Cette tirade à la Shakespeare renferme bien, sans doute, quelques vérités, mais les maîtres d'esclaves y sont présentés sous des couleurs forcées. Il est très rare qu'on vende la mère sans les enfants, bien que le possesseur de nègres ait sous ce rapport la plus entière liberté d'action.
Arthur nous proposa d'aller visiter le premier établissement fondé par les colons anglais dans cette partie de l'Amérique. Nous acceptâmes, et un beau matin nous nous mîmes en route, ne pensant plus ni aux esclaves ni à leurs maîtres, et tout entiers au plaisir de la promenade à travers un pays rempli de tous les enchantements de la nature.
James-Town était le nom de cet établissement, situé sur une île de la rivière James, à trente-deux milles au-dessus de l'embouchure de cette rivière dans la baie de Chesapeake. Le temps, en passant par là, a presque tout enlevé des souvenirs de cette époque. Il reste plus rien de James-Town, rien que les ruines d'une pauvre église en briques et quelques pierres tumulaires. Ainsi passent les choses !
Un fait curieux se rattache à la fondation de cet établissement. Les premiers colons anglais étaient pour la plupart célibataires. Le trésorier de la compagnie d'émigration, Sandys, pensant avec juste raison que le meilleur moyen de fixer les émigrants en stimulant leur émulation, était de leur créer une famille, résolut de les marier tous.
À cet effet, il fit pour la Virginie une première expédition de jeunes et jolies filles munies de certificats qui attestaient leur parfaite honorabilité. Cette fois, Sandys en engagea quatre-vingt-dix qui furent mariées à James-Town, sans difficulté aucune et dès leur arrivée.
Chacun des épouseurs dut payer le passage de celle qu'il avait choisie pour épouse, soit cent vingt livres de tabac. C'était pour rien. Aussi le trésorier de l'émigration, ayant fait une seconde expédition de jeunes filles, porta-t-il à cent cinquante livres de tabac le prix de leur passage remboursable par chaque mari.
Que font quelques livres de tabac de plus ou de moins quand le cœur a parlé! Les célibataires de James-Town donnèrent avec le plus grand enthousiasme les cent cinquante livres de tabac fixées pour prix de leur bonheur. Ainsi se formèrent les premières familles européennes en Virginie, entre les années 1616 et 1618.
En revenant à Richmond, Arthur, que ses continuelles réflexions sur la manière dont il s'emparerait de son ex-associé, n'empêchaient pas de faire consciencieusement son métier de cicérone, toutes les fois que nous réclamions ses bons offices, nous proposa d'aller manger du macaroni dans un petit restaurant tenu par un Italien célèbre dans les fastes de la traite des nègres.
Pendu deux fois, et deux fois miraculeusement sauvé d'une mort imminente, il mena la vie la plus aventureuse que jamais ait menée capitaine négrier. Car cet homme a eu l'honneur de commander un équipage et de fournir à l'Amérique plus de six mille Africains, ce qui est un joli chiffre.
— Il ne s'est donc pas enrichi à faire ce trafic? demanda sir James.
— Au contraire, répondit Arthur; mais la roulette lui a tout dévoré, et c'est à peine si, devenu faible et vieux, il a pu trouver les ressources nécessaires pour monter son petit restaurant. À tout péché miséricorde; il fait du macaroni parce qu'il est italien, et on va manger chez lui pour l'empêcher de mourir de faim.
Tout, en voyage, est un sujet de distraction. Nous allâmes faire un lunch chez le terrible négrier. C'était un homme de taille moyenne, un peu voûté par l'âge mais d'une complexion robuste, et dont le visage révélait une rare énergie.
Pendant que nous mangions le macaroni de ce sombre héros — excellent macaroni, ma foi ! — Arthur, qui le connaissait de longue date, nous raconta quelques traits de sa vie.
Un matin, aux premières lueurs du jour, notre homme, montant une goélette fine marcheuse, avec quatre cents nègres dans son entrepont, aperçoit sur l'avant une frégate anglaise.
À la vue de ce terrible ennemi, le capitaine négrier fronce le sourcil, et demande au génie du mal une inspiration qui pût sauver son équipage, sinon sa cargaison. Un instant il eut la pensée de jeter tous les malheureux noirs à la mer pour faire ainsi disparaître le corps du délit.
Le moyen était violent, et, peut-être l'odieux de cet acte répugna-t-il au capitaine, autant que la pensée de perdre en un moment l'espérance d'un grand bénéfice assuré, s'il parvenait à tromper la vigilance de la frégate.
Que faire! S’il vire de bord, le navire de guerre qui n'est plus qu'à une portée de canon va lui faire la chasse et le couler; d'un autre côté si, pour se maintenir toujours à une certaine distance de la frégate, le négrier diminue sa voilure, le navire de l'État, suspectant sa manœuvre, abordera la goélette, et les nègres seront découverts si ou ne les a pas jetés par-dessus bord.
Pour n'être pas suspecté, il fallait donc continuer à faire la même route et avec la même voilure.
Malheureusement, dans cette circonstance, la goélette était meilleure marcheuse que le navire de guerre. Le capitaine négrier calcula avec terreur le moment où il allait atteindre son ennemi et voyager de conserve avec lui pendant un certain temps.
L'équipage, craignant d'être pendu à la vergue de l'anglais, voulait absolument jeter les noirs à la mer. Déjà même on s'était emparé de quelques-uns de ces pauvres diables, lorsque la physionomie du capitaine négrier s'illumina soudain; on le vit se frotter les mains et crier à ses hommes :
— Mes enfants, nous sommes sauvés !
La goélette était partie de New-York armée comme pour la pêche à la baleine et avec de faux papiers. Le capitaine ordonna qu'on sciât en deux les énormes tonneaux destinés à renfermer l'huile des baleines qu'on n'allait point pêcher, et qu'on les attachât ensuite de distance en distance au moyen d'un gros câble, de façon que l'ouverture de chaque tonneau se trouvât dans la direction de la marche de la goélette.
Puis il fit jeter à la mer ce long et lourd chapelet retenu au navire par une des extrémités du câble.
On voit d'ici l'effet de ces tonneaux pressant de toute la vitesse du navire la masse d'eau qu'ils renfermaient et que le négrier ne put remorquer qu'en diminuant sensiblement sa marche. Ainsi retenue, la goélette ne joignit point la frégate, qui, n'ayant observé aucun changement dans la manœuvre du navire d'abord suspect, ne l'inquiéta pas.
Dès que la nuit fut venue, le négrier fit rembarquer les tonneaux et se hâta de virer de bord. Le lendemain, cinquante lieues séparaient le chat de la souris, je veux dire la frégate de la goélette.
Dans une autre circonstance, l'ex négrier se tira d'affaire par un trait où l'audace était alliée à l'imagination la plus heureuse et bien digne d'une meilleure application.
Il montait un brick cette fois, d'une marche ordinaire, rendue plus lente par la plus abondante cargaison de nègres que puisse ambitionner un capitaine du genre de celui qui nous occupe. C'était le matin, le brouillard était épais, bien que la mer fût calme.
Vers le milieu du jour la brise en se développant dispersa le brouillard qui cachait la plus vigilante corvette des trois Royaumes Unis. La corvette était à une demi-portée de canon, et il ne restait pas même au brick criminel la ressource extrême de jeter à l'eau sa vivante cargaison.
Fallait-il pour cela se désespérer et se laisser prendre sans rien tenter pour échapper à l'ennemi! Cette résignation n'entrait guère dans l'esprit de l'audacieux capitaine. En moins de temps que Scribe n'en mettait à trouver le nœud d'une pièce de théâtre, le négrier conçut et mit à exécution une scène de comédie qui devait le sauver.
Il fit descendre dans la cale, au risque de les étouffer, les nègres qui occupaient l'entrepont, et s'appliqua à mettre tout en désordre sur le pont en donnant au brick l'aspect d'un navire abandonné.
Après quoi il ordonna aux trois ou quatre matelots restés avec lui sur le pont de s'enduire le visage d'une légère couche de safran, de ramener leurs cheveux sur le front, de se donner l'aspect d'hommes malades prêts à rendre l'âme. Ayant pris lui-même toutes ces précautions, il attendit avec confiance l'issue des événements.
Quand la corvette qui avait suspecté le brick, ne fut plus qu'à peu de distance de ce navire, elle mit un canot à la mer, avec un officier chargé d'inspecter le navire douteux.
Le canot de la corvette héla le négrier.
Personne ne répondit.
Ayant accosté le brick, l'officier anglais ne fut pas peu surpris de voir tout en désordre sur ce navire dont les hommes d'équipage, réduits à quatre ou cinq, paraissaient horriblement souffrants et presque incapables de se tenir sur leurs jambes.
Le capitaine négrier prit le premier la parole :
— C'est le ciel qui vous envoie, dit-il d'une voix faible en s'adressant à l'officier.
— Qu'avez-vous donc? fit ce dernier.
— Hélas ! Nous venons de la Havane, où la fièvre jaune sévissait cruellement. Cette épouvantable maladie a décimé mon équipage... Auriez-vous, monsieur l'officier, des légumes frais à nous donner? Nous sommes tous atteints par la contagion, et ces vivres nous feraient plaisir.
À ce moment les matelots soulevèrent avec peine un objet entortillé dans une toile goudronnée et le jetèrent tristement par-dessus bord.
Le capitaine essuya une larme en entendant le bruit sourd causé par la chute de cet objet.
Que viennent de faire vos hommes? demanda, en se bouchant le nez, l'officier très inquiet de tout ce qu'il voyait.
— C'est mon fils mort ce matin, répondit le négrier. Va, mon enfant, ajouta t-il en regardant la mer, je ne le survivrai pas longtemps!
Il y eut un instant de silence.
— Dites-moi, capitaine, fit l'officier anglais: vous m'avez demandé quelque chose tout à l'heure?
— Des légumes frais, répondit le négrier... Oh ! Des légumes frais !
— C'est bien, ajouta l'officier en se bouchant de plus en plus le nez, je tacherai de vous en envoyer.
Puis il s'empressa de descendre dans son canot et de regagner la corvette, heureux d'abréger sa visite à bord de ce navire pestiféré !
Peu soucieux de s'exposer à avoir la fièvre jaune sur son vaisseau, le commandant de la corvette n'envoya pas de légumes frais au négrier qui, voyant le navire de guerre s'éloigner à toutes voiles, fit remonter son équipage pour se livrer à la joie et boire du champagne à la santé de la fièvre jaune.
En entendant raconter les exploits de cet obscur aventurier, le colonel ne put s'empêcher de vanter l'éducation et la morale qui forment le jugement et le cœur de l'homme, et de répéter avec je ne sais quel philosophe, qu'il y a souvent dans un brigand l'étoffe d'un héros.
Qui sait, en effet, si, mieux conseillé et servi par les circonstances, ce criminel ne fût pas devenu une des gloires de notre époque.
J'ai parlé, il y a un moment, du génie des Américains pour la mécanique ; que n'ont-ils pas inventé, en effet, pour suppléer les forces de l'homme, augmenter la somme de travail et économiser le temps !
Grâce à ce génie de la mécanique, les Américains se procurent un confortable dont nous n'avons généralement en France qu'une idée très incomplète. C'est pourtant une belle chose que cette science du bien-être qui rend le home, le chez-soi de l'Anglais et de l'Américain si attrayant pour toute la famille.
Depuis longtemps, par exemple, dans presque toutes les villes importantes des États-Unis, toutes les maisons sont pourvues de gaz et d'eau dont on use à discrétion depuis le sous-sol jusqu'aux combles. Et voilà qu'un spéculateur offre à tous les propriétaires de maisons, moyennant trois cents dollars (un peu plus de quinze cents francs), une machine à tout faire pour remplacer avec avantage plusieurs bonnes à tout faire.
Cette machine précieuse, est un moteur à vapeur destiné à chauffer la maison, à tirer l'eau de la pompe, à scier le bois, à arroser le jardin, à laver le logis, à mettre en mouvement une machine à coudre, à battre le beurre, à lessiver le linge, à faire tourner la broche à rôtir, et, en cas de besoin, ajoute l'inventeur à bercer les enfants! Tout cela est sérieux. Nous avons vu la machine fonctionner à Richmond, et le colonel en a été si satisfait, qu'il s'est proposé d'en acquérir une pour le seul plaisir de la voir marcher.
Quinze jours après notre arrivée à Richmond, et comme nous allions poursuivre dans la grande route du Sud, une sorte de remords de touriste s'empara subitement du colonel.
D'où provenait ce remords?
La suite au chapitre suivant, comme on dit au bas de tous les feuilletons.