La vie à bord. — Merveilleux effet du mal de mer.
Le choix d'un steamer qui doit vous transporter à travers l'Atlantique est chose importante, quand on ne va pas en Amérique, comme mon noble compagnon de voyage, dans l'intention bien arrêtée d'y laisser ses os.
Aussi, dès mon arrivée au Havre, mon premier soin fut-il de prendre sur les nombreuses lignes transatlantiques de bateaux à vapeurs de minutieux et utiles renseignements.
Je les consigne ici, ne les ayant trouvés imprimés nulle part.
Il y a, 1er la British and North America royal mail steamship Company, autrement dit la ligne Cunard, entre Liverpool et New-York, et retour en passant par Halifax, dans la Nova Scotia, et par Boston alternativement.
2e La ligne Liverpool and Philadelphia steamship Company, qui sont des navires à hélice de second ordre.
3e United mail Steamers, entre le Havre et New-York, en touchant à Southampton. Cette ligne, généralement prise par les Français à cause du point d'embarquement, se compose des magnifiques steamers Vanderbildt, North Star, Arago, Fulton, etc.
4e La ligne Canadian steamship Company, entre Liverpool et Québec.
5e Enfin, la ligne de Hambourg à New-York, à laquelle appartiennent les beaux steamers Harmonia, Borussia, etc.
Si j'avais obéi à la funèbre impatience de mon Anglais, pour qui, nous le savons, le temps perdu qu'on passe à vivre ne se rattrape jamais, le choix n'eût pas été douteux, j'eusse pris un des navires du Canadien steamship Company, lequel nous aurait conduits en droite ligne aux chutes du Niagara. Mais cette raison seule me l'eût fait rejeter, et je portai mes vues sur la ligue Cunard, considérée généralement comme la meilleure sous tous les rapports.
Ce n'est pas sans un juste sentiment d'orgueil que la Compagnie Cunard se vante de n'avoir jamais eu à enregistrer aucun accident grave depuis quinze ou seize ans qu'elle fonctionne. Sans doute, il y a de la chance heureuse dans ce résultat exceptionnel, mais il y a aussi de la prévoyance, et, dans tous les cas, la bonne chance suffit à inspirer la confiance.
En outre, la régularité des voyages est telle sur cette ligne modèle, qu'on s'est habitué depuis longtemps, des deux côtés de l'Atlantique, à attendre les bateaux à jour fixe et presque à heure fixe.
Tous les steamers de cette ligne portent des noms qui se terminent par la première lettre de l'alphabet : Europe, Asia, Arica, Persia, Canada, etc.
Ces magnifiques vaisseaux réunissent tout ce qu'on pourrait imaginer de luxe et de confort. C'est assez dire que, dans chacun d'eux, on y est à merveille. Pourtant, si l'on avait le choix, c'est le Persia qu'il faudrait prendre.
Ce steamer, le plus grand vapeur à flot, après le Great-Eastern, mesure quatre cents pieds de long. Construit expressément en vue des passagers et des voyages rapides, il est tout en fer ; sa forme est relativement étroite, et sa proue aiguë et perpendiculaire fend l'eau comme un rasoir.
Les cabines de première classe renferment deux lits; celles de seconde classe, quatre lits. Vers le milieu du navire, c'est-à-dire à l'endroit où le roulis et le tangage se font le moins sentir, se trouve le compartiment de cabines réservées aux dames.
Dans ce compartiment, véritable sanctuaire, il est interdit aux hommes de pénétrer. C'est tout au plus si les sévères matrones qui en défendent l'entrée, comme des cerbères humains, permettent aux maris ou aux frères des dames, clouées sur leur lit de douleur par le terrible mal de mer, quelques rares et courtes visites.
On comprend, du reste, la nécessité de cette consigne sévère à bord d'un navire aussi chargé de passagers que le sont d'ordinaire les steamers transatlantiques. Mais est-ce à dire pour cela que la galanterie ne triomphe jamais des rigueurs de la consigne et que l'amour perde tous ses droits en mer? Non ; sur terre, aussi bien que sur le plancher mouvant des bateaux à vapeur, il arrive parfois que lorsque le loup ne va pas dans la bergerie, c'est la bergerie qui va chez le loup, ce qui revient exactement au même.
Ce qu'on m'avait dit du Persia m'avait donné la plus grande envie de m'embarquer sur ce steamer. Le hasard me servit à merveille. J'appris que ce navire était en partance et qu'en nous embarquant, le soir même de notre arrivée au Havre, sur le petit vapeur qui fait le trajet de Liverpool, nous arriverions juste à temps dans ce port pour prendre passage à bord du roi des steamers.
Usant du droit discrétionnaire que je tenais de sir James Clinton de régler tous les détails du voyage, je n'avais à prendre conseil que de moi-même, et nous nous rendîmes à Liverpool.
Un temps admirable facilita cette première petite traversée, accomplie comme le prélude du grand voyage que nous allions entreprendre.
La vue du Persia, au moment où je m'y embarquai, me causa un sentiment d'admiration auquel se mêla un vague sentiment de crainte et de regret. — De crainte, car je savais de quel poids léger pèse le plus grand bâtiment sur une mer troublée par la tempête ; — de regret, car j'allais mettre entre le pays où je suis né, où je laissais des parents et des amis, où j'avais obtenu mes premiers succès d'artiste, et un pays inconnu pour moi, dont je comprenais à peine la langue, et dans lequel peut-être j'allais être témoin d'une affreuse tragédie, l'espace de huit cents lieues de mer.
Je voudrais connaître les esprits forts qui se vantent de monter sans émotion à bord du navire qui doit les porter loin de leur patrie dans un autre hémisphère.
Quant à sir James Clinton, l'état maladif et désespéré de son âme ne lui permit aucune émotion de ce genre. Il prit possession de la cabine que je partageais avec lui avec une parfaite impassibilité.
À midi précis, un coup de canon tiré à bord du Persia donna le signal du départ, et les formidables roues du bateau décrivirent les premiers mouvements qu'elles devaient continuer, sans aucune intermittence, jusque dans le port de New-York.
La mer était calme, et nous naviguâmes toute la journée et une partie de la nuit sans que les estomacs faibles eussent trop à souffrir du balancement doux et cadencé du steamer.
Mais, vers les trois heures du matin, le vent fraichit tout à coup, et, au point du jour, la mer roulait des vagues de la grosseur d'une maison à cinq étages.
De tous les voyageurs qui se trouvaient à bord et n'avaient pas encore navigué, je fus le seul dont la santé n'eut pas à souffrir de l'horrible mouvement du vaisseau. Sir James Clinton, au contraire fut de tous les voyageurs le plus malade. Jamais être humain ne paya plus large tribut à Neptune.
Certainement il n'eût pas attendu, pour en finir avec l'existence, d'être rendu aux chutes du Niagara ; il se fût précipité dans l'Océan, si l'abattement extrême que cause le mal de mer lui eût permis de quitter sa cabine pour monter sur le pont. Du reste, et bien que ce mal cruel n'offre pas généralement de danger sérieux, je crus qu'il en mourrait.
Le gros temps dura deux jours et trois nuits sans relâche. La mer s'étant apaisée le troisième jour, je supposai naturellement que l'état du colonel s'améliorerait. Il n'en fut rien, et l'on eût dit que le malheureux avait avalé toute une pharmacie.
Combien j'étais loin de soupçonner le miracle que devaient opérer dans l'esprit de sir James les effets très matériels et extraordinairement prolongés des violentes secousses du Persia.
Pour moi, qui ne m'étais jamais senti mieux portant, ce fut avec le plus grand intérêt que j'observai les mœurs, les habitudes, les façons d'être toutes particulières et souvent très originales dont un steamer est le théâtre.
S'il est un endroit au monde où les femmes abdiquent toute coquetterie et où l'étiquette perd ses droits, c'est, à coup sûr, à bord, pendant les premiers jours de traversée.
On voit les passagères, jeunes ou vieilles, se promener sur le pont au bras d'un officier, vêtues de gros manteaux et de capuchons peu élégants. Leurs cheveux sont en désordre, leurs bottines sont à moitié lacées, et, oserai-je le dire?
Souvent une cuvette en métal est là près du banc où elles viennent s'asseoir en trébuchant, et où s'accomplit, trop souvent, hélas ! Le dénouement d'une catastrophe prévue par la pâleur de la victime et son mutisme forcé.
Je ne suis point un peintre réaliste, et je le regrette presque, depuis que j'ai été témoin de quelques scènes en mer. Il y aurait là pour un Courbet peintre de marine de précieux sujets à traiter, et dont l'effet serait certain... sur les tempéraments délicats.
Bientôt les femmes courageuses qui luttent sur le pont contre le fatal balancement du vaisseau, joint au tremblement perpétuel de la machine, se voient forcées d'aller grossir le nombre des malheureuses dont on entend les gémissements sourds et chromatiques s'échapper par l'ouverture des dunettes, comme une plainte vaine qu'emporte le vent de l'Océan.
Mais que le beau temps, en rendant la mer plus calme, consolide les estomacs, et tout se transforme à bord comme par enchantement. Les femmes se parent et semblent ressusciter; elles sortent de toutes les ouvertures du navire, comme des hannetons sortent de dessous terre, aux premiers rayons du soleil printanier, pour venir s'entretenir sur le pont ou achever un ouvrage de tapisserie commencé.
C'est dans ces moments d'embellie que naissent parfois de secrètes passions, rendues plus téméraires à l'arrivée, et qui souvent sont couronnées par le mariage.
La conversation n'est pas le seul plaisir qu'on puisse prendre à bord dans les jours de calme, assez fréquents depuis le mois de juin jusqu'à l'équinoxe de septembre.
La mer est quelquefois unie comme un miroir, et ce qui ferait le désespoir des navires à voiles devient pour les bateaux à vapeur la condition la plus favorable à la marche du vaisseau. On ne sent, dans ce cas, d'autre mouvement que le tremblement causé par la machine.
Tout le monde est alors gai, et bien souvent on organise un quadrille sur le pont. Il se trouve toujours à bord un ou plusieurs musiciens, soit parmi les passagers, soit parmi l'équipage.