendaires.
Mais les qualités guerrières du zouave sont des qualités toutes françaises, et l'habit, qui ne fait pas le moine, ne fait pas non plus le véritable zouave. Outre le courage poussé jusqu'au mépris de la mort dont les soldats de cette armée ont si souvent donné l'exemple, en Russie comme en Afrique, en Chine comme en Italie, il y a chez eux un général, une adresse, une légèreté de mouvements, une résistance à la fatigue, un sentiment d'initiative et une humeur sérieusement joviale, toute parisienne, que les étrangers ne sauraient posséder au même degré.
Si les Américains du Nord, aussi bien que ceux du Sud, ont fait preuve d'une bravoure à toute épreuve en montrant aussi qu'ils savaient braver la fatigue et les privations, il est hors de doute qu'il leur a toujours manqué cette bonne humeur intarissable , cette gaminerie sublime, qui caractérisent le soldat français en campagne, et contribuent certainement à ses succès.
Il était de toute impossibilité que les pompiers américains ne profitassent pas de l'occasion pour se faire quelque peu zouaves, afin de mieux déployer l'ardeur dont ils sont naturellement animés.
À côté des zouaves pompiers, nous vîmes se former les zouaves allemands, composés exclusivement d'Allemands; les zouaves canadiens, pris parmi les hommes de cette colonie; les zouaves de Wilson, enfin les zouaves nationaux. Parmi les corps spéciaux, je remarquai encore les gymnastes allemands, la garde Lafayette, composée de Français, et la garde Garibaldi, formée d'Italiens.
Les Américains, qui, plus que tous les autres peuples peut-être, ont la manie des corporations, formèrent des compagnies spéciales avec de petits drapeaux différents.
On nous a fait voir une compagnie d'étudiants, composée d'étudiants en droit, en médecine et en théologie ; une compagnie de charpentiers; une compagnie de cordonniers ; une compagnie de perruquiers; une compagnie de célibataires; une compagnie de pères de famille, et un régiment de chasseurs à cheval, formé uniquement de chasseurs exercés à la poursuite du lièvre, du renard et du buffle.
Un régiment qui mérite aussi d'être cité, c'est celui qui porte le numéro 24; il est composé entièrement de sauvages loways plus ou moins convertis au christianisme, et commandés par les prêtres qui les ont catéchisés.
Les loways formèrent autrefois une nation puissante et batailleuse entre toutes les nations batailleuses des sauvages de l'Amérique.
Aujourd'hui ils sont en petit nombre et ont abandonné la vallée du Mississipi pour venir planter leur tente sur les frontières de Missouri.
Contrairement à tant d'autres peuples du monde qui se disent orgueilleusement descendus directement des divinités auxquelles ils croient, les loways se croient trop modestement les fils des animaux qui jadis peuplaient notre globe.
C'est une folie comme une autre, ni plus ni moins ridicule que beaucoup d'autres, et cela ne les a pas empêchés d'être puissants et respectés, parce qu’ils étaient nombreux et belliqueux.
Belliqueux surtout ; en temps de paix, ils se mouraient d'ennui, et on les a vus déclarer la guerre à des peuples amis, pour le seul plaisir de se battre.
On connaissait leur humeur guerrière dans l'armée du Nord et on espérait recevoir d'eux des services utiles. Cependant on ne s'y fiait qu'à demi et on les appelait dérisoirement le régiment des prêcheurs.
Une occasion récente vient de prouver que les loways, sont toujours dignes de leur ancienne réputation, et que les prêcheurs qui les commandent savent concilier les devoirs de la guerre avec ces paroles de l'Écriture : « Vous ne tuerez point, et quiconque tuera ou se mettra en colère contre son frère méritera d'être condamné au feu de l'enfer. »
C'était pendant le siège mémorable de Wicksburg. Le général unioniste Grant, croyant pouvoir s'emparer de la ville par un coup de main, distribua son corps d'armée de manière à la surprendre par derrière.
Mais les confédérés avaient tout prévu et le général Grant eut à s'emparer d'abord d'une batterie de quatorze gros canons établie sur une colline escarpée dans une position des plus avantageuses.
Pour vaincre ce premier et redoutable obstacle, il lui aurait fallu des compagnies d'élite, habituées à braver la mort; or le général n'avait sous la main, dans ce moment décisif, que le régiment des prêcheurs. C'était peu, dans son opinion, probablement; néanmoins, comme il n'avait pas le choix, il donna l'ordre aux Ioways d'enlever la batterie.
Le colonel prêcheur se tournant aussitôt vers sa troupe de sauvages : « On nous accuse, dit-il, de n'être que des prêcheurs : soit ; voilà une chaire originale et difficile, allons-y prêcher... » Amen! répond le régiment.
Et les voilà partis en faisant retentir les airs de leur terrible cri de guerre. En vingt minutes la colline était gravie, malgré la mitraille qui semait la mort dans les rangs, les canons pris et l'ennemi culbuté.
Le régiment des prêcheurs avait fait entendre cette fois un sermon à effet. L'armée entière applaudit à ce brillant fait d'armes, et, si le 24 garde encore sa qualification, ce n'est plus comme un sobriquet, mais comme un titre de gloire.
Mais la plus curieuse des compagnies de volontaires, c'est bien certainement le 11e régiment de la milice new-yorkaise. Ce régiment fut d'abord composé de quinze cents musiciens instrumentistes ou chanteurs, pris dans tous les orchestres de théâtres et de bals, et dans les différentes sociétés chorales du pays.
La cantinière de l'harmonieux régiment ne pouvait être qu'une prima donna. C'est en effet un soprano, femme d'un ténor, qui la première eut l'honneur de désaltérer tous ces braves musiciens. J'ai ouï dire que ce n'était pas une mince besogne. Quelle belle occasion pour cette cantinière assoluta de chanter le refrain si connu de la Fille du régiment :
«Le voilà, le voilà, morbleu Il en là, il est la, morbleu, Le beau vingt et unième.»
Comme on le voit, de toute part les volontaires accoururent pour la défense de la constitution menacée, et ce ne furent ni les hommes ni l'argent qui manquèrent, ce furent les armes.
Les Yankees, dont l'esprit inventif est si plein de ressources, se mirent, avec une touchante unanimité, à chercher des instruments de destruction qui suppléassent au nombre par la puissance, et fussent de tous points dignes d'une grande nation civilisée qui n'aime pas à faire les choses à demi.
On fit un nouvel appel à la vapeur, et un industriel proposa pour le service d'une partie de l'armée de formidables canons à vapeur, lesquels, pour fonctionner comme tout honnête canon doit le faire, n'avaient besoin d'aucune espèce de poudre.
Cet engin, auprès duquel le canon rayé n'avait guère d'autre valeur que celle d'un pistolet de poche, était posé sur quatre roues et muni d'une chaudière à peu près semblable à celle d'une pompe à feu ordinaire, et s'appuyait sur un pivot. Il se chargeait au moyen d'une trémie qui entrait dans le canon immédiatement au-dessous du pivot.
Par l'effet d'un mécanisme assurément fort ingénieux, le canon à vapeur tournait sur lui même avec une rapidité effrayante, quelque chose comme mille six cents rotations à la minute.
Cet aimable instrument lançait, non pas des boulets, mais des balles d'un poids de soixante-deux grammes. Il est vrai qu'il se rattrapait sur la quantité, car il vomissait trois cents de ces balles par minute, ce qui avait bien son petit mérite. Les projectiles étaient introduits dans le canon au moyen d'une soupape qu'on faisait agir à volonté.
Dès que la balle arrivait à un certain point de la soupape, une autre soupape laissait sortir le projectile, qui se trouvait ainsi lancé par la vitesse seule avec laquelle le canon tournait sur lui-même.
La portée du tir était de cent yards, c'est-à-dire environ cent mètres. Enfin son poids, tout compris, était de trois mille trois cent cinquante kilogrammes.
Ce canon eut ses fanatiques, qui ne parlèrent des autres armes de guerre qu'avec un sourire dédaigneux.
D'après les amants passionnés du canon à vapeur, cet engin, dans de bonnes mains devait surtout avoir pour effet de vaincre l'ennemi en se bornant à lui casser les jambes.
— Ô mon Dieu! Exclama ironiquement Arthur, faites qu'il en soit ainsi. Les philanthropes applaudiront à un résultat si modéré.
Le canon à vapeur enflamma l'imagination d'un inventeur, qui construisit un modèle de citadelle roulante, également à vapeur.
Cette citadelle était moins faite pour l'attaque que pour la défense des ouvriers employés aux terrassements.
Après la citadelle roulante, ce fut le tour de la locomotive de guerre à vapeur, dont l'application devait avoir pour effet inévitable d'anéantir complètement, dans l'espace de quelques minutes, une armée si nombreuse et si aguerrie qu'elle pût être.
Les inventeurs ont, en général, pour vanter leur découverte, un langage à part qu'il serait bien difficile d'imiter. Voici comment s'exprimait l'inventeur de cette belle découverte :
«Ma locomobile de guerre est à l'épreuve du boulet. Munie de nombreuses pièces d'artillerie, elle lancerait la mitraille partout autour d'elle et culbuterait tout sur son passage dans une course réglée qui n'aurait pas une rapidité moindre de quarante kilomètres à l'heure.
Outre le nombre incalculable de victimes qu'elle est appelée à faire, surtout en rase campagne, elle aurait pour effet, par ses évolutions subites et désordonnées en apparence, de rendre impossible toute tactique de la part de l'ennemi, d'effrayer extraordinairement les chevaux et de causer aux hommes un désespoir stérile.
Pour obtenir ces résultats, si précieux dans les circonstances présentes, je ne demande que l'autorisation de me porter sur le champ de bataille, quand l'heure aura sonné, avec deux de mes locomobiles de guerre et cent hommes dévoués sous mon commandement. »
Voyez-vous d'ici un champ de bataille, après l'adoption de tous ces jolis joujoux ?
L'inventeur de la locomobile de guerre me rappela l'histoire d'un inventeur français que j'ai eu l'avantage de voir une fois.
— On tue mal, disait-il, et on tue cher; c'est pitoyable. L'homme qui résoudra ce problème : tuer beaucoup, sûrement et à bon marché, sera le plus grand homme de son siècle.
Un jour il crut avoir découvert le moyen de saccager une ville entière pour trente deux francs. Ce jour fut certainement le plus heureux de sa vie. Il se présenta chez M. Louis Desnoyers, rédacteur en chef de la partie littéraire du Siècle, qui a, je crois, lui-même raconté cette entrevue dans une de ses humoristiques Revues musicales, où il était question de toutes choses, même de musique parfois.
C'était sous le règne de Louis-Philippe, au temps de la paix à tout prix.
— Je viens, monsieur, dit l'inventeur au rédacteur du journal, vous faire part d'une découverte qui m'appartient.
— Parlez, monsieur, je vous écoute, répondit le rédacteur en chef.
Notre homme jeta sur ce dernier un regard doux et langoureux, qu'il accompagna d'un gracieux sourire.
Monsieur, j'ai trouvé le moyen de bouleverser les buttes Montmartre, par conséquent de démolir toutes les maisons de ce quartier pittoresque, et de causer les plus graves désordres dans un cercle assez vaste en apportant de grandes perturbations dans toute la ville de Paris, et cela pour trente-deux francs.
Ce n'est pas cher, dit M. Desnoyers, et je ne vois pas pourquoi vous ne vous donneriez pas ce plaisir; il faudrait vraiment ne pas avoir trente-deux francs dans sa poche. Toutefois, il faut que je vous le déclare, votre invention n'est pas de ma compétence.
— Je m'occupe de littérature, et le bouleversement des villes est essentiellement lié à la politique.
Sans doute il y a dans le bouleversement des villes un côté littéraire et poétique, et nous voyons que les faits de cette nature ont donné lieu à des poèmes épiques très longs, très estimés et très ennuyeux : mais, pour que le bouleversement des villes rentre dans le domaine de la littérature; il faut que la politique y ait déjà passé.
En un mot, monsieur, si vous aviez une ville saccagée à me proposer, je pourrais vous écouter et en tirer profit pour nos lecteurs; mais les villes à saccager ne sont nullement de ma compétence, ce que je regrette vivement, croyez-le bien.
— Je le regrette comme vous, monsieur ; aussi ne réclamé-je de votre bienveillance qu'un avis officieux.
— Mon avis, je vous l'ai dit : il ne faudrait pas avoir trente-deux francs dans sa poche pour se priver du plaisir de bouleverser les buttes Montmartre, qui semblent avoir l'honneur de votre préférence.
— Oh monsieur, mon intention n'est point d'apporter le trouble dans les populations amies, encore moins de causer la ruine de mes compatriotes; mais il me semble que, en temps de guerre, il serait fort agréable à un gouvernement, comme le gouvernement français, par exemple, de faire sauter, moyennant une modique somme de trente-deux francs, soit Londres, soit Vienne, soit Saint-Pétersbourg soit toute autre grande capitale avec laquelle des contestations auraient pu s'élever.
— Sans doute, quitte à s'expliquer plus tard quand les trente-deux francs seraient dépensés, c'est-à-dire quand il ne resterait plus de la ville ni maisons ni habitants.
— Vous ne trouverez pas mauvais, j'ose l'espérer, monsieur le rédacteur, que je garde pour moi seul le secret de cette grande et heureuse découverte, et que je ne le dévoile qu'au gouvernement.
— Comment donc, monsieur, mais je vous en prie.
— La seule chose que je désirerais de votre obligeance, serait de vouloir bien me donner une lettre d'introduction auprès du ministre de la guerre. C'est un homme charmant, dit-on, et qui ne peut manquer de me comprendre et d'apprécier mon idée.
— J'ai le regret, monsieur, dit avec un imperturbable sérieux Louis Desnoyers, de n'avoir ni villes ni riantes campagnes pour les soumettre à vos jolies expérimentations.