Une question insidieuse. — Départ pour la Nouvelle-Orléans. —Nous remontons le Mississipi. — Une course de steamers. — Les Jambons et la gloire. — la vie à bord. — Natchez. — Louisville. — Excursion dans le Maramoth-Cave. — Une exploration sans précédent. — Réflexion philosophique du colonel.
En prenant congé de M. B... dont l'aimable hospitalité restera comme un des plus gracieux souvenirs de mon rapide voyage en Amérique, nous allâmes directement à la Nouvelle-Orléans, où nous ne demeurâmes que peu de temps.
Le jour même de notre arrivée dans cette ville jadis française, et qui est en partie restée française, le colonel reçut une lettre d'Angleterre.
Cette lettre était de sa nièce, charmante jeune personne dont nous avons entretenu le lecteur au commencement de ce récit, et que sir James affectionnait comme si elle eût été sa propre fille.
Ce jour-là, le colonel parut soucieux. Deux ou trois fois je le surpris relisant la lettre de sa nièce. Le lendemain, il me dit :
— Monsieur Bonneau, vous êtes un brave garçon, vous avez du talent, et je vous dois la vie.
— Colonel, lui dis-je, ne parlons pas de cela. — Je veux en parler, au contraire.
Ah! si c'est chez-vous un parti pris, parlez-en, colonel, parlez-en.
— Marcel, une simple question : auriez-vous de la répugnance pour le mariage ?
— De la répugnance, non certes; surtout si la jeune personne me plaisait, si je ne lui déplaisais pas, et si elle joignait à la douceur, à l'esprit, la beauté qui ne gâte jamais rien chez une ménagère, et la fortune qui arrange toujours tout dans un ménage..... Mais pourquoi cette question, colonel?
—Oh! Rien, négligemment en se caressant le menton; je voulais savoir votre opinion à ce sujet, voilà tout.
Une semaine après cet entretien auquel je n'avais attaché aucune importance, sir James m'annonçait qu'ayant entièrement renoncé à mourir, il trouvait prudent de quitter au plus tôt la Nouvelle-Orléans, où la fièvre jaune se plaît tant à passer la belle saison.
Il fut résolu que nous remonterions le Mississipi, pour atteindre une dernière fois New-York, et de là nous embarquer pour l'Europe. Le colonel me demanda si je consentirais à l'accompagner jusqu'en Angleterre.
J'acceptai de grand cœur, car j'avais déjà pour sir James une véritable affection, que les événements qui devaient bientôt s'accomplir, rendirent plus profonde et inaltérable.
De la Nouvelle-Orléans, je ne dirai pas grand-chose, car en fait de voyage je n'aime pas à parler par ouï-dire. Je sens que pour intéresser le lecteur sur une ville aussi importante et qui porte en elle un cachet sui generis, il faudrait la bien connaître.
Tout ce que je puis dire, c'est qu'elle n'a rien de monumental, bien qu'on y remarque quelques belles constructions telles que l'Hôtel-de-Ville, le Old-Fellows-Hall et l'hôtel Saint-Charles dans le quartier américain; la Douane, la Monnaie et la Bourse Saint-Louis, dans la partie française.
Les quatre théâtres n'ont rien de remarquable à l'extérieur, et nous n'avons vu l'intérieur d'aucun d'eux! Une chose curieuse au point de vue des habitudes et des mœurs, ce sont les marchés, ouverts depuis minuit jusqu'à midi, et dans lesquels on se promène souvent pour le seul plaisir de se rencontrer et de se conter les nouvelles du jour.
Ce qui m'a le plus frappé à la Nouvelle-Orléans, c'est le port formé par le Mississipi. Il n'a pas moins, devant la ville, de cent pieds de profondeur sur deux kilomètres de largeur.
La nature a doté les États-Unis d'un splendide réseau de fleuves et de rivières, de lacs et de cours d'eau de toutes sortes, qui sont un des principaux éléments de leur prospérité.
Quel mouvement grandiose sur toutes ces grandes routes qui marchent elles-mêmes, suivant l'heureuse expression de Pascal. Partout sur ces immenses lacs, sur l'Hudson, sur le Missouri, sur le Mississipi, on voyait avant la guerre sillonner la flotte des steamboats, d'une dimension et d'un luxe qu'on ne trouve qu'en Amérique. Le Mississipi surtout offrait sous ce rapport un spectacle sans égal.
Ce fleuve, le plus grand de tous les fleuves navigables, est orné, comme pour récréer les yeux du voyageur, de plus de cent îles dont quelques-unes de grande étendue. Elles sont néanmoins inhabitées pour la plupart, et portent pour toute désignation un simple numéro d'ordre.
Le Mississipi roule des eaux d'un jaune foncé contenant du natron, substance à laquelle les naturalistes attribuent en partie la fécondité du sol qui en est arrosé.
Les commères des bords du Mississipi attribuent au natron un autre genre de fécondité, celle des femmes dans le Sud, où il n'est pas rare de voir des familles composées de quinze à vingt enfants. Il me semble que les commères des bords de ce fleuve font trop d'honneur au natron.
En temps ordinaire le Mississipi est constamment sillonné, de la Nouvelle-Orléans à Saint-Louis, Louisville, Cincinnati et Pittsburg, par mille à douze cents bateaux à vapeur, depuis le gigantesque et rapide steamboat, pouvant loger confortablement six cents passagers jusqu'au petit vapeur plat, mû par une simple petite roue à l'arrière.
C'est chose belle et curieuse que de contempler à la Nouvelle-Orléans ces légions de bateaux fumants ou prêts à fumer.
Pour occuper le moins de place possible, ils se rangent symétriquement, la proue vers le quai et l'arrière au courant.
Quand ils partent, quelques tours de roues les détachent de la masse des bateaux où ils sont enclavés, et les portent habilement jusqu'au milieu du fleuve. Une fois là, ils restent immobiles durant plusieurs minutes, luttant contre le courant dont ils finissent par triompher.
Ce courant n'a pas en moyenne une vitesse moindre de dix à douze milles à l'heure.
Les plus magnifiques spécimens de bateaux que j'aie vus sur le Mississipi sont l'Éclipse et le Shotwell Ces deux monuments maritimes, de proportions à peu près égales et d'un luxe auquel l'imagination aurait eu de la peine à ajouter quelque chose, furent lancés à l'eau presque en même temps.
Cette coïncidence enflamma l'esprit de lutte qui caractérise les hommes du Sud, et un steeple chase fut résolu entre ces deux rois du fleuve.
Personne n'a oublié les énormes affiches qui annonçaient leur premier voyage et les paris auxquels ce défi donna lieu. Des sommes énormes étaient engagées de part et d'autre, et le plus grand nombre des parieurs avaient pris passage à bord du steamboat pour lequel ils avaient parié.
Les deux capitaines, en annonçant leur départ, prévenaient avec une louable franchise qu'ils ne comptaient pas répondre des accidents qui pourraient arriver en route.
Il faudrait bien peu connaître l'esprit téméraire des hommes du Sud pour supposer que cet avertissement ait pu empêcher personne de s'embarquer sur des steamboats qui tous deux peut-être allaient faire explosion.
L'Américain, le Louisianais surtout, aime à braver la mort pour le seul plaisir de la braver, et je suis à peu près certain que l'affluence des passagers eût été plus grande, pour ce premier voyage, si les capitaines eussent positivement promis de chauffer la machine jusqu'à ce qu'un des deux bateaux sautât.
Le jour du départ de ces deux fiers steamboats fut un jour de réjouissance pour tous les habitants de la Nouvelle-Orléans. Tout le monde paria, jusqu'aux esclaves qui risquèrent leurs picaillons, entraînés par l'exemple.
Les quais étaient couverts d'une foule enthousiaste, attendant avec impatience le signal du départ. Les véritables amateurs du sport s'étaient rendus d'avance dans le haut de la Nouvelle-Orléans, à un endroit où le fleuve fait un coude. Là les bateaux devaient être suivant les probabilités, lancés à toute vapeur, et l'on pourrait juger de leurs qualités respectives.
Deux coups de canon tirés par chacun des steamboats annoncèrent que la lutte avait commencé. Des hourras frénétiques partirent de toutes les poitrines, et les nègres, transportés d'enthousiasme et surexcités par l'espoir ou la crainte de perdre leurs picaillons engagés, gesticulaient comme des possédés, et invitaient l'équipage, composé de nègres comme eux, à chauffer la machine afin de vaincre ou de mourir.
Les roues des deux colosses rivaux mordirent le courant et avancèrent bientôt avec une rapidité inouïe. La distance à franchir sans aucune station était de la Nouvelle-Orléans à Louisville. Le voyage fut accompli par l'Eclipse en trois jours quinze heures sept minutes, battant son concurrent de quelques encablures seulement.
Pendant cette longue course, les deux bateaux avaient navigué côte à côte, et si I'Eclipse l'emporta à la dernière minute, c'est qu'au risque de sauter, on jeta dans la fournaise, déjà chauffée à blanc, deux cents livres de lard.
Quelle fièvre à la Nouvelle-Orléans, parmi les parieurs, durant les trois jours que dura ce mémorable combat ! Les différentes stations télégraphiques placées le long du fleuve signalaient dans toutes les directions les péripéties de la course.
L'Eclipse porta longtemps à son avant un immense écriteau sur lequel étaient écrits en grosses lettres ces quelques mots éloquents : « De la Nouvelle-Orléans Louisville : 3 jours 15 heures 7 minutes».
La meilleure saison pour naviguer sur le Mississipi est l'hiver et le printemps ; pendant les autres saisons, les eaux sont basses et laissent à découvert un fond de sable qui forme une barrière insurmontable à première vue. Mais rien n'arrête à qui pourrait s'appliquer ce mot célèbre « Si c'est possible, c'est fait ; si c'est impossible, cela se fera.»
Que font ces fils audacieux du nouveau monde pour franchir avec leurs steamboats les barres de sable? Le tour de force le plus étonnant qui se puisse accomplir. Ils commencent d'abord par alléger le bateau de toute sa charge, laquelle est déposée provisoirement sur un radeau qu'on a remorqué.
Quand le steamboat se trouve ainsi allégé, on plante profondément dans le sable deux pieux immenses de trente pieds de haut et gros à proportion, de manière à saisir, comme deux bras souples et puissants, l'avant du bâtiment.
Le bateau, comme un clown, prend son élan, passe rapidement au milieu des deux pieux qui le soulèvent doucement d'abord, plus vigoureusement ensuite à mesure que le steamboat en avançant présente une plus large surface à comprimer, et le portent ainsi par la force de l'impulsion jusqu'au delà de l'obstacle. Puis on recharge le navire et on se remet en route.
Ce spectacle, aussi nouveau que saisissant, de bateaux à vapeur exécutant des tours de force, est certainement intéressant pour les flâneurs, mais il a beaucoup moins de charme pour l'homme d'affaires pour qui the time is money. Aussi ne voyagent-ils guère sur le Mississipi que dans les mois les plus favorables.
Les bateaux prennent tout le long du fleuve les passagers qui se présentent. Il suffit, pour faire arrêter le steamboat sur un point quelconque du rivage, de placer un mouchoir au bout d'un bâton si c'est le jour, d'allumer un feu si c'est la nuit.
C'est en usant de ces moyens que les planteurs, isolés dans d'immenses solitudes, signalent leur présence et peuvent s'embarquer.
Pas de temps perdu : le bateau qui prend un passager avec son bagage ne s'arrête pour ainsi dire pas. La malle du voyageur est lancée du rivage et attrapée à la volée, pendant qu'une longue planche s'avance au-devant de lui.
En deux bonds le nouvel embarqué se trouve sur le pont, et les roues reprennent leur allure ordinaire. Le voyageur est littéralement ramassé au passage.
On comprend qu'il arrive quelquefois des accidents; mais les accidents entrent pour une partie dans la vie la plus régulière aux États-Unis.
Une fois c'est un néogrec trop zélé qui retire la planche avant que le voyageur ne l'ait entièrement franchie; notre homme en est quitte pour un bain forcé ; on lui tend la perche, et on le hisse à bord avec autant de dextérité qu'on en a mis à lui jeter la planche.
Une autre fois, c'est une malle qui, lancée de travers, tombe sur le plancher du navire et s'éventre, éparpillant tout ce qu'elle renfermait.
Une autre fois, enfin, c'est un parapluie, un sac de nuit ou un carton à chapeau qui, mal reçu, tombe à l'eau et disparaît pour toujours. Ce sont là des impressions de voyage si vulgaires dans ce pays des plus redoutables impressions, que personne n'y fait attention.
Les marchandises sont embarquées plus rapidement encore, bien que les passagers ne soient guère considérés que comme des colis vivants.
Il faut voir charger le coton le long du fleuve et de ses tributaires en automne, à l'époque de la récolte, pour se faire une idée exacte de ces hommes fourmis, plus avares de temps que d'argent.
Sur certains points, le rivage, très escarpés, à pic souvent, rend nécessaire la construction d'énormes tubes de bois dans l'intérieur desquels les balles de coton glissent jusqu'au bord de l'eau.
Dans l'attente du passage du steamboat, les balles ont été empilées. De nombreux nègres sont là, attendant, des crochets de fer d'une main et une torche enflammée de l'autre, si c'est la nuit.
Dès que le bateau accoste, les balles roulent et sont reçues immédiatement par l'équipage, qui les met aussitôt en ordre; la dernière balle est à peine embarquée que le comptable du bord a déjà fait passer son reçu, et le steamboat, ce juif errant de l'industrie et du commerce, reprend sa course perpétuelle que rien ne saurait arrêter.
Le chargement du coton, lorsqu'il se fait la nuit, est pour l'Européen une scène vraiment saisissante.
Les distractions, à bord d'un steamboat, sont peu nombreuses : le jeu est le passe-temps par excellence sur les fleuves et les lacs en Amérique. Mais le jeu si dangereux partout, est particulièrement redoutable sur les bateaux à vapeur du Mississipi.
Ceux que nous avons surnommés des grecs en France, et qu'on a baptisés du nom de black legs (jambes noires) de l'autre côté de l'Océan, se rencontrent partout, en plus ou moins grand nombre, sur les steamboats du grand fleuve.
Leur habileté à faire passer dans leur poche ce que d'autres poches renferment, est véritablement étonnante et digne d'un meilleur emploi.
Le diable ne comprendrait rien à leur tour d'escamotage, et seul Bosco aurait pu les suivre dans leur travail et les prendre la main dans le sac. Leurs jeux favoris, ceux qui se prêtent le mieux à leurs honnêtes opérations, sont le poker et l'eucker.
Malheur à l'homme du Nord ou à l'étranger qui accepte de jouer avec ces maîtres coquins. Ceux que leur triste célébrité signale à l'attention du capitaine sont l'objet d'une surveillance, mais cette surveillance est presque toujours impuissante devant leur dextérité.
Quelquefois il arrive, lorsque la fraude est évidente, que le capitaine, sur une plainte collective des passagers, purge son bord du black legs. Qu'il fasse jour ou nuit, que la rive soit habitée ou solitaire, notre homme est débarqué malgré ses protestations et malgré ses menaces.
Mais les black legs semblent sortir de la cale du vaisseau ; quand il n'y en a plus, il y en a encore. Pour les détruire il faudrait une police spéciale à bord de chaque steamer, car on ne peut raisonnablement pas demander au capitaine occupé de la direction du bâtiment, une surveillance continuelle.
Les hommes du Sud ne se laissent guère prendre aux amorces des grecs américains, mais ils jouent entre eux.