Une chasse au nègre.
J'ai parlé de la chasse au nègre dans le chapitre précédent, et j'ai dit que j'en raconterais les péripéties monstrueuses. Je suis d'autant plus à même de tenir ma parole, que j'ai pu recueillir sur place les détails qu'on va lire.
Quelques hommes ont fait de la chasse au nègre une profession et se disent franchement chasseurs de nègres marrons. On les connaît et on a recours à leurs services.
Ils ont des chiens dressés à ce genre de chasse; on poursuit les noirs, on les cerne, on les force, quelquefois même on les tire.
Ce sont les mêmes péripéties, les mêmes émotions que pour les chasses ordinaires; il n'y manque que des sonneries spéciales de trompe comme il y en a pour la chasse au cerf.
Quelques années avant mon voyage aux États-Unis, une chasse au nègre fut organisée par deux de ces traqueurs d'hommes. Voici dans quelles conditions horribles et romanesques elle s'est accomplie.
C'était sur les bords du Mississipi, dans une plantation isolée dont le propriétaire passait à juste titre pour méchant et débauché.
Parmi les esclaves nés dans l'habitation se trouvait une jeune mulâtresse, qui devint en grandissant d'une beauté remarquable.
Dans le Sud des États-Unis, les femmes sont développées de bonne heure. Elle était âgée de douze ans lorsqu'elle inspira une passion violente à un jeune quarteron de la plantation.
Il avait espéré se faire aimer de la jeune fille, et par suite obtenir de leur maître commun la permission de l'épouser; mais celui-ci la vendit pour le service d'une famille demeurant aux environs de la Nouvelle-Orléans.
Désespéré, le pauvre amoureux supplia le planteur de le vendre à son tour pour cette même ville, afin qu'il pût au moins de temps à autre apercevoir celle pour laquelle il aurait donné sa vie.
Le planteur, pour toute réponse, appliqua une vigoureuse paire de soufflets au solliciteur; ce qui voulait dire : Non, je n'y consens pas.
Quelques planteurs ont l'habitude de répondre ainsi à certaines demandes de leurs esclaves. C'est bref, mais significatif.
L'infortuné reçut les soufflets sans se plaindre. Trois jours après, il avait disparu.
Pensant bien que l'amoureux prendrait tôt ou tard le chemin de la Nouvelle-Orléans, et qu'il saurait bien découvrir la demeure de celle qu'il aimait, le planteur paya des hommes de la police pour faire le guet auprès de cette maison et s'emparer du fugitif.
L'aimant de l'amour ne tarda pas en effet à attirer le quarteron vers la demeure de la jeune fille, ainsi que l'avait prévu l'homme du Sud.
Un soir, après le coup de canon réglementaire qui ordonne à tous les noirs esclaves de rentrer chez leurs maître, comme la retraite commande aux troupes de rentrer clans leur caserne, les gens de la police virent une ombre glisser le long du mur de la maison signalée.
Bientôt l'ombre s'évanouit pour laisser apercevoir un homme qui parut écouter s'il n'entendait aucun bruit, et qui regarda autour de lui s'il ne découvrait personne.
Les hommes de la police, comme des chats en embuscade, ne bougèrent pas et ne respirèrent qu'à demi. Le quarteron se crut seul. Alors, déroulant une corde à l'un des bouts de laquelle se trouvait un crochet en fer, il la lança dans la direction du balcon, et si heureusement que du premier coup l'anneau alla s'y fixer.
L'amoureux s'en saisit et y grimpa à la force du poignet, avec une vigueur peu commune. Mais il fut aussitôt entouré par les hommes qui le guettaient. Se voyant pris, l'esclave infortuné eut un accès de désespoir.
— Betzy, dit-il en s'adressant à celle qu'il aimait, je meurs pour toi !...
Au même moment, une croisée s'ouvrit et la jeune mulâtresse apparut.
— James, fit-elle avec un accent déchirant, je t'aime.
Oh! dit avec exaltation le prisonnier, qu'on entame mes chairs, qu'on me couvre de fers, je puis mourir â cette heure.
Le fugitif fut conduit à la geôle, où on lui appliqua les vingt-cinq coups de fouet que la loi, dans sa sollicitude éclairée, accorde comme maximum au maître qui en fait la demande pour punir son esclave.
Plus de vingt-cinq coups de fouet mettraient en danger la vie du nègre, et la loi ne veut pas la mort du pécheur dans les États où il y a du coton, de la canne à sucre et du riz à cultiver.
Le bourreau de la geôle est partout un gaillard solide qui fait consciencieusement son devoir. Le premier coup, lancé d'une main ferme, produit une large boursouflure violacée, qui se dessine comme une ceinture sur les reins dénudés du martyr.
Le second coup, appliqué un peu au-dessous du premier (c'est le talent du bourreau) fait crever la première boursouflure, tout en en formant une seconde, que le troisième coup fera crever à son tour.
On comprend l'effet de ces vingt-cinq coups de fouet : vingt-cinq rubans de plaies béantes.
Le bourreau lave ensuite les blessures avec de l'eau salée dans laquelle on racle du piment. C'est pour le supplicié une douleur intolérable, qui lui arrache des cris rauques qui n'ont plus rien d'humain.
Mais il s'agit bien de cela! Il s'agit d'empêcher la gangrène de se mettre dans les chairs tailladées et meurtries du nègre, qu'il faut conserver à son propriétaire. Le bourreau est un homme d'ordre, il sait ce qu'on doit de respect à la propriété dans le sud des États-Unis, là où la Providence a daigné planter du coton et de la canne à sucre.
Quand James, qui avait supporté stoïquement cet Odieux traitement, fut en état de reprendre le chemin de la plantation, on l'y conduisit.
— Tiens ! Te voilà, lui dit ironiquement le planteur, je te croyais perdu, mon bijou. J'espère au moins qu'il ne t'est rien arrivé de fâcheux pendant le temps où nous avons été privés du plaisir de te voir?
Allons, mon très cher, tu dois avoir besoin de quelque repos, et je me ferais un véritable cas de conscience de ne pas t'accorder huit jours de congé dans un certain petit endroit à l'ombre, que tu as déjà deviné, parce que tu n'es pas bête, toi !
Et, par manière de péroraison, il lui appliqua une vigoureuse paire de soufflets; après quoi il le conduisit dans un cachot humide, où il fut enchainé par le cou comme on enchaîne une bête féroce.
Ordre fut donné d'apporter la grossière nourriture du prisonnier dans une auge à cochon. Aux heures des repas, on attachait les mains de l'esclave derrière son dos, de manière que pour manger il fût obligé de se mettre à genoux devant l'auge et d'y plonger sa tête.
Après huit jours de ce traitement qu'il est inutile de qualifier, le maître envoya l'esclave reprendre ses travaux dans les champs.
— Tu vois, lui dit-il, ce qu'il t'en a coûté pour avoir fui l'habitation. Si l'envie le reprenait de vouloir encore devenir marron, je te ferais mourir sous les coups. Ce serait dommage, car tu vaux deux mille dollars; mais il faut savoir faire quelque sacrifice au besoin, et couper un membre, comme on dit, pour sauver le corps.
Le membre gangrené que j'amputerais, ce serait loi, sans pitié comme sans regret, pour inspirer une salutaire terreur à tes pareils.
Et le planteur souffleta de nouveau l'esclave, terminant ainsi tous ses avertissements, comme au bas d'une lettre on fait les compliments d'usage.
Il y a peu de maîtres de celle brutalité envers leurs esclaves, mais il y en a et j'en ai connu.
James oublia les châtiments épouvantables qu'on lui avait infligés ; il oublia les menaces de son maître, mais il ne put oublier Betzy.
Le soir, après les longues heures du travail, l'amoureux prenait un banjo et chantait sur un air mélancolique des vers de sa façon. Les rimes n'étaient pas riches, les lois de la versification n'étaient pas toujours observées, mais il ne manquait, à cette plainte naïve et poignante d'une âme inculte, ni tendresse ni poésie.
Voici la traduction fidèle d'un fragment de la composition du pauvre James :
Combien je t'aime, ô ma belle Betzy!
Mon cœur vit du souffle de ta vie.
T'aimer ainsi et ne pouvoir te le dire.
C'est plus que souffrir, c'est être la souffrance même.
Si j'étais la brise, j'irais, inconnu, caresser ton front pur.
Si j'étais l'oiseau, j'irais chanter sous la fenêtre.
Si j'étals la fleur, je t'enverrais mon parfum ;
Mais je ne suis qu'un esclave et je ne puis pas même aimer
Ô mort ! Ô mon amie,
L'amie des opprimés,
Rends-moi la liberté.
La mort n'arrivant pas et l'amour persistant, l'esclave conçut le plan d'une seconde évasion. Il partit, n'emportant qu'une hachette pour se frayer un chemin dans la forêt et se défendre des bêtes féroces. Instruit immédiatement de cette disparition, le planteur fut pris d'un accès de colère terrible.
Il voulut rendre tous ses noirs responsables de la conduite de James, et les envoyer tous à la geôle. Mais il réfléchit qu'un nègre battu perd de son prix; et il ne se trouva pas assez riche pour se passer cette fantaisie. Le coupable seul payerait pour lui-même, mais il n'en serait pas quitte à bon marché.
— Je le ferai, dit-il, manger par les chiens avant qu'il n'ait pu revoir celle qu'il aime.
Le planteur alla trouver deux des plus redoutables chasseurs de nègres dont c'était le métier, et rendez-vous fut pris sur la lisière de la forêt où, suivant toutes les probabilités, le marron s'était réfugié.
À l'heure fixée, les deux chenapans apparurent, armés jusqu'aux dents, avec une dizaine de chiens.
— Messieurs, leur dit le planteur, j'ai fait le sacrifice de mon esclave, je le veux mort ou vif. Pourtant, ajouta-t-il, si vos dogues peuvent ne pas le tuer, je n'en serai pas fâché. Qu'ils le blessent seulement, mon fouet fera le reste.
— Nos chiens, répondirent les chasseurs de nègres, sont dressés à ne mordre que les jambes; rarement ils attaquent le visage; pourtant cela peut arriver, et nous ne répondons de rien. Les chiens furent lancés, et les hommes marchèrent à leur suite.
Après une battue assez longue, la meute se mit à aboyer d'une façon significative. Bientôt ils arrivèrent auprès d'une crevasse recouverte de lianes qui ne laissaient rien apercevoir.
Autour de cette crevasse, les chiens aboyaient avec fureur. Les lianes furent écartées, et, lorsqu'on saisit celui qui se tenait blotti dessous, on vit que ce n'était pas James, mais un autre nègre marron, vieux et presque nu. Interrogé, il répondit appartenir à un nommé W... et être en état d'évasion depuis un temps qu'il évalua de dix à quinze ans.
Son corps amaigri était couvert de cicatrices et déchiré en plusieurs endroits. Des douleurs aiguës le rendaient incapable d'aucun travail assidu. Il vivait de la vie des bêtes dans la forêt : de fruits sauvages, de racines et du maigre produit de sa chasse.
— Va-t'en, nègre, lui dirent les blancs, tu ne vaudrais pas ta nourriture.
Et la chasse reprit plus acharnée que jamais. De nouveaux aboiements s'étant fait entendre :
— Cette fois, dirent les meneurs, l'oiseau est déniché.
— Dieu vous entende! fit le planteur.
À mesure qu'ils avançaient, les aboiements devenaient de plus en plus furieux. Quelques cris plaintifs se mêlaient aux cris de rage des chiens.
Les chasseurs pressèrent le pas et se trouvèrent devant un large et profond ruisseau. Trois ou quatre chiens gisaient par terre, tués ou grièvement blessés. Les autres avaient perdu la trace du fugitif.
— Le lâche a eu peur du fouet, et il s'est volontairement noyé, dit le planteur. Que j'aie du moins son cadavre; je l'exposerai dans l'habitation, où sa vue ne pourra que produire un excellent effet sur mes esclaves, aiguillonnés du désir de liberté.
Oh! La liberté ! Peste morale, infernale conception de la démagogie, que d'excellents esclaves vous avez perdus!
On allait faire des recherches dans le ruisseau, lorsque les chiens mirent le nez au vent et partirent de nouveau avec frénésie.
— Il n'est pas mort ! dirent avec joie les chasseurs d'hommes.
En effet, James n'était pas mort. On le vit avec des jarrets d'acier traverser une plaine pour rentrer dans la forêt. Il avait fait près d'un quart de lieue en nageant sous l'eau.
De temps en temps il mettait la tête à la surface pour humer un peu d'air, et disparaissait aussitôt. James, à l'égal de beaucoup de gens de sa race, nageait comme un poisson.
Chiens et hommes ne tardèrent pas à pénétrer dans la forêt à la suite du fugitif, qui, épuisé de fatigue et horriblement mordu au visage et par tout le corps, s'était blotti dans l'écorce d'un vieux arbre.
Les dogues découvrirent sa retraite, et il s'en suivit une nouvelle lutte, lutte inégale entre les animaux et l'homme. Mordu de nouveau, les jambes en lambeaux, il eut encore le courage de grimper après l'arbre, où les chiens ne purent le suivre.
— Ah! Ah ! fit le planteur dont la colère aimait à se traduire par des sarcasmes, il faut avouer que tu es un gibier difficile à prendre, bien que tu n'aies que deux pattes. Peste ! Mon gaillard, tu cours et tu nages bien... Mais tu es mal sur ces branches... Descends et viens avec nous.
— Soyez maudit, dit James d'une voix altérée par les douleurs atroces qu'il endurait.
— Des gros mots ! Ne vois-tu pas que, si je n'ai pas le bras assez long pour t'aider à descendre, ma carabine pourrait bien faire cet office?
— Dieu vous punira; il est pour les opprimés contre les oppresseurs.
— Il est pour les forts, imbécile! dit le planteur qui avait une singulière manière d'interpréter les préceptes de l'Évangile. Dieu n'a-t-il pas dit : Rendez à César ce qui appartient à César?
Je suis ton César, tu m'appartiens, et j'ai le droit de te prier de descendre de dessus ton arbre, ou de t'y décrocher, si tu n'obéis pas à ma prière.
— Belzy ! Exclama l'esclave d'une voix de plus en plus affaiblie par la souffrance et le sang qu'il perdait.
— Vous le voyez, fil le planteur d'un air goguenard, c'est l'amour qui l'a conduit là. Ah çà ! Tu l'aimes donc bien, cette Belzy?
— Si je l'aime ! dit l'esclave avec exaltation, oh ! Oui, je l'aime ! Et de toutes les forces de mon âme. Quand je pense à Belzy, mes misères disparaissent, et je m'enivre au souvenir de sa voix lorsqu'elle me dit « James, je t'aime!
— Ah! Elle t'a dit cela, pourceau sans groin, singe coiffé?
— Elle me l'a dit, et si après la mort il nous reste le souvenir de cette vie, l'image de Betzy me suivra dans un monde meilleur.
— Et si je ne veux pas que tu l'aimes ? dit d'une voix tonnante le planteur.
— Je l'aimerai tout de même.
— Tu me nargues ? Cette insolence sera la dernière! Et il ajusta de sa carabine l'esclave qui fit un geste suppliant.
— Tu as peur, dit le planteur.
— Oui, je crains la mort, parce qu'en mourant je ne reverrai plus Betzy.
— Tu comptes donc sur ta grâce?
— Je l'espère, du moins, car mes blessures ne sont peut-être pas mortelles, et vous ne voudrez pas perdre l'argent que je vaux.
— Mais quand bien même, fit en riant le planteur, tu dirais vrai, dans l'état où tu es, tu ne vaux pas cent piastres.
— Je vous en donne mille, dit avec feu l'infortuné marron.
— Comment ! Tu offres de toi mille piastres ? Et depuis quand, dis-moi, tes moyens te permettent-ils d'acheter des esclaves?
— Je n'ai pas cet argent, maître, dit James d'une voix attendrie, mais, je le jure sur Dieu, sur Belzy, que je ne voudrais pas trahir, si vous me permettez de vivre à la Nouvelle-Orléans, je me fais fort d'économiser cette somme en moins de trois ans.
— Tu la volerais, prononça impitoyablement le planteur.
— Non, riposta fièrement l'esclave, je ne suis pas un voleur. Je travaillerai jour et nuit, s'il le faut, je coucherai sur la dure, j'économiserai sur ma nourriture, et je vous donnerai, bien acquises, les mille piastres que je vous offre pour vivre, c'est-à-dire pour revoir Belzy.
L'émotion gagna jusqu'aux hommes endurcis qui accompagnaient le planteur.
— Essayez, lui dirent-ils ; vous serez toujours à même de le reprendre, s'il ne tient pas ses engagements.
— Vous ne voyez donc pas, leur répondit le planteur, que, blessé comme il est, il n'a pas pour huit jours de vie?
Je vivrai, dit l'esclave, si vous acceptez mes offres. Pour revoir Betzy, je sens que je puis guérir.
— Illusion ! Tu ne te vois pas tel que tu es. D'ailleurs, je t'ai promis la mort si tu fuyais une seconde et je n'ai qu'une parole. Descends-tu, ou je te loge une balle dans le corps?
— Par pitié, mon bon maître, grâce !
— Point de grâce.
— Je vous jure que je serai soumis désormais. — C'est trop tard.
— Mon Dieu! Que faire pour revoir Betzy, ne fût-ce qu'une fois?
— Descendras-tu enfin, esclave entêté?
— Au nom de tout ce que vous aimez, veuillez m'écouter encore !
— J'aime avant tout qu'on m'obéisse, et si tu ne m'obéis pas à l'instant même, je tire.
— Pour descendre, dit l'esclave, les forces me manquent.
— Chanson ! Ruse de nègre dont je ne suis pas dupe. S'il s'agissait pour toi de la liberté, tu trouverais bien des forces.
— Messieurs, dit James en s'adressant à ceux qui l'avaient chassé, soyez plus humains, achetez-moi de mon maître, et je vous rembourserai.
— Non, répondit le planteur dans le paroxysme de la rage, j'ai promis que tu mourrais, meurs.
— Et il fit feu sur l'esclave, qui tomba par terre en dégringolant de branche en branche.
On eut de la peine à écarter les chiens qui voulaient se précipiter de nouveau sur leur proie.
Le planteur, voyant que son nègre ne bougeait pas, le crut mort. Pour s'en assurer, il se pencha vers lui.
Au même instant James, qui n'avait été que légèrement atteint par la balle, se dressa sur lui-même comme un ressort, et, de la hachette dont il s'était emparé en fuyant l'habitation et qu'il avait tenue soigneusement cachée, il fendit la tête du planteur.
Celui-ci tomba mort, sans proférer une parole. Les chasseurs de nègres, saisis d'épouvante et craignant la justice du peuple présidée par le juge Linch, plus encore peut-être que la justice de la justice, prirent la fuite, abandonnant le cadavre du planteur, et l'esclave qu'ils considéraient aussi comme mort.
Quelques jours plus lard on découvrit le corps du planteur, mais on ne put trouver celui de James. Tout le monde tomba d'accord que, blessé comme il l'était, sans soins, dans une forêt, manquant de tout, il avait dû succomber, à moins d'un miracle toujours peu probable.
L'histoire de cette chasse fit grand bruit; on s'indigna de la conduite du planteur, et les femmes s'intéressèrent vivement à James, victime de son amour pour la belle Betzy. Il est si rare, qu'on soit nègre ou blanc, de mourir pour celle qu'on aime.
Cette aventure était oubliée, lorsque deux délégués d'une société philanthropique se présentèrent chez les maîtres de Betzy, leur proposant le rachat de cette jeune esclave. Quand le marché fut conclu :
— Mademoiselle, lui dirent les philanthropes, vous êtes libre, et la somme que nous venons de donner pour indemniser vos anciens maîtres nous a été confiée par le quarteron James.
— James n'est pas mort, et je lui dois la liberté! dit Belzy en fondant en larmes. Où est-il que je le voie ?
— James, continuèrent les délégués, est aujourd'hui à ta tête d'une petite maison de commerce qu'il a fondée avec ses économies et fait prospérer par son intelligence et son travail.
Il habite le Canada, où il vit sous la sauvegarde des lois anglaises et n'a rien à craindre de l'extradition, ayant tué le planteur en cas de légitime défense.
— Il est donc heureux à cette heure ? dit la mulâtresse.
— Il pourrait l'être plus encore, répondirent les philanthropes avec une intention qui n'échappa pas à Betzy.
Lecteur, si vous allez à Montréal, on vous fera voir la boutique de James et de sa femme, qui, naturellement, trône au comptoir.
Pourquoi toutes les chasses au nègre ne finissent-elles pas ainsi?