En passant devant Hastings, nous avons touché l'extrême limite des Palissades. Sur la rive droite, Arthur fait remarquer au colonel Sunny Side qui fut la résidence de l'illustre auteur de la Vie de Washington, et qui lui-même se nommait Washington Irving. Cette jolie villa est à peine visible à travers la verdure épaisse qui l'entoure de toute part.
Je salue la demeure de l'historien philosophe, dont le caractère était à la hauteur du talent, et mes yeux se portent sur un village nommé Jappan. Ici le fleuve s'élargit brusquement et tellement, qu'on l'a désigné par ces mots : Jappan sea (mer de Jappan).
Encore un lieu historique. En cet endroit, en effet, Washington fixa son quartier général pendant la guerre de l'indépendance. C'est là aussi que fut passé par les armes un traite, le major André.
Nous touchons à la ville de Sing-Sing, célèbre par sa prison d'état, dans laquelle les Américains ont mis en pratique un système de détention qui a servi de modèle en France, en Angleterre et dans quelques autres pays d'Europe. La pénalité la plus forte qu'inflige le code américain est, après la mort, dix ans de travaux forcés.
Dans aucun cas on ne peut outrepasser ce temps; mais on force le prisonnier à travailler. Dans Sing-Sing (littéralement chante-chante), tous les condamnés exercent une profession manuelle, et l'établissement n'est qu'une suite d'ateliers.
Pour punir les paresseux et les mutins et les forcer à travailler, on n'emploie qu'un remède, mais il est héroïque. On soumet le récalcitrant à une énorme douche d'eau froide, été comme hiver; après quelque temps de ce régime, les plus endurcis deviennent souples comme des chiens couchants et doux comme des agneaux.
L'édifice a cinq cents pieds de façade sur la rivière. Comme architecture, il ne présente rien de remarquable. C'est un grand bâtiment quadrangulaire à quatre ou cinq rangées de petites fenêtres uniformes. Il est construit en marbre tiré des carrières avoisinantes.
— Je trouve qu'il manque quelque chose à Sing-Sing pour être complet, dit le colonel à notre guide. Areur regarda fixement sir James qui souriait, après quelques instants de réflexion :
— Oui, dit-il tout à coup, il manque mon ex-associé. Le colonel s'inclina en signe d'assentiment.
Nous jetons un regard distrait sur Peckskill, sur le village du Croton et sur les chutes de Buttermilk, dont les eaux tumultueuses tombent d'une hauteur de deux cents pieds. Mais que sont ces chutes à côté des cataractes du Niagara dont nous allions contempler les sauvages magnificences!
Nous arrivons à Westpoint, où se trouve établie la grande école militaire des États-Unis.
C'est de Westpoint que sont sortis presque tous les officiers marquants de l'Union. Cette école militaire est située au sommet d'une falaise très haute et très escarpée, qui se termine brusquement par un plateau naturel servant de champ de manœuvre.
Quand nous passâmes devant ce plateau, il offrait le coup d'œil le plus pittoresque et le plus animé. Il était couvert de centaines de tentes d'une blancheur rendue plus éclatante par les rayons du soleil. Des drapeaux flottaient au vent, et le son du clairon, allié à celui du tambour et des fifres, se répercutait joyeux et martial de falaise en falaise. Un nombre considérable d'élèves s'exerçaient à la manœuvre.
Qui aurait pu prévoir alors que ces jeunes militaires, élevés pour la défense du pays, emploieraient leur talent et leurs armes à soutenir la plus cruelle et la plus lamentable des guerres civiles dont jamais peuple ait donné l'exemple! Au point de vue architectural, la critique de cet édifice peut se faire en deux mots : c'est une copie en marbre du temple de Diane.
Les Américains adorent ce style d'architecture; la douane de New-York est encore le temple de Diane, sans compter des milliers d'habitations particulières qui sont autant de petits temples de Diane. Sans ce temple célèbre, les Américains, c'est évident, n'eussent jamais été complètement heureux.
Mais ce qui à Westpoint frappe le plus vivement l'attention de l'Européen, et ce qui évoque aussi les plus tristes souvenirs de l'histoire contemporaine, c'est un monument simple mais élégant, taillé en marbre blanc, et qui du haut de l'esplanade domine le fleuve, assurément le plus beau du monde.
Ce monument est un monument commémoratif en l'honneur du grand patriote polonais Kosciusko, qui longtemps habita Wespoint, et gagna ses premiers lauriers à la suite de Washington.
Kosciusko avait été élevé à l'école militaire de Varsovie, d'où il fut envoyé à Paris pour compléter son instruction. À son retour dans la Pologne, il entra en activité, mais il ne tarda pas à partir pour l'Amérique, qui venait de lever l'étendard de l'indépendance nationale.
Muni de lettres de recommandation que Franklin lui avait données pour Washington, il se présenta au général en chef, lequel se l'attacha en qualité d'aide de camp. D'aide de camp il devint colonel du génie, grade qu'il dut à son talent et à son courage.
Quand le dernier bâtiment anglais, portant les derniers Anglais, eut quitté la rive américaine, Kosciusko salua la république proclamée qui était un peu son œuvre, et retourna en Pologne, où on l'accueillit les bras ouverts.
On sait le reste : tour à tour victorieux et battu, il ne put résister contre la Russie alliée à la Prune. Entièrement défait à Maczcemex, malgré des prodiges de valeur, il fut blessé et tomba de cheval en s'écriant ou en ne s'écriant pas, car le fait n'est pas prouvé : Finis Polonie! Prisonnier de guerre, il fut détenu dans une forteresse près de Saint-Pétersbourg et ne recouvra sa liberté qu'à l'avènement de Paul I".
On voulut lui rendre aussi son épée. Je n'ai plus besoin d'épée, avec un ton plein de noble tristesse, puisque je n'ai plus de patrie. En 1797, il traversa de nouveau l'Océan, il fut reçu avec honneur et sympathie par le peuple américain, et le gouvernement, pour récompenser ses services, lui accorda une pension.
Voulant pleurer de plus près sa pairie, Kosciusko revint en Europe l'année suivante, et mourut en Suisse, jeté avec son cheval dans un précipice.
Après avoir émancipé les serfs qui se trouvaient sur ses propriétés en Pologne, il fit un legs pour le rachat d'esclaves en Virginie et pourvoir à leur instruction.
C'est pour honorer tant de vertus, tant de courage et aussi tant de malheur, que les citoyens américains érigèrent un monument à Kosciusko. On montre encore le petit jardin qu'il cultivait à West-point.
Le fort Putnam, qui dominait le fictive en cet endroit, était d'une grande importance du temps où Washington combattait les Anglais. Il est en ruine aujourd’hui.
C'est ce fort qu'Arnold, vendu au gouvernement britannique, voulut livrer aux Anglais. Se voyant découvert, il fit appeler sa femme, créature d'une rare beauté et dont tout l'état-major était épris au dire de Washington lui-même trahi la cause des Américains, dit Arnold à sa femme, et mon salut dépend de la vitesse de mon cheval.
Frappée d'horreur à cette révélation, madame Arnold s'évanouit. Sans perdre une seconde, il monta à cheval et put joindre les Anglais. En apprenant cet acte de perfidie, Washington, qui avait eu jusque-là la plus grande confiance dans la loyauté d'Arnold, ne put se défendre d'un sentiment douloureux.
— À qui donc se fier? dit-il s'adressant à Lafayette. Lafayette a pu lui répondre : À moi !
En quittant Westpoint, le bateau navigue entre deux rangées de hautes montagnes et passe devant plusieurs villages qu'on croirait bâtis uniquement pour récréer l'œil du voyageur, tant ils sont propres, pittoresques et bien encadrés par la nature.
Beaucoup de ces villages sont qualifiés de villes par les Américains, et de fait ils diffèrent essentiellement de nos villages européens, nés villages et condamnés à rester villages jusqu'à la consommation des siècles.
Tout village américain est construit en vue d'un développement rapide; de là leur physionomie particulière. Souvent un village n'est composé que de quelques maisons; mais elles sont alignées sur de larges rues tracées pour l'avenir, et, partout avec un hôtel, souvent avec une banque, on voit un temple de bois, calviniste, presbytérien, catholique ou méthodiste, selon les vœux de la majorité des habitants.
Voici à droite Sadlewild, la résidence de N. P. Willis, l'écrivain de talent qui rédige le Musical World et plusieurs autres journaux de New-York. Plus loin nous voyons Fishkill qui anime un paysage montagneux et grandiose.
Successivement nous voyons apparaitre et disparaitre Newburg, point assez considérable bâti sur une côte rapide; Ponghkupsie, et encore d'autres localités de moindre importance. Enfin nous atteignons Albany, après une promenade qui a été pour nos yeux une série de surprises et de plaisirs sans cesse renouvelés.
Le bateau s'arrête à un quai d'où part une rue, ou, pour parler plus exactement, une avenue de soixante mètres de largeur, bordée d'élégantes constructions, et au bout de laquelle, d'une assez grande hauteur, domine le Capitole, presque en tous points semblable à celui de Washington.
Albany est la résidence de beaucoup des plus anciennes et des plus riches familles de l'état. Presque toute l'activité de la ville est due à l'énorme transit de marchandises et de voyageurs qui s'y opère toute l'année.
Albany voit passer l'incalculable courant du commerce du Nord et de l'Ouest, et c'est ici que les plus importants canaux de l'Érié et de Champlain se réunissent majestueusement à l'Hudson.
La planche est mise, qui doit servir à la descente des voyageurs; à son extrémité se pressent les cochers des voitures d'hôtels qui vous tendent des adresses attachées au bout de leurs fouets extraordinairement longs.
C'est un concert ou plutôt un charivari de voix, dont la note aiguë vous donne toujours à l'oreille le mot hôtel. Depuis quelques années la police a interdit à cette cohue avide des cochers de monter à bord.
Ils vous prenaient littéralement de force, vous leur apparteniez, vous étiez leur chose, ils vous conduisaient où ils voulaient, disposaient de vos bagages comme bon leur semblait, et vous faisaient payer toutes ces complaisances au taux de leur fantaisie.
Or, comme chaque steamboat transporte à Albany huit à neuf cents voyageurs, je vous laisse à penser le beau tumulte que cela devait faire. Aujourd'hui c'est autre chose.
Et maintenant, messieurs, faites bien attention, dit Areur en s'adressant à sir James et à moi, aux centaines de cochers et à tous les hommes qui nous attendent à terre. Ils vont vous parler, ne leur répondez pas, quoi qu'ils vous disent.
Peut-être vous demanderont-ils l'heure qu'il est, ou si le voyage a été bon ; si vous avez le malheur de tirer votre montre pour les satisfaire ou que vous prononciez un seul mot, ils feignent de prendre vos actions ou vos paroles pour un ordre, et alors ils se jettent l'un sur votre valise, l'autre sur votre boite à chapeau, pendant qu'un troisième vous entraine jusque dans sa large voiture rouge sang de bœuf dorée au vert d'Azoff, et vous conduit, bon gré mal gré, au grand trot de ses chevaux, à l'hôtel de son choix.
Très heureux, dans ce cas, si, en arrivant, vous n'êtes pas obligé de télégraphier au Canada ou à Buffalo pour réclamer une malle égarée qu'on retrouve... quelquefois.
- Ca Suffit, dit le colonel, nous serons discrets comme la tombe et silencieux comme Harpocrate en face de tous les cochers.
Nous débarquâmes et nous sûmes résister, ce qui n'était pas facile, à tous les pièges qu'on nous tendit. Grâce à l'expérience d'Areur, à ses savantes manœuvres, nous restâmes maîtres de nos bagages et de nos personnes, et nous pûmes nous faire conduire dans l'hôtel de notre choix.
Au milieu du tohu-bohu dont le lecteur peut se former une idée, nous fûmes témoins d'une scène triste et bouffonne à la fois. En même temps que nous débarqua une famille d'émigrants allemands qui, partis de leur village, allaient s'établir dans l'Ouest.
Cette famille se composait du père, d'une jeune fille de vingt ans, de deux plus jeunes garçons et de la grand'mère, âgée de soixante-quinze ans. Aucun d'eux ne savait un mot d'anglais.
Quelle belle proie pour les cochers et leurs affiliés! Un cocher s'avance vers le chef de la famille et lui fait comprendre qu'il n'ait à s'inquiéter de rien, qu'il se charge de tout moyennant une certaine somme. L'Allemand, naïf et confiant comme tous les habitants des campagnes de son pays, remercie l'officieux, paye et attend.
Bientôt cependant il se demanda comment ce brave homme avait pu devenir le lieu de sa destination. Un doute traversa son esprit, il se troubla et voulut s'expliquer.
Il était trop tard; sa fille était partie pour un hôtel quelconque, ses fils avaient été transportés à bord d'un steamer qui venait de quitter le quai, et le cocher avait décidé que le chef de la famille et la grand'mère prendraient le chemin de fer de Buffalo.
Désespoir des deux pauvres émigrants, à qui on fit espérer que leur fille leur serait rendue dans une heure, et qu'ils reverraient leurs fils dans deux jours.
Comme le colonel et moi nous nous indignions de cette manière d'agir, Areur nous assura que des faits semblables se renouvelaient presque chaque jour à Albany, où débarque le plus grand nombre des émi¡grants allemands venus par New-York.
Albany est une jolie ville, riche en belles habitations particulières, mais qui ne renferme que deux monu¡ments dignes de fixer l'attention : la cathédrale catholique et le Capitole, curieux mélange des genres égyptien, grec, romain, gothique et moderne.
Pour voir Albany comme il doit être observé, il faut y venir à l'époque de la session législative.
La capitale de l'état de New-York prend alors une physionomie toute particulière et offre au philosophe d'abondants traits de mœurs à observer. Sa population s'accroit subitement de plusieurs milliers d'étrangers qui ne viennent pas là précisément pour contempler le paysage.
Ce sont d'abord les représentants politiques avec leur famille, puis la foule des ambitieux et des spéculateurs en tous genres qui sollicitent pour leur compte ou pour celui d'autrui. C'est un propriétaire qui espère faire voter une ligne ferrée passant sur ses propriétés, afin d'obtenir un dédommagement qui l'enrichira.
Ce sont des industriels qui viennent proposer à l'état le moyen de décupler la fortune publique... et un peu la leur par la même occasion. Ce sont des imprimeurs décidés à employer tous les moyens plus ou moins parlementaires pour obtenir le privilège si recherché de l'impression des actes, lois et proclamations de la chambre.
C'est enfin la tourbe des intrigants et des intrigantes qui s'abattent sur les hommes du pouvoir comme des nuées d'oiseaux de proie sur l'objet de leur convoitise.
Une journée nous suffit à voir Albany, et, sur l'invitation du colonel, nous nous disposâmes à continuer notre route vers les chutes du Niagara, dans lesquelles sir James avait de moins en moins l'envie de finir ses jours. Nous primes le chemin de fer jusqu'à Buffalo, ayant l'intention, en arrivant dans cette ville, de continuer, dans une voiture particulière, notre voyage jusqu'aux fameuses cataractes.
Les chemins de fer en Amérique ont une physionomie essentiellement originale. Les convois ne sont point formés, comme en Europe, de wagons de différentes classes.
L'égalité la plus parfaite règne en chemin de fer aussi bien que dans les théâtres américains, où d'ordinaire il n'y a qu'une seule catégorie de places. Le train que nous primes se composait de quatre à cinq longues caisses posées sur des essieux à pivot, portant chacun quatre roues.
Ce genre d'essieux est indispensable là-bas, parce qu'il permet au convoi les courbes nombreuses et souvent très brusques qu'on rencontre un peu partout.
Ces grandes caisses renferment des stalles à dossier de bois, nullement rembourrées, mais qui tournent sur elles-mêmes, de manière à donner au voyageur la possibilité d'aller à son gré, en avant ou en arrière.
Ces caisses, communiquant entre elles, permettent au voyageur de se promener dans toute la longueur du train, et de changer de place en route, si bon lui semble. En hiver, un calorifère chauffe tout le convoi.
On trouve en outre dans ces voitures un cabinet séparé, contenant un divan à la disposition du premier occupant, et deux autres cabinets : l'un est un cabinet de toilette qui renferme une fontaine d'eau glacée avec un gobelet y attaché; sur la porte de l'autre cabinet, on lit : Water closet.
En route, le conducteur laisse monter de jeunes garçons qui circulent d'un bout à l'autre du train, débitant des gâteaux, des journaux, des livres, des cigares. On les voit descendre à la station suivante pour exploiter un nouveau train, et ainsi de suite toute la journée.
Les voies américaines n'ont pas d'enclos. Aussi rencontre-t-on souvent des bestiaux couchés sur les rails. Pour les faire déguerpir de là, le conducteur de la machine donne quelques vigoureux coups de sifflet. Si l'animal persiste à rester sur la voie, le convoi ne s'arrête pas pour cela.
Le cas est prévu, et toutes les locomotives américaines portent à l'avant une sorte de tablier pointu et incliné verticalement à droite et à gauche, qu'on appelle du nom significatif de chasse-vache. La vache est en effet chassée si elle reste sourde à l'avertissement du sifflet, et si bien chassée, qu'elle n'y revient plus.
De temps à autre le voyageur, en mettant la tête au vasistas de son wagon, aperçoit une vache en l'air, qui retombe inerte les cornes pendantes. C'est le chasse-vache qui vient de faire son office. Aucune secousse ne se fait sentir, et rien n'est changé en Amérique : il n'y a qu'une vache imprudente de moins.
Ces sortes d'accidents sont si fréquents, qu'il a fallu décider qu'aucun propriétaire de bestiaux ne pourrait réclamer d'indemnité aux Compagnies pour les vaches chassées par les trains. C'est aux vaches à bien se tenir.
Le convoi qui nous porte traverse, à notre grande surprise au colonel et à moi, plusieurs villes au milieu des rues les plus populeuses ; les voitures, les piétons, les enfants qui jouent, s'écartent tranquillement, et il arrive très peu d'accidents.
L'habitude de veiller à sa conservation fait qu'on devient prudent sans poltronnerie et qu'on juge mieux du danger et des moyens de s'en garer.
Il est vrai que, lorsque le train va traverser une Ville, sa vitesse est de beaucoup ralentie et que la grosse cloche placée sur la locomotive ne cesse de tinter