La Virginie. — La reine Élisabeth et la traite des nègres. — Introduction par un navire hollandais des premiers esclaves dans la Virginie. — L'esclavage pierre d'achoppement de la tranquillité publique aux États-Unis. — Quelques mots d'éclaircissement sur l'histoire de cette grave question. — Les divisions politiques. — Symptômes des troubles qui ont amené la guerre entre le nord et le sud de l'Union. — Aspect de la nature en Virginie. — Richmond — Le Virginien et le Yankee. — Les nègres tels qu'ils sont. — Tirade à la Shakespeare, par sir James. — Les ruines de James-Town. — L'importation des femmes en Virginie. — Un ancien capitaine négrier. — Deux de ses aventures. — Réflexion du colonel sur les brigands et les héros. — Une machine à tout faire pour remplacer plusieurs bonnes à tout faire. —Nous quittons Richmond.
La Virginie, centre de l'esclavage aux États-Unis, doit son nom à la reine Élisabeth. On lui fit une si jolie peinture de ce beau pays, qu'elle le nomma Virginie « pour rappeler à la postérité, dit-elle, que la découverte en a été faite sous le gouvernement et les auspices d'une reine qui a gardé sa virginité.» L'idée était fort louable, assurément.
Ce qui est moins louable de la part de cette reine rigide, c'est la part qu'elle prit à la propagation de l'esclavage eu Amérique, dans un intérêt de simple spéculation. Voici comment l'histoire rapporte les faits.
John Hawkins avait fait un chargement de nègres sur les côtes d'Afrique en l'an de grâce et de coups de fouet 1562. Hawkins vendit sa cargaison à merveille; chaque homme, chaque femme, chaque enfant, lui était payé vingt fois sa valeur en sucre, en gingembre, en perles, etc. Élisabeth, qui avait protégé le négrier, voulut mieux faire : elle s'associa à ses entreprises.
Cette grande reine n'alla pas elle-même, il est vrai, sur les côtes de Guinée incendier les villages nègres pour enlever, à la faveur du désastre, les plus lents à fuir, les femmes et les enfants poussant des cris de détresse, mais elle délégua à cet effet Hawkins qui avait le génie de ces sortes d'exploits. La reine et le négrier firent d'excellentes affaires.
Les historiens espagnols, d'après M. Grégoire Jeanne, réclament pour les navigateurs de leur nation l'honneur d'avoir les premiers introduit l'article nègres dans le commerce du monde moderne. D'un autre côté, les Portugais revendiquent cette priorité. Touchante discussion !
Toujours est-il que ce fut un évêque espagnol qui obtint la première permission royale autorisant le transport des nègres dans les colonies.
Cela se passait en l'an de grâce et de camisole de force 1517.
Avant cette bonne ordonnance royale on importait bien des nègres en Amérique, mais on était forcé de les passer en contrebande, ce qui était gênant.
Toutefois, et pour être juste, nous dirons que le vénérable évêque Las-Casas, en demandant au roi d'Espagne l'autorisation de faire ouvertement la traite des noirs, ne prévoyait pas sans doute les conséquences funestes du monstrueux abus qu'il voulait régulariser.
Plein de sollicitude pour les malheureux indiens que les Espagnols traitaient avec une barbarie sans égale, qu'ils tuaient comme un vil bétail, et qu'ils débitaient en quartiers dans les marchés pour la nourriture des chiens, Las-Casas avait pensé que la traite des noirs serait un dérivatif puissant aux barbaries exercées sur les indiens.
L'honorable évêque ne se trompait pas dans son calcul ; mais est-il plus excusable d'agir contre les Africains que contre les indiens? Assurément non, et le remède, pire que le mal, ne fit qu'augmenter dans une proportion effrayante le nombre des esclaves du Nouveau Monde.
La traite se trouvant ainsi légalisée, les indiens purent respirer aux dépens des Africains, qui les remplacèrent dans les travaux et dans les mauvais traitements. Les indiens n'avaient pas été considérés comme des hommes uniquement parce qu'ils n'avaient pas reçu le baptême; on baptisa les nègres, mais on ne les traita guère mieux pour cela.
Ces nouveaux frères en Jésus-Christ furent regardés assez généralement par leurs propriétaires comme une espèce transitoire entre le singe et l'homme, créés et mis au monde pour être à perpétuité les esclaves des blancs. C'était ajouter une impiété révoltante à un droit criminel.
Mais il n'y a pas à raisonner avec les casuistes qui ont de la canne à sucre et du coton à cultiver. Jamais ces messieurs ne voudront se convaincre que les différentes races humaines ne sont toutes que des variétés accidentelles d'une seule et même espèce.
Et le sucre? Et le coton? En vain, un grand naturaliste a dit que l'homme est partout le même homme teint de la couleur du climat; en vain des preuves physiologiques nombreuses, incontestables, sont venues fortifier le sentiment général en démontrant une vérité sensible à tous les yeux : les colons sont restés sourds et aveugles. Et le sucre ! Et le coton !
Voyons donc cependant les différences établies par la science entre les blancs et les noirs.
L'ontologie nous démontre que trois membranes ou lames distinctes forment la peau humaine. La première de ces membranes s'appelle épiderme, la seconde épiderme interne, la troisième derme.
Ce qui distingue le nègre du blanc, quant à la couleur, ce n'est point une membrane particulière, un organe spécial, comme le supposent beaucoup de gens et comme quelques savants l'ont cru, c'est uniquement une matière colorante logée entre l'épiderme interne et le derme.
Cette sécrétion, désignée sous le nom de pigmentum, existe chez les hommes de toutes les races et sous-races, et c'est son degré d'abondance relative qui seul rend noir l'Africain, jaune le Mongolique, rouge l'Américain, noir-jaune le Malais, blanc ou brun le Caucasien.
Chez ce dernier, la matière colorante, le pigmentum, est si peu marquée, qu'elle est à peine visible sans le secours d'un verre grossissant; tandis qu'elle est plus prononcée chez les autres races d'hommes, et très abondante chez l'Éthiopien.
Il est si vrai que l'homme, le moine partout, est teint de la couleur du climat, qu'on voit le pigmentum se développer à l'ardeur du soleil chez les sujets appartenant à toutes les races.
On a vu des Français devenir presque noirs après un certain nombre de campagnes en Afrique. Lorsque la chaleur est excessive, comme au Sénégal et en Guinée, les hommes sont du plus beau noir d'ébène.
Là où elle est moins forte, comme sur les côtes orientales de l'Afrique, les hommes sont moins noirs et sous-tachés de parties jaunâtres. Dans les endroits où la chaleur devient plus tempérée, les hommes ne sont plus que bruns. Enfin les hommes sont blancs dans les pays tempérés ou froids.
Il est donc aussi arbitraire de rendre, en Amérique, les nègres esclaves, parce qu'ils ont la peau noire, qu'il le serait en Europe de soumettre à la servitude ceux qui ont les cheveux noirs ou châtains, au profit de ceux qui les ont blonds ou roux.
Comme la peau, les cheveux sont colorés par une matière, et je ne vois pas pourquoi la liberté d'un homme dépendrait plutôt de la nuance de sa peau que de celle de ses cheveux.
Les cheveux des noirs, il est vrai, sont laineux et frisent naturellement, tandis que les nôtres sont souvent plats et rebelles, et ne frisent qu'au moyen de papillotes ou à l'aide du fer chaud. Mais je ne vois pas encore là un motif bien concluant pour disposer de la liberté, du travail et de la vie des hommes.
Faut-il chercher ce motif dans le nez écrasé, les grosses lèvres et les yeux ronds des Africains en général? Certes, les nègres pris en masse ne sont pas beaux; mais pensez-vous que la multitude des blancs fournisse beaucoup d'Apollons et de Vénus ?
Les hommes en général sont laids, à quelque race qu'ils appartiennent, et, si l'on recherche partout la beauté qui plaît au regard, on ne lui accorde nulle part, que je sache, des droits civils contre les gens de formes moins harmonieuses.
En poursuivant la comparaison entre les noirs et les blancs, on constate des différences dans la forme du crâne.
Mais, si la nature a donné plus de développement aux lobes ou hémisphères cérébraux de la race caucasienne, d'où résulte, d'après les phrénologistes, la supériorité incontestable de cette race sous le rapport de l'intelligence, est-ce bien encore là une raison d'asservir les Éthiopiens en les assimilant à des bêtes de somme?
Réduire en esclavage ceux qui sont moins intelligents que nous, c'est abuser de notre intelligence, que ces moins bien doués de la nature soient noirs, jaunes, rouges ou blancs.
Du reste, le plus ou moins d'ovale du crime n'influe en aucune façon, fort heureusement, sur les qualités du cœur. Partout, chez toutes les races, on remarque, avec les mêmes sentiments généreux, les mêmes penchants à la perversité, le même instinct de sociabilité.
Si l'on passe des savants aux écrivains catholiques, tout se simplifie. Les noirs, fils d'Adam et d'Ève, avec tous les hommes, étaient, s'il faut les croire, blancs comme du lait dans l'origine, et ne sont devenus noirs que par un effet de l'imagination.
Le jésuite Lafitau s'exprime clairement à ce sujet dans son Histoire des sauvages de l'Amérique. Son opinion vaut la peine d'être reproduite.
« Il arriva, dit-il, que les négresses (alors blanches), voyant leurs maris teints en noir suivant une habitude du temps, en eurent l'imagination si frappée, que leur race s'en ressentit pour jamais.
La même chose arriva pour les peaux rouges, dont les femmes, également frappées des tatouages de leurs maris mirent au monde des enfants rouges. »
Saluons le père Lafiteau, et poursuivons.
Reste l'esclavage des noirs, considéré comme institution divine par les hommes religieux qui ont du coton et de la canne à cultiver. Sans se prononcer sur la cause qui fait que les noirs sont noirs, ils acceptent le fait accompli, et s'inclinent devant les décrets de la Providence, ordonnant aux nègres de servir les blancs suivant les saintes lois de l'esclavage.
Si ces braves gens n'ont pas depuis longtemps émancipé leurs esclaves, c'est uniquement pour ne pas offenser Dieu qui s'est prononcé catégoriquement à ce sujet dans ses entretiens avec Moïse.
Ils vous citent dans la Bible les passages qui leur font un devoir de conscience de rester fidèles aux ordres du Très-Haut (I). Eux aussi, ils ont leur non possumus. À la bonne heure!
(1) Voici un de ces textes: Les serviteurs et les servantes que vous aurez seront pris dans les nations que vous aurez autour de vous, et parmi les enfants des étrangers qui séjourneront. Toujours est-il que, jusqu'en 1620, la Virginie fut exempte de la souillure de l'esclavage.
Un navire hollandais, dans le mois d'août de cette année, remonta le James-river et vendit vingt nègres aux Virginiens. Aujourd'hui un seul individu de cet État de Virginie, M. Samuel Hartson, possède près de deux mille nègres et négresses.
Les naissances dans ces familles d'esclaves s'élèvent à une moyenne de cent par an, et l'on estime à cinq millions de piastres, plus de vingt millions de francs, la valeur de ces troupeaux humains.
La question de l'esclavage, on ne saurait le dissimuler, a été, dès la formation de l'Union, la pierre d'achoppement de la tranquillité publique.
L'esclavage existait dans presque tous les treize États originaires, quand l'indépendance fit proclamée. Il eût été bien difficile alors d'émanciper les noirs, et il n'était pas moins difficile pour la jeune république de vivre longtemps et de prospérer en paix avec le virus de l'esclavage.
Cette hideuse institution apparait comme un horrible cancer social, apportant dans l'organisation des peuples les mêmes ravages que le cancer dans l'organisation des individus.
À moins d'un remède héroïque, à moins d'extirper le mal jusque dans ses plus profondes racines, la nation atteinte d'esclavage, à l'égal de l'homme atteint de cancer, doit infailliblement périr par la désorganisation lente mais constante et fatale de toutes ses forces vives, de tous ses éléments constitutifs.
«Parmi vous. Vous les achèterez d'eux et ils seront votre propriété. Vous les transmettrez par héritage à vos enfants après vous, comme propriété, et ils seront vos esclaves à perpétuité. »