Je veux parler de M. l'abbé Domenech, missionnaire apostolique qui, plus que personne, a dit souffrir de voir des chrétiens mettre si mal d'accord leurs actions avec les préceptes de l'Évangile.
Débarqués dans le Nouveau Monde l'épée d'une main et la croix de l'autre, ils se sont également servis de la croix et de l'épée pour frapper des hommes inoffensifs, les asservir et confisquer tous leurs biens à leur profit.
Les hommes ne sont-ils donc pas tous fils de Dieu, et le vol, l'hypocrisie et l'assassinat, ne sont-ils condamnables que sous une certaine latitude !...
Ô chrétiens dégénérés, combien vous êtes plus loin de Dieu en agissant comme vous le faites trop souvent en son nom, que cet ignorant indien qui ne le tonnait pas lui, mais qui sauve la vie de son semblable, et fait le bien instinctivement pour le seul plaisir de le faire et sans même savoir qu'il le fait!
Il appartenait aux missionnaires qui se sont voués à la propagation de la foi catholique en initiant en même temps les sauvages aux bienfaits de la civilisation, de relever le christianisme souillé par tant de crimes en Amérique. Que de fois les missionnaires ont payé de leur vie leur utile et sainte entreprise !
Aussi bien et puisque le voyage que j'ai entrepris d'écrire est un voyage anecdotique, raconterai-je le fait suivant qui emprunte une sorte de sombre comique au plus lamentable des événements.
Un missionnaire espagnol, le P. Antonio Galvez, était allé dans une des îles de l'archipel austral, pour prêcher le christianisme à des hommes bien peu faits pour le comprendre.
En effet, ces sauvages, si opposés aux Iroquois, et dont le cœur semble fermé à tout sentiment d'humanité, ont des coutumes féroces qui les rendront pour longtemps encore impropres à recevoir les bienfaits de l'Évangile. On en pourra juger par ce seul fait, que chez eux ce sont les vieillards qui, aux dépens de leur vie, savent le poison dont les habitants de ces contrées enduisent leurs flèches.
Voici comment ils procèdent à cette opération :
On met dans une marmite un lot de serpents choisis parmi les plus venimeux, un lot de crapauds de la grande espèce, un lot de scorpions, un lot de bêtes à mille pattes et un lot d'énormes araignées dont la piqûre est presque toujours mortelle; le tout mélangé agréablement à des plantes malfaisantes et à certains minéraux pulvérisés.
Puis on fait bouillir en couvrant hermétiquement la marmite, afin qu'il ne s'échappe de ce pot-au-feu de l'enfer aucune de ses précieuses exhalaisons.
Quand le tout a bouilli un certain nombre d'heures, on fait venir le vieillard le plus vénérable de la contrée, lequel doit décider si le bouillon est à point.
Le vieillard s'avance vers la marmite et la découvre, en ayant soin de placer sa tête de manière à en respirer les vapeurs. Si le vieillard ne tombe pas raide mort, c'est que la marmite n'a pas suffisamment bouilli, et on la laisse encore sur le feu.
Si au contraire il fait un demi-tour sur lui-même et tombe à la renverse pour ne plus se relever, c'est que le poison est efficace, et alors un long cri de joie s'échappe de toutes les poitrines.
Jusqu'à présent, ces peuplades n'ont pas eu d'autre institution de retraite pour les vieillards.
Les vieillards sont traités différemment chez d'autres peuplades voisines, où les fusils ont remplacé l'arc et les flèches. Les vieillards, hommes et femmes, sont hissés à des arbres minces et longs. Arrivés aux branches les plus élevées, on lâche brusquement les victimes de leur âge, qui s'accrochent comme elles peuvent des pieds et des mains.
Alors des voix se font entendre pour chanter un hymne en faveur de la force et de la jeunesse. Les pauvres vieux écoutent ce chant de triomphe, qui sera peut-être leur De profundis.
Le dernier verset de l'hymne terminé, de robustes gaillards arrivent, qui secouent vigoureusement les arbres chargés d'invalides, comme on fait des arbres dont on veut abattre les fruits mûrs. Les vieillards trop débiles tombent, et des sacrificateurs armés de massues les assomment respectueusement.
Ceux qui, plus robustes, tiennent bon, sont renvoyés à l'épreuve de l'année suivante, c'est-à-dire à un jour fixé qu'on appelle jour de la délivrance ou jour des ans.
N'est-ce pas le cas de dire avec Jean-Jacques Rousseau que l'homme est naturellement bon, et que la civilisation seule a pu corrompre son cœur généreux et sensible?
Mais revenons au P. Antonio Galvez.
Ce révérend père avait été déposé dans cette île par d'autres missionnaires de la même nation qui, de leur côté, allèrent plus loin dans les mêmes parages enseigner la vraie religion.
Au bout d'un an, les propagateurs de la foi revinrent pour reprendre le P. Antonio Galvez, et continuer avec lui leurs courageuses et saintes pérégrinations.
Nous venons, dit un des missionnaires en s'adressant à un insulaire, chercher le P. Antonio Galvez.
Il n'existe plus, répondit l'insulaire.
— Que le ciel ait son âme, dit le missionnaire ; il était le meilleur de nous tous.
— Ce n'était pas un mauvais homme, ajouta l'insulaire, mais je doute qu'il fût le meilleur de vous tous, car il avait des côtés bien durs.
Peut-être exagérez-vous; dans tous les cas, nous avons tous nos défauts.
— Les siens tenaient à son âge déjà un peu avancé.
— C'est possible ; mais à côté de ces défauts, c'est la douceur qui dominait en lui, et j'ai l'espoir que sa présence parmi vous n'aura pas été inutile.
— Elle nous a été très utile, au contraire. Quant à la douceur que vous lui supposez, cela tient uniquement au genre de nourriture, et moi je trouve que tout n'était pas doux dans sa personne.
— Avez-vous été bien à même d'en juger, mon ami ? Il est des qualités qui ne se révèlent qu'avec le temps, qu'on ne goûte qu'à la longue.
— Je ne suis pas si longtemps à goûter, moi ; j'ai très-bien pu l'apprécier, et je ne l'ai trouvé ni très tendre ni très doux. Pourtant, je vous l'ai dit, ce n'était pas un mauvais homme, à tout prendre.
— Et où reposent ses restes? demanda le saint homme.
— Des restes? dit l'insulaire.
— Oui.
— Il n'en reste pas.
— Et comment cela se fait-il ?
— Nous étions dix.
— Je ne comprends pas, mon ami, ce que vous voulez me dire.
— Je veux dire que le P. Antonio Galvez, dans un long discours, très beau mais auquel nous n'avons pas compris grand-chose, termina en disant : « Ce que je veux avant tout, mes enfants, c'est vous être utile, vous être agréable même, et contribuer par tous les moyens possibles à votre bonheur.
Pour vous j'ai quitté mon pays, ma famille, tout ce que j'ai de plus précieux en ce monde; pour vous je me suis sacrifié : disposez de moi. » Ces paroles nous touchèrent profondément.
— Nous nous sommes consultés, et, comme nous étions dix et que nous étions à jeun, nous avons jugé qu'en le mangeant il nous serait plus utile qu'autrement, et nous l'avons mangé tout entier, malgré certains défauts que je vous ai signalés, mais que nous lui avons pardonnés en faveur de ses bonnes intentions.
Hélas ! Que d'infortunés martyrs de la foi ont eu une fin aussi tragique que celle du révérend P. Antonio Galvez !
Nous ne restâmes que peu de jours à Saratoga. Les plaisirs trop renouvelés d'une société par trop bruyante fatiguèrent promptement le colonel, qui d'ailleurs ne se sentait pas très bien portant.
Il proposa de repartir pour New-York, afin de prendre un repos devenu nécessaire, se réservant de continuer le cours de nos pérégrinations, dès que le moment paraîtrait favorable.
Nous nous mimes donc en route pour la ville Impériale, Arthur réfléchissant toujours à de nouveaux moyens infaillibles pour s'emparer de son ex-associé.
En rentrant à l'hôtel Saint-Nicholas, nous vîmes un couple de nouveaux mariés, qui, suivant un usage assez curieux, venaient faire parade de leur bonheur, en prenant possession de ce qu'on appelle dans les hôtels américains la chambre de la mariée.
Cette chambre où vient s'abriter l'amour vaniteux, se loue à raison de trois cents francs par jour. Là, le velours, la soie et l'or sont prodigués, et la jeune mariée, avec un peu d'imagination, peut se croire l'heureuse épouse de quelque prince charmant.
Mais l'illusion est de courte durée, et les quartiers de la lune de miel se succèdent aussi rapidement en Amérique qu'en Europe.
Le lendemain les oiseaux amoureux avaient abandonné leur rage dorée, pour une cage plus modeste. S'y sont-ils trouvés moins bien? S'ils s'aimaient réellement, certainement non.