Charleston. — Ses curiosités. — Un tableau de Courbet mis en musique par Wagner. — Une heureuse rencontre. — Les scellés apposés sur un nègre. — Départ pour la Géorgie.
Quand nous arrivâmes à Charleston, la chaleur était accablante, et les maringouins bourdonnaient à nos oreilles avec une furie sans égale. Encore s'ils n'avaient fait que bourdonner ! Mais ils nous piquaient, et leur piqûre dans ces climats est insupportable.
Nous trouvâmes la ville déserte de tous les riches habitants, qui vont passer à la campagne l'été et une partie de l'automne. Le jour nous ne faisions guère autre chose que de nous balancer dans des hamacs, mais dès que la nuit arrivait, nous courions la ville à la recherche d'un peu de fraîcheur.
Charleston n'est pas long à visiter. Après que nous eûmes contemplé la baie, la citadelle d'État, l'arsenal, l'Hôtel-de-Ville, après que nous eûmes traversé dans tous les sens le Magnolia Cimetery, un très beau cimetière ma foi et qui sert de promenade à toute la ville, nous avions à peu près tout vu de ce qu'il y avait à voir à Charleston dans cette saison brûlante.
Une nuit que la chaleur nous empêchait de dormir, Arthurnous proposa de faire une promenade dans un lieu quasi fantastique et où nous entendrions, nous dit-il, un concert comme on n'en entend nulle part ailleurs.
Nous acceptâmes avec empressement.
L'endroit, en effet, était digne d'un conte d'Hofmann ou d'Edgard Poé. Il se trouve du côté de l'Arsenal dans le voisinage des marécages que forment les débordements de la rivière Cooper.
Rien de plus lugubre que ce paysage rendu plus lugubre encore par l'obscurité de la nuit. Nous nous assîmes sur un monticule, attendant en silence le concert fantastique que nous avait promis Arthur.
Notre attente ne fut pas de longue durée.
Quelques gémissements vagues mêlés à des cris sourds et rauques préludèrent à cette musique, la plus étrange qu'aient jamais produite les bruits surnaturels, les voix bizarres et discordantes de ces millions d'êtres invisibles qui se réveillent aux heures des ténèbres.
Ces accords impossibles, ces hymnes de l'autre monde, ces croassements liés à des cris aigus, se détachant par intervalles sur le son horriblement énervant des maringouins, formaient un ensemble bien fait pour exciter l'admiration des adeptes de l'école de l'avenir en musique.
Quand nos yeux faits à l'obscurité purent distinguer les objets autour de nous, nous vîmes se tenant perché sur un chichet noirci, un chat huant aux grands yeux ronds et phosphorescents. Semblable au Satan du Sabbat de Victor Hugo, il dirigeait l'orchestre, en marquant la mesure par des hurlements lamentables.
Toute la bande des musiciens, les canclans à la trompette nasillarde, les scarabées grognards, les karanans bavards, les lézards sifflants, etc., semblaient attentifs à la voix de leur chef; sans compter les mille autres artistes qui grouillaient sur leurs pattes et parmi lesquels le hideux faucheux qu'on voyait se dessiner à la surface limoneuse de cet horrible berceau de la fièvre jaune et du vomito.
Ah ! Le beau concert et la belle salle de spectacle ! Cette partition avait quelque chose que les mots ne pensent rendre.
Quelles expressions pourraient exprimer ce mélange de sons inappréciables, de clameurs diverses, de plaintes fantastiques, de cris étranges, de murmures cadencés, de râlements épouvantables et burlesques formant l'ensemble d'une harmonie baveuse et malsaine? Il est des impressions qu'il faut renoncer à décrire.
Pour mon compte, je fus saisi, à la vue de ce spectacle et à l'audition de ce concert, de douleurs de tympan et de vertige. Chose étrange ! Ce que je voyais et entendais me faisait mal et horreur, et malgré tout quelque chose me retenait là. Le laid et l'horrible ont aussi leur fascination. Seul, je n'aurais peut-être pas pu m'arracher à cette influence toxique.
Le colonel rompit le premier le silence en donnant le signal du départ.
— Arthur, dit-il d'un air véritablement très satisfait, vous venez de me faire voir la plus laide chose du monde, un tableau de Courbet mis en musique par Richard Wagner. Je vous en remercie.
— Enchanté, colonel, répondit Arthur, d'avoir pu vous être agréable. Mais quelle que soit l'impression que vous ait produite cette promenade nocturne, elle a été pour moi, il y a quelques années, bien autrement profonde... Voyez-vous se dessiner dans l'ombre la façade de cette maison?
Et Arthur nous montra du doigt une maison basse située dans le voisinage des marécages dont nous venions de voir et d'entendre les hôtes repoussants.
— Oui, répondit sir James.
— C'est là que me conduisit, quand j'arrivai pour la première fois à Charleston, le cocher à qui j'avais demandé un boarding house.
Il faisait chaud comme aujourd’hui. M'étant mis à la fenêtre pour respirer un peu d'air frais, j'avais joui du spectacle dont nous venons de goûter les charmes, lorsqu'en rentrant dans ma chambre pour me recoucher, j'entendis rouler le long de l'escalier un objet qui rendit un bruit sourd.
En même temps une voiture s'arrêtait à la porte de ma demeure. Piqué par la curiosité, je sortis. Déjà l'objet que j'avais entendu rouler dans l'escalier était logé dans le véhicule.
— Voulez-vous, me dit le cocher, une place dans ma voiture?
— Où allez-vous ? Demandai-je.
— À l'autre extrémité de la ville.
— J'accepte la promenade, répondis-je.
Et je moulai dans cette sorte de char à bancs qui partit au grand trot du cheval.
Nous roulâmes ainsi pendant quelque temps, le cocher, moi, et une femme qui paraissait dormir profondément. À un cahot du char à bancs cette femme perdit l'équilibre et tomba sur moi. Machinalement j'étendis les deux pieds et je l'arrêtai.
— Ma foi ! Madame, lui dis-je, on n'a pas le sommeil plus profond.
Ma voisine resta muette.
— Au diable la dormeuse ! Ajoutai-je, et je la remis sur sou siège.
La voiture continua son chemin sans autre incident jusqu'à destination. On ouvrit la portière et je descendis.
Au même moment le cocher prit ma voisine à bras le corps et la jeta sans façon par terre. Elle tomba lourdement et rendit ce même bruit sourd que j'avais entendu se produire dans l'escalier de ma maison.
J'avais voyagé avec un cadavre qu'on portait à l'établissement de Winding Scheet. Après les émotions produites par le paysage et la symphonie que vous savez, il ne me manquait plus que de me promener en tête-à-tête avec un mort.
— C'est un véritable cauchemar que votre aventure, dis-je à Arthur.
— Ce n'est pas tout, continua-t-il. Le Winding Scheet est l'antichambre du cimetière à Charleston où la chaleur est si grande, qu'il est impossible de garder chez soi les morts plus de quelques heures.
Là, les trépassés sont traités avec tous les égards qu'on doit à de si grands infortunes, moyennant une rétribution qui constitue en somme un très beau bénéfice pour les entrepreneurs de ces établissements.
À une certaine époque, il y eut plusieurs Winding Scheet en concurrence à Charleston. Chacun ayant voulu offrir aux morts de nouveaux avantages, on finit par les recevoir pour rien. J'ai vu le moment où on leur donnerait, avec la plus aimable hospitalité, une prime d'encouragement.
Des hommes enlevèrent en sifflant un air de polka mon infortunée voisine, pendant que je me réfugiai sous un hangar au bout duquel stationnaient un certain nombre de corbillards.
Soudain j'entends une voix qui sort d'un des corbillards :
Qui vient à cette heure, prononce la voix, troubler mon sommeil, garanti par l'administration ?
Je crus à un ressuscité.
— Pardon, monsieur le revenant, dis-je en tremblant, je vais me retirer.
— Oh ! Maintenant que je suis réveillé, vous pouvez bien rester ici, si l'endroit a des charmes pour vous.
— Des charmes? Pas précisément, répondis-je, sans trop savoir ce que je disais. Mais vous, monsieur le mort, que faisiez-vous ici ?
— Je reposais.
— Et pourquoi ne reposez-vous plus?
— Parce que vous m'avez réveillé, parbleu!
— Ordinairement vos semblables ne se réveillent pas si facilement.
— Mes semblables, dites-vous? Ah ça ! Pour qui donc me prenez-vous? Pour un mort? Sachez donc que je suis un des peintres décorateurs de l'administration ; j'étais venu prendre ici quelques instants de repos, et j'aurais vraisemblablement dormi jusqu'au jour, sans votre arrivée et celle de cette bonne femme. N'aurait-elle pas bien pu pour mourir attendre quelques heures de plus ?
Ce peintre décorateur était fort aimable et d'une humeur riante. Nous devisâmes jusqu'à la pointe du jour sur l'excellente spéculation du Winding Scheet et sur les services qu'il rendait.
Le jour venu, cet aimable décorateur me fit voir les figures allégoriques qu'il avait peintes à fresque sur les murs artistiques de cet établissement. Ces peintures me parurent bien exécutées et on ne peut mieux appropriées à l'édifice qu'ils embellissaient.
Je saluai ce nouvel ami, et je retournai chez moi pour faire enlever ma malle et me loger ailleurs.
Après un instant de silence, Arthur ajouta :
— J'avais conservé un tel souvenir de cette nuit sinistre, que j'ai voulu vous faire partager mes impressions.
Le colonel remercia de nouveau notre généreux guide, et nous rentrâmes chez nous.
Je ne pus dormir de la nuit, et pendant plusieurs jours les fresques funéraires du Winding Scheet persécutèrent mon imagination.
On voit que si Arthur avait des histoires comiques à nous conter, il en avait aussi de fort peu gaies. Nous dûmes à un hasard heureux d'aller passer quelque temps dans une plantation cotonnière de la Géorgie.
En rentrant un jour à notre hôtel, le colonel se trouva face à face avec un riche planteur qu'il avait eu occasion de voir à Londres, et à qui même, je crois, il avait rendu quelque service.
Après un échange de compliments, le planteur nous engagea très aimablement à venir passer dans sa propriété la fin de l'été. Il nous fit connaître le motif qui l'avait appelé à Charleston pour quelques jours, et dans ce qu'il nous apprit il se trouvait un trait de mœurs que je n'ai point oublié.
— J'avais, nous dit-il, prêté quelque argent à un petit boutiquier qui fit mal ses affaires, et suspendit ses payements. Déclaré en faillite, il ne se trouva à l'actif du malheureux commerçant qu'un nègre qu'il avait tout récemment gagné à une loterie organisée au profit de je ne sais quelle bonne œuvre.
On apposa les scellés sur cette unique propriété du marchand, ainsi que l'exige la loi pour tous les objets de valeur indistinctement, mobiliers ou immobiliers. Mais comme le sceau de la justice imprimé sur une partie quelconque du corps de l'esclave, ne parut pas une garantie suffisante aux créanciers, on obtint, par un référé, l'incarcération du nègre dans la prison de la ville...
— Pardon, interrompit le colonel ; et celui qui avait fait faillite?
— Celui-là resta libre. Pendant dix-huit mois que dura l'instruction de cette affaire, le nègre fut tenu en prison. Il vient d'en sortir, afin d'être vendu aux enchères, pour le produit en être distribué au marc le franc à tous les créanciers. Je suis venu toucher ma part de cet homme; c'est peu de chose, mais vaut mieux peu que rien.
Tels sont les lois et les usages dans le Sud qu'un esclave innocent des malheurs ou de la mauvaise foi de son maitre a pu être mis, à cause même de ces malheurs ou de celle mauvaise foi, en prison. Et cela dix-huit mois, pendant que son maitre jouissait d'une entière liberté.
Le planteur qui nous raconta ce fait, n'y vit rien à reprendre, et le nègre lui-même, dans sa captivité, n'a peut-être pas songé un seul instant à l'acte d'arbitraire révoltant dont il était victime.
Tant il est vrai que le sentiment des droits les plus naturels peut être faussé par l'éducation, et même disparaître entièrement du cœur de l'homme dégradé par la servitude.
Nous acceptâmes l'hospitalité qui nous était offerte par M. B... c'était le nom du planteur, et nous partîmes avec lui pour son habitation de la Géorgie.
Le temps que je passai dans cette plantation fut pour moi plein d'intérêt. C'est là que je pus étudier la vie du nègre et me former une idée complète de la culture du coton.