La très grande majorité de la nation a le sentiment de cette vérité en Amérique; aussi veut-elle sincèrement en principe l'abolition de l'esclavage. Les possesseurs de nègres eux-mêmes ne sont pas tellement aveuglés par leur intérêt personnels, qu'ils ne comprennent le danger de maintenir cette institution réprouvée de toutes les nations civilisées.
Un jour un membre du congrès envoyé par le Sud, répondant à un autre membre qui venait de prononcer un discours sur l'abolition de l'esclavage, dit : «Indemnisez-nous de la valeur de nos nègres qui sont notre propriété légale en vertu de la constitution, puis envoyez-nous des hommes libres que nous payerons de bon cœur pour travailler dans nos plantations, et nous serons alors abolitionnistes comme vous. »
On le voit, c'est moins le désir de conserver des esclaves que celui d'entrer en possession de l'argent qu'ils représentent, qui anime les possesseurs de néogrecs.
Sans doute, il est difficile de concilier tous les intérêts, mais l'esclavage, condamné né par l'esprit de l'Évangile autant que par le droit naturel et la dignité humaine, disparaîtra des États-Unis, nous n'en saurions douter, comme il a disparu de toutes les anciennes colonies espagnoles, où les noirs étaient considérés et traités comme de véritables bêtes brutes.
Dans certains endroits de la Colombie, en effet, des nègres esclaves faisaient le service des vêtes de somme. C'étaient eux qui, à défaut de mulets, transportaient d'un pays à un autre les voyageurs en les portant sur leur dos. Des selles particulières étaient confectionnées à cet effet.
À ces selles se trouvaient suspendus des étriers. Le nègre se courbait, le blanc l'enfourchait et se faisait ainsi porter plus ou moins commodément durant plusieurs heures souvent.
Quand le nègre se trouvait fatigué et qu'il ralentissait le pas, son cavalier le stimulait de la parole et de la cravache. Personne en ce temps-là ne se faisait scrupule de monter à nègre.
L'esclavage seul a divisé les Américains en donnant naissance à un grand nombre de sectes politiques. C'est la question des esclaves portée dans le Missouri, qui pour la première fois mit la dissension entre les esprits.
Après le fameux compromis du Missouri (1819-20), on vit se former des partis politiques qui se dessinèrent clairement aux élections présidentielles. Ces partis furent personnifiés par Jackson, Adams, Crawford et Clay.
Le vieux parti fédéral s'était graduellement éteint sous la présidence de Monroe, lorsqu'après l'élection par la chambre de M. Adams à la présidence, survint une réaction populaire qui amena triomphalement, en 1828, le général Jackson au pouvoir.
C'est de ce moment que se trouvent définitivement constitués le parti démocratique et le parti whig. Le compromis du Missouri ne fut qu'un palliatif: il écarta le danger présent tout en laissant subsister la question avec les partis politiques.
Toutefois, de 1829 à 1841, sous la présidence de Jackson, de Van Buren, de Harrison et de Taylor, la question de l'esclavage sommeilla sous la pression du compromis. Elle ne se réveilla que lors de l'annexion du Texas en 1844.
Alors arriva au pouvoir le parti démocratique qui formait et qui forme peut-être encore aujourd'hui le grand parti de la nation.
Néanmoins il a dû son succès aux élections qu'à une diversion radicale anti-esclavagiste du parti whig qui, en perdant 15,000 votes d'opposition contre M. Burnez, candidat abolitionniste, mit l'État de New-York du côté de Bek par une pluralité de 5,000 voix. À partir de ce moment, l'élément abolitionniste commença à travailler les deux partis démocratique et whig.
En 1844, Martin Van Buren, par son programme ami-esclavagiste indépendant (1), releva la balance.
(I) Ce parti avait pour but l'abolition de l'esclavage, mais sans ligne de conduite tracée d'avance. Il se proposait d'agir au mieux des intérêts communs de la nation tout entière, suivant les circonstances des votes dans l'État de New-York.
L'effet de ce programme, tout nouveau alors, fut de battre le général Cass, candidat démocratique régulier, en déterminant l'élection du général Taylor, candidat whig; mais, en 1852, lors de la discussion sur le compromis par Henri Clay, l'âme du parti whig, les démocrates eurent le dessus, et le parti whig, entièrement désorganisé, ne reparut plus dans l'arène politique.
Le rappel du compromis du Missouri en 1854 faillit renverser en 1856 le parti démocratique qui fut sauvé par l'intervention des Knownothings, dont la politique étroite, dissolvante et intéressée, n'eût pu tenir longtemps contre le bon sens des majorités. Ce parti n'existe plus aujourd'hui.
Telle est en quelques lignes l'histoire des sectes politiques aux États-Unis, jusqu'à l'élection décisive du président actuel. Abraham Lincoln, par son programme abolitionniste radical, a versé dans le vase déjà plein des passions irritées la goutte d'eau qui l'a fait déborder.
Par la force des choses, fatalement, il devait susciter l'épouvantable guerre civile qui désole en ce moment l'Amérique. On n'échappe point à sa destinée, et celle de cet homme semble providentielle.
Lincoln est le fils d'un de cas vaillants pionniers de la civilisation aux États-Unis, mort victime de son courage dans une rencontre avec les Indiens. Ce n'est point, comme on l'a dit et répété en France, où l'on dit et où l'on répète tant de choses sur l'Amérique, en combattant les Sauvages, qu'Abraham Lincoln gagna ses épaulettes d'officier.
Parti comme volontaire, il fut nominé capitaine après la pénible et périlleuse campagne du Mexique. De retour dans sa patrie, M. Lincoln fit ses études de droit et reçut son diplôme d'avocat.
Pendant vingt ans, les Cours de justice de l'Illinois retentirent de ses éloquentes plaidoiries, après quoi il fut appelé à la législature de son État. Élu enfin membre du congrès en 1847, il devint, dans les célèbres discussions parlementaires de 1858, l'illustre antagoniste de Douglas.
Déjà, au moment où nous primes pied dans la Virginie, un certain frémissement populaire se faisait sentir.
Tout était calme pourtant, mais de ce calme menaçant qui précède les tempêtes.
L'atmosphère était comme chargée du vent de la révolte. Quelque chose d'indéfinissable et de fatal pesait sur tous les esprits.
Les hommes étaient muets, mais chacun semblait lire dans la pensée de tous, le mot d'ordre suprême.
C'est ce calme étrange et terrible, plus redoutable que le déchaînement de la révolte même, dont je subis la pénible influence en entrant dans Richmond, aujourd'hui la capitale des États violemment séparés.
Plus tard je raconterai la formation si originale, si pittoresque des corps de volontaires dans le Nord, et je dirai avec quelle étonnante activité et quel esprit de ressources les unionistes agirent pour se composer une flotte de guerre et une armée qu'ils n'avaient point.
En attendant, je continue librement mes excursions - de touriste, écrivant ce que j'ai vu au moment même où je le vois.
La Virginie est un immense et très fertile pays de quatre cent vingt-cinq milles de large de l'est à l'ouest, et de deux cent dix milles du nord au sud. La superficie est de soixante et un mille deux cent cinquante-deux milles carrés. De cette énorme étendue de terrain, le tiers, à peu près, est cultivé et rapporte abondamment. Le pays est très accidenté, très varié d'aspects.
La rivière Ohio sert de limite au Kentucky et à la Virginie. La Virginie est séparée du Maryland par le Potomac. Les montagnes Cumberland et la rivière Bigsandy la séparent du Kentucky.
La montagne la plus élevée de toute la Virginie, et je crois de tous les États-Unis, s'appelle le pic Blanc (White top), six mille pieds au-dessus de la mer. Un instant le colonel eut l'envie de faire l'ascension de ce pic. Cette envie lui passa, et je n'en fus pas fâché.
Monter pour le seul plaisir de monter, mieux vaut aller en ballon, c'est moins fatigant. Du pic Blanc nous eussions pu voir les quatre sections qui forment l'État de la Virginie. La première des sections est bordée par l'océan Atlantique et la baie de Chesapeake.
Sur aucun point elle ne s'élève à plus de soixante pieds au-dessus du niveau de la mer. La seconde, plus élevée, s'appelle le district Piedmont (pied des montagnes). La troisième section a nom Vallée.
On y pénètre par le Maryland. Enfin la quatrième, Arans-Alleghany, est située, comme l'indique son nom, au delà des monts Alleghany. Cette région est très accidentée, et les accidents qui la caractérisent sont désignés par le terme pittoresque de « éperons des Alleghany. »
La ville de Richmond bâtie en amphithéâtre offre le coup d'œil le plus séduisant. Bien construite, elle est beaucoup moins riche que Baltimore en grands monuments. Néanmoins son capitole, ses vastes magasins à tabac, sa citadelle, son palais de justice, et les travaux pour alimenter la ville d'eau potable, méritent d'être cités.
Ce qui frappe le voyageur qui pénètre pour la première fois dans Richmond, c'est la physionomie générale des habitants, leurs habitudes et leurs mœurs si différentes de celles de New-York, et de tous les autres pays de l'Union où l'esclavage n'existe pas. Le Virginien est intelligent, spirituel même, et tout en lui est sympathique, tout jusqu'à ses défauts.
Autant le Yankee pur sang est froid, réservé, rapace, autant le Virginien est communicatif, enthousiaste et généreux. Le Yankee pousse l'esprit de puritanisme jusqu'à se faire l'ennemi de tous les plaisirs, même les plus innocents; le Virginien, au contraire, les recherche tous, et sa vie; s'il le pouvait, ne serait qu'un long jour de fête.
En toute chose, le Yankee se montre rangé et méticuleux, et sa demeure a plutôt l'aspect d'un tombeau que d'une maison; le Virginien, an contraire, pousse quelquefois le laisser aller jusqu'au désordre. Tout chez lui accuse cette disposition de son esprit.
C'est dire assez que l'un est concentré, égoïste, l'autre ouvert et hospitalier. Pourquoi faut-il qu'on ait à reprocher aux Virginiens le maintien d'une institution tellement en désaccord avec les qualités naturelles de leur esprit et de leur cœur!
Ces qualités sont telles, que c'est en effet la Virginie qui, jusqu'à présent, a fourni le plus grand nombre de citoyens illustres par leur talent et leur vertu politique. Il suffit de citer Washington, Jefferson, Monroe, Madison, Patrick Henri, See, Caw, etc.
On m'avait tant parlé des mauvais traitements dont les nègres esclaves étaient généralement victimes dans le sud de l'Union, que je fus très surpris de les trouver, matériellement du moins, fort satisfaits de leur sort.
J'aurai bientôt, à propos de la récolte du coton dans la Georgie, à entrer dans les détails sur la manière de vivre des esclaves; mais je ne veux pas attendre plus longtemps pour dire que, si l'esclavage est en lui-même odieux, il est injuste d'attribuer à tous les propriétaires de nègres indistinctement des sentiments féroces qui ne sont imputables qu'à un très petit nombre.
Je voudrais bien que tous nos travailleurs en Europe fussent, sous le rapport matériel, aussi bien partagés que les noirs domestiques ou ouvriers qui vivent dans les villes du Sud.
Quoi qu'il en soit, le colonel, en sa qualité d'Anglais, par conséquent d'abolitionniste et d'ennemi naturel des Américains, ne manqua pas une aussi bonne occasion de s'élever contre eux.
— Voilà donc ce fameux Richmond, dit-Il, ce grand marché d'animaux à deux pieds et à une âme, ce dépôt central de pacotille humaine, où tous les jours on peut voir adjuger des hommes et des femmes, des jeunes garçons et des jeunes filles, des mères avec leurs enfants, des mères sans leurs enfants, esclaves bien portants ou malades, convenablement traités ou portant sur leur corps asservi les traces de châtiments barbares !
Il y en a pour tous les emplois, pour tous les besoins et pour tous les goûts. Ceux à qui la couleur noire déplaît, peuvent acheter des esclaves aussi blanches que les Géorgiennes, et d'une beauté souvent éblouissante.
Elles ont du sang noir, dit-on ; soit, mais il s'est perdu dans le sang blanc, comme une goutte de café dans un baquet de lait (I). N'importe, elles sont esclaves et d'autant plus recherchées qu'elles sont blanches et belles.
(I) La cour suprême de l'Ohio et celle de la Virginie viennent récemment de décider que tout individu octoroon c'est-à-dire n'ayant qu'un huitième de sang noir dans les veines, est déclaré blanc, et peut jouir désormais des privilèges accordés aux citoyens. Reste à tramer le moyen de constater ce huitième; mais, en Amérique où le génie de la mécanique a produit tant d'inventions étonnantes, on imaginera peut-être un sanguomètre comme on a déjà un thermomètre, un baromètre, un gazomètre, un alcoolomètres etc.
Ah! Le beau pays, bien digne eu effet d'avoir secoué le joug de la dépendance pour proclamer avec la liberté le titre pompeux de république! Ils rougissaient de se dire sujets anglais, ils ne rougissent pas de mentir à l'esprit de leur constitution, en trafiquant de la vie et de la liberté d'une partie des citoyens. Cher esclavage ! Chers États du Sud, que l'enfer vous protège !