À défaut de tout instrument, on userait des ressources naturelles pour former un orchestre; les uns chanteraient, d'autres siffleraient, d'autres enfin marqueraient le rythme en frappant contre un objet quelconque.
Mais les matelots anglais ou américains ont toujours leur Paganini, qui sait, sur une ou plusieurs cordes, racler un air de gigue, et c'est autant qu'il en faut dans la circonstance. Le quadrille a donc lieu et se prolonge parfois depuis le matin jusqu'à l'heure du dîner.
Le service de la table à bord des vapeurs anglais, particulièrement à bord du Persia, est d'un luxe véritablement princier. La table est couverte de surtouts en argent ciselé, et les trois services des dîners de gala ne laissent rien à désirer.
La glace est fournie en abondance pendant tout le trajet et rentre dans le prix du passage, qui est de 750 francs pour la première classe et de 375 francs pour la seconde. Le vin seul se paye comme extra, et il se vend très cher.
Après le dîner on joue aux cartes, et ce qui ne devrait être qu'une simple distraction dégénère souvent en une passion coupable. Il n'est pas rare de voir des gens se ruiner entièrement pendant les neuf à dix jours que mettent d'ordinaire les steamers à franchir l'océan.
Le capitaine seul aurait l'autorité nécessaire pour empêcher ces excès; mais il est trop occupé de la direction du navire pour surveiller les joueurs abandonnés à eux-mêmes.
Il y a aussi à bord des steamers une bibliothèque dont les rayons regorgent de livres, et qui promet aux esprits studieux une lecture variée. On approche, et l'on reconnait, non sans étonnement, que cette magnifique bibliothèque ne renferme qu'un seul ouvrage traduit dans toutes les langues et imprimé dans tous les formats possibles.
Cet ouvrage, on l'a deviné, c'est la Bible. Personne n'y touche autrement que pour en admirer la reliure ; mais cela fait très bien au point de vue moral. Le dimanche, le service divin a lieu à midi. Deux cordes sont tendues en travers du pont pour laisser aux officiants l'espace nécessaire à la cérémonie.
Sur les deux côtés du pont se rangent en file les quatre-vingts ou cent hommes d'équipage que portent d'ordinaire les grands steamers transatlantiques. Tous ces marins sont en grand uniforme et se tiennent debout. Le capitaine parait portant une Bible sur un coussin de velours rouge, et tout se passe à peu près comme dans les temples protestants.
Ce qu'il y a de plus à craindre en mer, c'est le feu. Aussi les précautions les plus minutieuses sont-elles prises pour éviter tout accident de cette nature. Le steward seul a le droit d'ouvrir les récipients de verre très épais qui renferment les bougies dont les cabines sont éclairées.
À onze heures du soir, ces bougies sont éteintes. À cette heure de la nuit, les passagers doivent être couchés. Si quelqu'un veut veiller sur le pont au delà du temps fixé, il trouve sa cabine fermée à clef, et se voit forcé, pour ne pas dormir à la belle étoile, — quand il ne pleut pas, — d'avoir recours à la complaisance du steward.
Le tarif de cette complaisance est fixé à un dollar (cinq francs et vingt centimes). Il en coûte beaucoup plus cher quand, contrairement aux règlements, on se permet de fumer dans son lit. Les fumeurs sont d'autant plus coupables, quand ils enfreignent ces sages dispositions, que, sur l'arrière du navire, près du gouvernail, se trouve une chambre qui leur est réservée.
Le matin, les voyageurs envahissent les salons de coiffure, où d'habiles barbiers vous rasent et vous frisent, malgré le roulis, d'une main aussi sûre que légère.
Les capitaines des steamers transatlantiques reçoivent un traitement fixe qui varie de vingt-cinq à trente mille francs par an. À côté de ce salaire élevé, ils se créent généralement d'autres bénéfices.
Par exemple, ils transportent en Angleterre du gibier américain, très estimé à Londres, et qu'ils conservent frais dans de la glace dont tous les bateaux à vapeur sont amplement pourvus.
Puis ils reçoivent des passagers de nombreux et souvent de riches cadeaux en témoignage de leur reconnaissance pour les bons soins dont ces derniers ont été l'objet.
L'effectif des officiers à bord des steamers anglais est, en moyenne, de dix à douze, y compris le service tout spécial de la machine. Ces officiers sont détachés de la marine royale et en portent l'uniforme.
Nulle part autant que sur un navire, peut-être, l'inégalité des conditions ne se reflète dans les habitudes et sur la physionomie des gens de l'équipage. Le capitaine, maître après Dieu, est un superbe autocrate, dont toutes les paroles sont pesées, tous les gestes étudiés. Louis XIV n'était pas plus majestueux à Versailles qu'un capitaine de steamer à son bord.
Tous les jours, à midi moins quelques minutes, il monte sur le pont, suivi d'un jeune aspirant en uniforme. Cet aspirant porte la boite aux instruments nécessaires pour prendre hauteur.
Le capitaine ouvre gravement cette boite et en tire son quart de cercle, lequel est toujours plus fin, plus riche que ceux des officiers qui l'entourent et qui observent avec lui.
L'ingénieur en chef a les mêmes appointements que le capitaine. Ses fonctions sont certainement aussi importantes que celles de ce dernier. Tandis que, la nuit venue, le capitaine repose en paix dans ses appartements, décorés avec le plus grand luxe, l'ingénieur en chef surveille le service aussi difficile que dangereux et pénible de la machine.
Il ne se montre jamais sur le pont. Aussi est-on tout surpris de le voir apparaître sur la dunette, revêtu de son riche uniforme, pendant les courts moments que le navire, rendu à destination, met à arriver au quai et à se faire amarrer.
Une physionomie qui tranche sur toutes les autres, c'est le purser (comptable). D'ordinaire, le comptable est un jeune homme qui n'a du marin ni le langage ni les manières.
C'est qu'en effet le purser navigue, mais il n'est point marin dans l'acception rigoureuse du mot. Il ne se mêle jamais en rien de la direction du navire, et ne s'occupe, comme l'indique sa qualité, que de l'économie financière du bateau. Il n'a presque rien à faire pendant la traversée, et ne devient réellement utile qu'à l'arrivée.
C'est lui qui procède au débarquement des colis et reçoit les sommes dues. Au départ, il doit veiller à ce que les approvisionnements de toute espèce soient faits suivant les instructions données.
Pour utiliser le plus agréablement possible ses moments de loisir pendant la traversée, le comptable se rend indispensable auprès des dames par mille gracieuses prévenances, notamment en leur offrant le bras quand elles désirent se promener sur le pont.
J'ai parlé plus haut de l'ingénieur en chef, dérobé à tous les regards par les soins incessants que commande la machine. Cet officier a sous ses ordres un équipage, invisible comme lui, dont la plupart des passagers n'ont même pas l'air de soupçonner présence, et qui pourtant sont le cœur même et l'âme du vaisseau.
Que le lecteur sonde avec moi les profondeurs cachées du steamer, et tout un monde matériel et moral va se révéler à lui.
La machine, étant la partie la plus importante d'un vapeur, en occupe naturellement la meilleure place. De là, la cherté du fret sur les steamers, qui ne laissent aux colis que peu d'espace à l'avant et à l'arrière du navire. Un étroit escalier en fer découpé nous conduit au premier étage de la machine.
Cet escalier prend naissance à l'ouverture ménagée entre les deux prises d'air, lesquelles laissent apercevoir aux promeneurs sur le pont le mouvement majestueux et régulier des pistons, qui impriment le mouvement de rotation à l'arbre de couche.
Nous voici arrivés dans une étroite galerie, toujours en fer et à jour, de laquelle on aperçoit, à trente ou quarante pieds en dessous; les chauffeurs, que nous observerons mieux dans un moment.
Ici, il faut se faire mince, rapprocher les coudes et marcher droit, sous peine d'être enlevé et broyé par une bielle ou par un des gigantesques pistons, dont le mouvement cadencé a quelque chose d'effrayant.
La perspective d'être broyé si l'on fait un faux pas ou qu'on ne s'amincisse pas assez, jointe à la chaleur que l'on ressent et à l'odeur d'huile chaude qui vous saisit à la gorge et bouleverse l'estomac des plus robustes, fait de cette galerie une promenade peu fréquentée de messieurs les passagers. Enfin j'y suis, et j'y reste pour observer autant que possible le service mystérieux de la machine.
Au bout de cette galerie, se trouve un espace relativement assez grand; c'est le poste de l'ingénieur en chef. Il est assis sur un petit escabeau en fer et suit constamment des yeux les mouvements divers de ce qu'on pourrait appeler les organes de la vie du steamer.
L'ingénieur a, réunis sous la main, tous les robinets, tous les boutons, toutes les roues qui servent à faire mouvoir, ralentir ou arrêter la machine. Près de lui aussi se trouvent fixés les différents timbres servant à transmettre à l'équipage intérieur les ordres du capitaine.
Puis on voit une série de très curieux cadrans, dont un indique la quantité d'eau qui se trouve dans les bouilloires, et un autre, la quantité de vapeur dépensée.
Près de ces deux cadrans, il en est un qui mérite une attention spéciale.
Celui-ci, qui renferme une horloge, ayant pour but d'indiquer les tours de roues du steamer; si bien qu'après une traversée, quelque longue qu'elle soit, on sait au juste le nombre de tours de roues accomplis par le bateau.
En moyenne, le Persia et le Vanderbildt font quinze tours de roues à la minute ; ce qui fournit, pour une traversée de neuf jours, cent quatre-vingt-dix-sept mille six cent quarante rotations. Les chiffres, dans cet ingénieux cadran, viennent se placer d'eux-mêmes en vue à chaque rotation.
Il est intéressant, pendant la traversée, d'aller de temps à autre consulter ces chiffres, dont le nombre toujours croissant encourage les passagers, impatients d'arriver.
L'ingénieur que nous avons vu à son poste d'observation, c'est-à-dire sur son étroit escabeau de fer, est entouré d'un état-major qui se compose de trois ou quatre aides ingénieurs, autrement dit mécaniciens.
Le graissage de toutes les parties constitutives de la machine est une opération des plus importantes et qui exige un soin tout particulier. Il y a toute une escouade de huileurs, et il est vraiment curieux de les voir, armés de leur burette, avancer le bras en faisant le mouvement contraire du mouvement des parties de la machine qu'ils veulent arroser d'huile.
Une seconde de distraction, et la main et le bras peuvent être broyés. Il est des huileurs qui grimpent au milieu même des rouages, pour de là laisser couler l'huile dans des récipients ad hoc.
Que le roulis leur fasse perdre un tant soit peu l'équilibre, que l'odeur nauséabonde qui s'exhale de partout en cet endroit, où il fait une chaleur excessive, trouble un instant leur cerveau et leur occasionne une faiblesse, et les voilà broyés sans qu'on puisse même tenter de les soustraire à une mort horrible.
Eh bien, ces hommes font le plus modestement du monde cette périlleuse besogne, qui est aussi la plus pénible après celle des chauffeurs.
Je n'ai jamais tenté de pénétrer jusqu'à ces derniers, sentant bien que mes forces ne me permettraient pas de vivre là cinq minutes. Comment, grand Dieu! Peut-on volontairement se faire chauffeur de steamers !... On les paye pour cela, dit-on. Tant il est vrai que tout s'achète et que tout se vend, jusqu'à la santé et jusqu'à la vie des hommes.
Le spectacle est digne du crayon d'un grand artiste. Qu'on se figure, dans un endroit où la chaleur est pour ainsi dire insupportable, des hommes presque entièrement nus, noircis par le charbon, couverts de sueur, et sur le torse desquels se reflète une lueur rougeâtre et fantastique.
Ils marchent dans l'eau qui s'est échappée des pompes alimentaires, et sont armés de longues tringles de fer, avec lesquelles ils attisent le feu.
À droite et à gauche, viennent aboutir deux voies ferrées, sur lesquelles roulent, à de courts intervalles, des caisses remplies de charbon, aussitôt dévorées par l'immense brasier.
Ce spectacle, étrange et saisissant, rappelle l'enfer de Dante et toutes les scènes de diableries qui y sont décrites. Rien de plus diabolique, en effet, que ce métier de chauffeur, qui, lorsqu'on le fait un peu trop longtemps, rend pulmoniques les hommes les plus robustes.
À de rares intervalles, les passagers, indifférents à tout ce qui se passe au-dessous d'eux, voient avec surprise sortir d'une écoutille une tête charbonnée, livide sous le charbon et baignée de sueur, qui vient pendant quelques secondes respirer un peu d'air pur et frais.
C'est un chauffeur qui, sentant que la vie l'abandonnait vient puiser des forces nouvelles pour pouvoir achever son quart.
Nous en avons dit assez pour faire comprendre le travail de la machine.
Revenons sur le pont.
La traversée est souvent marquée par quelque incident comique ou funèbre.
Celui qui marqua le quatrième jour de notre départ fut à la fois funèbre et comique.
Le mari d'une vieille Anglaise, épuisé par une maladie dont il était atteint depuis longtemps, et par le mal de mer, mourut ce jour-là. L'usage invariable en pareil cas est de jeter le cadavre à la mer, après lui avoir attaché au pied un boulet de canon et avoir dit, sans pompe aucune, une prière pour le repos de son âme.
Mais la pauvre veuve, qui voulait avoir la suprême consolation de pleurer sur la tombe du défunt, supplia d'une manière si pathétique le capitaine de conserver le corps de son mari jusqu'à l'arrivée, qu'il céda à ses instances.
Le corps ne fut donc pas jeté à la mer.
Mais quel moyen allait-on prendre pour combattre la décomposition à cette époque de l'année où la chaleur était grande? Voilà ce que chacun se demandait, lorsqu'un loustic (il y en a à bord de tous les navires, comme dans toutes les casernes) s'avisa de dire que le mort était conservé dans la soute à la glace, et qu'il avait pu s'en assurer malgré les précautions prises pour cacher cet horrible mystère.
Or, comme tout le monde faisait un usage constant de glace pour rafraichir les boissons, et que l'eau même qu'on buvait n'était autre que de la glace fondue et tirée de cette même soute où le mari de l'Anglaise, disait-on, se conservait pieusement à son amour matrimonial, ce fut parmi les passagers un cri d'indignation général.