Les élèves en médecine et les médecins eux-mêmes s'adressent en toute sécurité à ces honnêtes industriels, dont la première des vertus est la discrétion : — discrets comme la tombe.
Ces contrebandiers de la mort sont connus sous le nom très expressif de résurrectionnistes. Suivant l'état de la mortalité, ils se chargent de vous approvisionner, à des conditions raisonnables. Ils traitent aussi à forfait, et fournissent toute l'année à un prix invariable des sujets des deux sexes et de tous les âges.
Naturellement pour les résurrectionnistes les bonnes années sont celles où la mortalité a été la plus forte. — Les morts ont donné cet été, disent-ils en se frottant les mains. Très au courant des gens malades, ils suivent avec intérêt les phases de leur maladie, apprennent leur rétablissement avec regret, ou vont avec satisfaction les déterrer après leur mort.
Au détail, il y a des cadavres de différents prix, suivant leur fraîcheur (c'est le mot dont ils se servent), et aussi suivant la maladie à laquelle le sujet a succombé. Naturellement aussi, s'il y a une petite douceur à faire, soit dans le prix, soit dans la qualité de la marchandise, on la fait de préférence à un client, tandis qu'on tient les prix fermes pour un chaland de circonstance.
Il y a de bons et de mauvais clients : des étudiants qui s'éternisent sur un cadavre, tandis que d'autres s'en montrent prodigues, et font ainsi aller le commerce. Avec les premiers on tient les prix fermes; avec les seconds on se montre coulant.
Gagner peu sur chaque mort afin d'en vendre beaucoup, telle est la devise de certains résurrectionnistes de l'école de Jean-Baptiste Say. Quand par malheur l'état sanitaire de la population est satisfaisant, les résurrectionnistes s'inquiètent. Les plus prévoyants achètent les morts lorsqu'ils sont encore vivants.
En effet on a vu des vauriens, comme il y en a partout, aliéner leur cadavre, et vivre ainsi pendant quelque temps du produit de leur mort anticipée. Seulement ils ne fixaient pas le jour de la livraison de la marchandise.
Donc nous roulions dans notre carriole lorsque nous aperçûmes deux hommes tomber plutôt que descendre d'une voiture, et se sauver en criant : Miséricorde! Miséricorde! Sur la banquette du véhicule se trouvait un personnage qui riait à se tordre. Fortement intrigués, le colonel et moi, nous demandâmes des renseignements, et voici ce que nous apprîmes.
Deux résurrectionnistes endurcis dans le crime de la résurrection avaient déterré un cadavre qu'ils devaient livrer à Montréal. Pour ne pas éveiller les soupçons de la police, ils curent l'infernale idée d'habiller le mort d'un large paletot, et de le faire passer comme un honnête voyageur encore de ce monde.
Après avoir fardé ses joues, garni son nez d'une paire de lunettes bleues pour cacher ses yeux éteints et fermés, ils l'attachèrent solidement à la banquette et s'assirent de manière à l'avoir entre eux deux. Au moment où ils traversaient un village, l'un des résurrectionnistes eut soif.
Quand un résurrectionniste a soif, tous les résurrectionnistes ont soif en Amérique. En conséquence nos deux industriels descendirent de voiture, et entrèrent dans un bar room où ils burent à la santé du mort force gin et brandy coq tails.
Pendant qu'ils buvaient ainsi le plus gaiement du monde, un passant s'approchant du mort resté dans la voiture, qu'il crut des plus vivants, lui tint ce discours amical :
— Vous avez, mon cher monsieur, pour compagnons de voyage, des hommes assez mal appris. Comment ils boivent sans vous! Ce n'est pas bien. Descendez, je vous prie, et nous trinquerons tous les deux... Eh bien! Vous ne dites pas mot... Vous ne bougez pas... Mais c'est à vous que je parle... Rien!... Ah ! Ça seriez-vous mort par hasard !
Et, en disant cela, notre homme s'assura avec stupéfaction que sa supposition n'était que trop fondée. Ayant deviné que le malheureux trépassé était une des recrues de messieurs les résurrectionnistes, il lui vint la pensée de le venger d'importance en faisant à ces derniers une peur dont ils se souviendraient.
Sans perdre de temps, il détacha le cadavre qu'il porta sur ses épaules dans une grange voisine. Puis, après s'être affublé du paletot du mort, et avoir mis ses lunettes, il alla prendre sa place sur la banquette de la voiture.
Quand les résurrectionnistes, légèrement émus par de nombreuses libations, remontèrent en voiture, ils ne s'aperçurent d'aucun changement.
Ils fouettèrent le cheval, et le véhicule roula.
Au bout de quelques minutes l'un des résurrectionnistes, s'étant approché du mort, le trouva chaud. Cette chaleur l'étonna de la part d'un honnête trépassé.
C'est singulier, dit-il à son complice, je ne sais si j'ai la berlue, mais, sur la part de paradis qui me revient un jour, si Dieu est juste, on dirait que le bonhomme est chaud.
— Comment chaud?
— Comme on est chaud.
— Chaud par lui-même ?
— Chaud par lui-même.
Allons donc, vous voulez rire.
— Je ne ris pas. Au surplus touchez-le vous-même.
Comme l'incrédule résurrectionniste allait s'assurer du fait, une troisième voix, une voix sépulcrale, discordante, horrible se fit entendre et glaça d'épouvante les marchands de cadavres.
— Oui, je suis chaud, dit le mort, mais qu'y donc de si extraordinaire à cela !... Je voudrais bien vous y voir à ma place... Depuis quarante-huit heures que je rôtis en enfer.
C'est à ce moment que, pris d'une frayeur sans pareille, les résurrectionnistes se laissèrent choir sur la grande route en prenant la fuite et en criant : Miséricorde ! Miséricorde !
L'homme que nous avions vu rire de si bon cœur rebroussa chemin, et, satisfait de la bonne farce qu'il avait jouée aux résurrectionnistes, il alla s'occuper de faire réintégrer le mort dans son domicile éternel.
Cette aventure, qui divertit singulièrement le colonel, lui remit en mémoire sa construction du Père-Lachaise.
— Voilà, dit-il, un immeuble qui ne me rapporte aucun intérêt. C'est de l'argent qui dort. On a raison de le dire, c'est toujours une folie de faire bâtir ; qui profitera de ma propriété?
Nous continuâmes notre promenade.
En traversant je ne sais quel petit bourg, nous vîmes des paysannes canadiennes qui brodaient avec des perles différents objets en écorce d'arbre. Les habitants de ce bourg, descendants des compagnons de Cartier, ont conservé pur le type de nos paysans normands, et parlent le patois de cette ancienne province au quinzième siècle.
Ne connaissant de la France que ce qui leur a été appris par tradition, ils commettent les anachronismes les plus singuliers et font parfois les questions les plus bizarres et les plus irréfléchies.
— Monsieur, me demande avec beaucoup d'intérêt une de ces jeunes brodeuses, est-ce toujours Louis XIV qui règne en France ?
— Non, ma chère enfant, Louis XIV est mort.
— Comment ! Il est mort ! Quel dommage, un si grand roi !
— Hélas! Les grands rois meurent comme les petits, et ceux-ci comme tout le monde. Et madame de Maintenon ?
— Morte aussi.
— Morte aussi ... On dit qu'elle s'est mariée secrètement avec Louis XIV, est-ce vrai
— C'est vrai, et ce mariage n'est plus un secret pour personne.
— Mon grand-père nous parlait beaucoup de madame de Maintenon. Mon aïeul l'avait vue une fois, il parait qu'elle a beaucoup fait pour la religion et qu'elle était bien bonne.
— Elle a fait massacrer plus de trente mille protestants.
— C'est beaucoup.
— C'est assez.
— Était-elle jolie?
— Très-jolie.
— Oh ! Que j'aurais voulu voir Louis XIV et madame de Maintenon !
En revenant à Montréal, nous trouvâmes Arthur de plus en plus plongé dans ses réflexions. Il avait trouvé, suivant le conseil que lui en avait donné le colonel, un sixième moyen de s'emparer de son ex-associé, dans le cas où il le verrait au Congress Water.
Après quarante huit heures passées à Montréal, où nous pûmes apprécier le caractère hospitalier et franc des Canadiens, restés français par le cœur et par l'esprit, nous primes la route de Québec.
On ne saurait tout voir sur son passage. C'est ainsi que nous passons, sans les visiter, les comtés de Verchères, de Chambly, de Berthier, de l'Assomption, de Joliet et de Montcalm.
Nous côtoyons les bords riants du Richelieu et, partout sur notre parcours, des noms français rappellent l'origine de notre colonie, en mêlant les regrets au plaisir que j'éprouve.
Ce sont, par exemple, le comté de Saint-Jean, de Napierville, de Saint-Hyacinthe, de Banville, d'Iberville, etc., etc.
À la rivière Richelieu succède la rivière Saint-Maurice dont le parcours a plus de trois cents milles et qui sert, comme dirait Pascal, de route mouvante, au transport des bois de toutes sortes qu'on trouve en grande quantité dans les forêts avoisinantes.
Nous avançons toujours et toujours des noms français viennent attester l'importance autrefois si étrangement méconnue du Canada, et les efforts héroïques, de nos colons pour s'y maintenir.
Aux comtés que nous avons cités il faut ajouter le comté de Lotbinière, celui de Mésantie, celui de Montmorency, celui de Saguenay, celui de Tadoussac, celui de Beauce, celui de Belle-chasse, celui de Montgomery et tant d'autres encore que nous passons sous silence pour abréger.
Il est un endroit vers le milieu du fleuve Saint-Laurent où nous apercevons une suite d'îles d'un aspect ravissant et qui rappelle les Mille-Îles. J'inscris sur mon carnet comme méritant une mention particulière les îles aux Cendres, les îles aux Oies, les îles aux Grues, l'île Madame, la Grosse-île et l'île d'Orléans la Belle longue de sept lieues.
Enfin nous découvrons Québec.
La capitale du Canada est admirablement placée au fond d'une rade pouvant abriter plusieurs milliers de navires du plus fort tonnage. Nous contemplons tout d'abord ses quais jetés à cinquante pieds dans l'eau et sa citadelle que le colonel nous dit être une des premières du monde. Québec, dont Champlain a posé les premières fondations, est construit partie à niveau de l'eau et partie sur le promontoire appelé cap Diamant.
Rien ne manque à cette capitale pour séduire le regard et l'esprit du touriste. Entourée d'un côté par les eaux du fleuve, de l'autre côté par la jolie rivière Saint-Charles, la ville ressort comme une fantaisie de poète au milieu des sites les plus pittoresques, les plus enchanteurs peut-être, de toute l'Amérique.
C'est à Québec que je goûtai pour la première fois du sucre d'érable qui me parut aussi doux que le sucre de canne, et relevé par un parfum naturel de vanille qui ne gâte aucun mélange et lui donne, au contraire, la préférence, dans tout le Canada, sur le sucre ordinaire.
L'érable à sucre, qui sera peut-être un jour le plus riche produit de l'agriculture canadienne, était connu des Indiens avant la découverte du Canada par Jacques Cartier.
Cet arbre doublement précieux par son bois plus dur que le chêne, et par la sève qui se coagule et durcit en pierre de sucre après avoir bouilli pendant quelques heures, figure avec le castor dans les armes nationales du Canada.
Le jour de la Saint-Jean, qui est la grande fête populaire dans toute notre ancienne colonie, les habitants ont la coutume de garnir les boutonnières de leurs habits de feuilles d'érable à sucre.
Quant à la manière dont on fait la récolte du sucre dans les plantations d'érable, elle est des plus simples, des moins coûteuses, et rappelle la vendange de la résine dans nos landes françaises.
On fait à l'arbre, à environ un demi-mètre du sol, une incision de quelques centimètres de circonférence, par où s'échappe en abondance le liquide que reçoit un récipient. Ce liquide est porté dans des chaudières suspendues sur un feu de bois très-vif.
Dès que le jus de l'érable entre eu ébullition, on le voit s'épaissir, et devenir jaune de blanc qu'il était d'abord. Quand on juge que le sirop a acquis le degré de cuisson nécessaire, on le distribue dans des formes de bois d'orme que les paysans préfèrent de beaucoup aux formes en poterie.
C'est toute l'opération qui, on le voit, n'est ni difficile, ni longue, ni coûteuse. La quantité de sucre d'érable vendue sur les marchés canadiens a été, en 1851, de dix millions de livres.
Ce chiffre est susceptible d'une grande augmentation, et l'Amérique, qui a reçu la canne à sucre des Européens qui eux la tenaient des Arabes, lesquels la tenaient peut-être des Indiens, payera probablement un jour sa dette à l'Europe, en lui renvoyant un saccharifère aussi riche que la canne dont les Antilles se sont enrichies avec le Brésil et plusieurs autres contrées des pays chauds du Nouveau-Monde.
Nous descendons à Québec, dans un hôtel confortable et, comme tout voyageur avide d'émotions nouvelles, notre premier soin est d'aller visiter la ville. Elle n'est pas grande et sa population ne dépasse guère quarante-cinq mille habitants. Mais partout règnent le mouvement et l'intelligence des affaires.
Pour en donner une idée, il suffira de citer quelques chiffres. Québec, en 1853, a vu son exportation par eau, s'élever à une valeur de 32 millions de francs, à l'aide d'une flotte de commerce d'une jauge de 100,000 tonneaux.
L'activité intellectuelle n'est pas moindre que l'activité manuelle au Canada qui compte environ cent publications périodiques dont le plus grand nombre sont des journaux politiques.
Si le bas Canada, le Canada anglais, est mieux fourni que le Canada français en écoles élémentaires, en revanche celui-ci lui est supérieur pour le haut enseignement. Une grande université est établie dans le Canada français qui jouit en outre de dix collèges, d'une centaine d'académies libres, de couvents enseignants et d'écoles de frères, sans compter quelque chose comme trois mille écoles du premier degré.
Plus de cent mille élèves sont instruits dans ces différentes institutions ; aussi rien n'est-il plus rare qu'un Canadien ne sachant pas lire.