Les chemins de fer étant faits le plus économiquement possible partout en Amérique, il n'y a point de barrières sur les routes qui croisent la voie ferrée.
À parler vrai, il serait presque impossible d'entretenir des cantonniers sur des points souvent très éloignés de tout centre de population, à moins de faire de grands sacrifices pécuniaires, lesquels ne sont guère du goût des Compagnies aux États-Unis.
On a remplacé avec économie les cantonniers par des écriteaux à la bifurcation des routes, sur lesquels on lit en grosses lettres : Look out for the locomotive when the bell ring, ce qui veut dire : Faites attention à la locomotive quand vous entendrez sonner la cloche.
Les convois de chemin de fer vous réservent des surprises assez originales en Amérique. Au milieu d'un désert véritable, où nous n'apercevons pas même une vache imprudente à chasser, le train s'arrête, et un homme de service prononce le nom d'une station.
Le colonel et moi nous regardons curieusement autour de nous, cherchant l'indice d'une habitation quelconque.
— Mais, dit sir James en s'adressant à Arthur, je ne vois ici aucune station.
Il n'y en a pas en effet, répondit notre guide, mais il y en aura peut-être une plus tard. En attendant, le convoi s'y arrête, on la nomme du nom qu'on a l'intention de lui donner un jour; personne n'y descend, bien entendu, et jamais on n'y prit âme qui vive; mais cela fait bon effet sur les cartes de géographie.
— Décidément, dit le colonel en partant d'un éclat de rire, le peuple américain est pétri d'agréments, et je suis bien heureux de faire sa connaissance.
Ne riez pas, colonel, reprit Arthur, cela est moins ridicule que vous ne paraissez le croire. En Amérique, le chemin de fer est le pionnier de la civilisation. Il pénètre dans les déserts, et les déserts se peuplent à sa suite.
Il est arrivé souvent que les buffets, créés et entretenus par les Compagnies en pleines solitudes, sont devenus le noyau de villages transformés comme par miracle en villes d'une importance considérable. C'est un grand peuple que le peuple américain, il ne faut pas s'y tromper. Pourquoi faut-il que la police y soit si mal faite et que des coquins puissent vous dévaliser impunément !
— Mon pauvre Arthur, lui dis-je, vous pensez donc toujours à votre associé infidèle?
— J'y penserai, reprit-il, jusqu'à ce que j'aie découvert, à force de réflexions, les moyens de m'emparer de sa personne.
— Réfléchissez, réfléchissez, dit ironiquement le colonel; si cela ne fait pas de bien à votre ex-associé, cela ne pourra pas lui faire de mal.
En approchant de Buffalo, le paysage devient sauvage, inculte en certains endroits. De loin en loin seulement on aperçoit, au milieu des massifs d'une végétation vigoureuse et vierge, ce qu'on appelle en Amérique un log-house. C'est une cabane faite de jeunes troncs d'arbres de dix à quinze pieds de long, posés les uns sur les autres, à angles droits, alternativement.
Pour boucher les interstices, on se sert d'une sorte de mortier formé de boue, de terre glaise et de branchages cassés menus. Le log-house est le premier abri du défricheur.
Quand il a construit sa demeure, il met le feu aux bois qui l'environnent et laisse brûler, au grand déplaisir des bêtes fauves et des reptiles, qui se sauvent de toute part et brûlent en hurlant, en criant et en sifflant d'une manière effrayante. Lorsque le feu n'a plus laissé des arbres que le tronc, c'est au cultivateur à les enlever avec les racines.
Pour cela on se sert d'un instrument qui n'est autre chose qu'un énorme tire-bouchon. Ce tire-bouchon gigantesque pénètre de toute sa longueur dans le tronc de chaque arbre, et on l'arrache ainsi au moyen d'une locomobile à vapeur, d'un cheval, ou à bras d'homme.
C'est une opération lente et malsaine à cause des exhalaisons de la terre, qui donnent certaines fièvres intermittentes souvent mortelles. Aussi ne saurait-on trop admirer le courage et le dévouement des défricheurs, qui, en Amérique, sont les pères nourriciers de l'humanité.
Nous voici à Buffalo, après un parcours semé des plus pittoresques beautés de la nature, parmi lesquelles il faut citer le Mohawk, qui, à Bakton, tombe en cascade de deux cent cinquante pieds; les chutes de Trenton, qui se précipitent par six voies différentes de trois cent douze pieds; le lac de Cayuga, que traverse un pont de plus d'un mille de long ; les lacs et les chutes d'eau qui environnent Geneva; les hautes montagnes qui encadrent Rochester, etc. Nous sommes admirablement préparés à recevoir les impressions que feront naître en nous les cataractes sans égales que nous allons contempler.
Quelques heures passées à Buffalo, qui en 1825, comptait deux mille cinq cents habitants et qui en renferme cinquante mille aujourd'hui, suffisent pour nous faire apprécier l'immense avenir réservé à ce port d'entrée des grands lacs.
Une quinzaine de milles nous restent à parcourir pour arriver aux chutes; une bonne voiture attelée de deux chevaux vigoureux nous y conduit assez lestement et sans incident digne d'être rapporté.
À mesure que nous avançons, un murmure vague d'abord, plus caractérisé ensuite, et qui finit par gronder comme le tonnerre dans la chaîne des Pyrénées, se fait entendre et domine toutes nos pensées. Depuis quelque temps déjà nous écoutons, en silence et recueillis, ce grondement terrible qui nous tient sous une sorte de fascination.
— Messieurs, nous dit notre voiturier, dans cinq minutes nous serons au Niagara.