Mais celle-ci n'était pas commode : en voyant avec quelle facilité son époux se consolait de ses chagrins domestiques, elle conçut l'abominable projet de se venger par la mort, précédée de la plus cruelle des tortures mêmes. Elle coupa la corde et poussa le canot dans le courant.
— Va boire, lui dit cette épouse farouche, une fois encore et pour toujours.
La barque flotta paisiblement, suivant le courant, qui ne se précipite que graduellement.
L'Indien eût pu se sauver à ce moment encore, en regagnant la rive à la nage. Mais il dormait.
La femme attendit, hagard, l'accomplissement de ce drame épouvantable.
Le bateau suivit ainsi mollement l'impulsion du courant de plus en plus rapide, jusqu'à la première ligne des brisants. La secousse fut violente, et le chef indien, réveillé en sursaut, se dressa sur la barque comme mû par un ressort. Un coup d'œil lui suffit pour se convaincre que tout effort tendant à se sauver serait inutile.
Une seule consolation lui restait. Il saisit sa bouteille, et, calculant les instants qui lui restaient à vivre, il but en conséquence, de manière à avaler la dernière gorgée de liqueur au moment du saut fatal. Toujours debout et l'œil fixé sur le torrent, il but jusqu'au bord de l'abime.
Au moment même où le canot, à moitié brisé, franchissait la digue pour disparaître, pulvérisé par les eaux, on le vit se tenant encore en équilibre sur l'arrière de l'embarcation, et, la tête rejetée sur les épaules, presser convulsivement sa bouteille, qu'il eut la suprême consolation de vider entièrement avant de mourir.
Voilà certes un sujet digne d'exciter la verve des peines bachiques, s'il en existe encore.
M. Louis Deville, dans son voyage dans l'Amérique septentrionale, a recueilli quelques récits concernant le Niagara. « Outre les écroulements, dit-il, le Niagara tient en réserve, pour ses visiteurs, d'autres dangers, dont de nombreuses légendes locales n'attestent que trop la réalité.»
Entre ces pointes de roches noires qui percent la nappe verte des ondes, à l'angle même de leur chute, un pauvre pêcheur, entrainé dans son batelet par le courant, est resté suspendu un jour et une nuit, agonisant sur l'abime, hors de la portée de tout secours humain.
Il y serait mort de froid ou de faim si une lame furieuse, le soulevant enfin, ne lui avait procuré une mort plus facile. Ici, où la chute récente de la Table du Roc a ouvert une large brèche tourmentée dans la paroi de la rive américaine, une jeune fille s'est penchée naguère pour cueillir une fleur entrevue dans une fissure du rocher ; fleur et jeune fille ont roulé ensemble dans le gouffre.
Là-bas sur cet amas de blocs où les arbres du rivage et la poussière d'eau des chutes entretiennent une ombre et une humidité constantes, un jeune couple, marié de la veille, se tenait un jour, ne songeant guère au péril.
L'épouse, la main passée dans la main de l'époux, voulut atteindre une saillie de rocher, dangereux piédestal couvert de mousse humide... elle glissa, entrainant avec elle dans la mort celui auquel son amour venait de laisser entrevoir toutes les bénédictions de la vie.
Il y a encore à craindre pour les organisations nerveuses, impressionnables, la fascination de l'abîme, non moins réelle que celle que le serpent exerce sur sa victime. Un de mes guides me raconta à ce sujet le fait suivant, dans lequel il avait été tout à la fois acteur et témoin :
« Il avait conduit une dame et sa fille, créature charmante, sur un des points accessibles les plus plongés dans la fumée des eaux, et la romanesque jeune fille, debout sur la crête du précipice, ses cheveux et ses vêtements flottants au vent, paraissait tellement absorbée dans la contemplation de la scène sauvage qui s'étendait sous ses pieds, que le guide alarmé, la saisissant par le bras, lui fit remarquer qu'elle s'exposait gratuitement à un grand danger.»
— Oh! répondit-elle en souriant, il n'y a point de danger, même si je me précipitais là-bas. Pensez-vous que je puisse me blesser sur ces couches d'impalpable rosée? Je flotterais au milieu d'elles comme un ballon. Mère! Je veux essayer de m'envoler !
La mère épouvantée et le guide se hâtèrent d'entrainer en arrière, mais non sans difficultés, la jeune visionnaire, qui ne fut pas plutôt arrachée à sa terrible extase, qu'elle s'affaissa sur le sol et fondit en larmes.
Mais la plus curieuse, ou tout au moins la plus amusante des aventures dont les chutes ont été le théâtre, est bien certainement celle-ci, que nous fil connaître Arthur
Vers 1838 ou 1839, les journaux américains annoncèrent qu'une expérience décisive allait être faite qui résoudrait enfin la question, toujours débattue, de savoir si, oui ou non, un être vivant quelconque pourrait être précipité dans les cataractes sans y trouver la mort.
À un jour donné, un bateau de grande dimension, chargé de toutes les espèces d'animaux connus, sauvages et domestiques, devait être livré aux rapides et faire par conséquent le gigantesque saut périlleux de la digue formidable.
Les journaux annoncèrent qu'il n'en coûterait qu'un dollar par personne pour être témoin de cette curieuse expérience. On se rendit en foule aux cataractes de tous les points plus ou moins rapprochés de la frontière américaine.
Quelques amateurs même ont fait trois cents lieues pour assister à cette représentation unique du formidable plongeon de la création tout entière, moins l'homme, bien entendu.
De cette arche de Noé de malheur, on entendait des cris, des sifflements, des aboiements, des miaulements, des rugissements, des bêlements et des hurlements à fendre le cœur des natures impressionnables.
Beaucoup de gens riaient cependant, tant il est vrai que l'homme est né compatissant, comme l'a affirmé je ne sais plus quel philosophe.
Quand l'heure fatale eut sonné, les animaux furent tous mis sur le pont en liberté, et le bateau remorqué au large, puis abandonné, après avoir été vigoureusement poussé dans les rapides.
L'embarcation navigua très bien pendant quelques instants ; mais de plus en plus sous l'influence du terrible courant, elle se heurta violemment contre des brisants et finit par s'arrêter entre deux grandes roches qui déchirent la nappe d'eau.
Alors ce fut un spectacle le plus curieux du monde et le plus saisissant aussi. Les animaux, voyant le danger, avisèrent tous, suivant leur nature et leur degré d'intelligence, au moyen d'échapper à la mort.
Les ours et les singes montèrent dans les agrès, mesurant la distance qui les séparait de la rive, et jetant de temps à autre sur la frémissante cataracte un regard épouvanté.
D'autres animaux couraient en tous sens sur l'embarcation. Un dindon, ayant perdu complètement la tête, se précipita dans l'eau, imitant ainsi le célèbre Gribouille, qui se jeta à l'eau de peur de se mouiller.
Quelques animaux semblaient attendre résolument une mort inévitable. D'autres tremblaient, en faisant retentir l'air de leurs gémissements. Les spectateurs, eux, applaudissaient et riaient à cœur joie.
Pendant plus de deux heures, l'embarcation resta ainsi arrêtée ; mais un courant d'eau l'ayant prise par le côté, elle continua sa route sans autre incident jusqu'à l'instant suprême où elle franchit la cataracte.
Tous les animaux, au nombre de plusieurs centaines, disparurent avec la barque dans l'abime. Rien ne reparut à l'exception d'un canard qu'on ramassa le jour suivant, sans autre avarie qu'une aile cassée. Ce canard, acheté par Barnum, fut exhibé au musée de New-York comme une curiosité sans pareille.