Les hôtels. — Les théâtres. — Les black minstrels. — Le musée Barnum. — Barnum, prince des pufustes. — Le magasin de nouveautés de Stewart. — La prison des Toombs et le vol au chloroforme. — Les prisonniers de Banger. — Le club des bloomeristes, des voyageurs, des intempérants et des légumistes. — Un bal au profit des pauvres. — La société élégante à New-York. — La société moyenne. — Quelques types. — Le quartier des plébéiens et le quartier des patriciens. — le docteur Townsend et sa salsepareilie. — le cimetière de Greenwood. — Mlle Canda. — Brooklin, son arsenal et son musée de marine. — La peinture à New-York.— Dialogue entre le colonel et Arthur. — Nous quittons New-York pour remonter l'Hudson.
Le lendemain et les jours qui suivirent, pendant près de trois semaines, Arthur vint nous prendre le matin pour nous faire les honneurs de la ville. C'est ainsi que nous visitâmes successivement les principaux hôtels qui sont, avec Saint-Nicholas :
— Astor House, construit par M. Aster, — un émigrant irlandais qui a fait une fortune de cent millions de francs, en commençant par vendre des pommes à un cent le tas;
— Prescott House, ainsi nommé en l'honneur du célèbre historien américain;
— hôtel Clarendon, hotel Saint-Denis, très fréquentés par les Européens de distinction ; Everett House, Lafarge House, New-York Hotel, Brevoot House, Stewen's House, French's Hôtel, International, Smithsonian House, Metropolitan Hotel ; enfin le New 5th avenue Ilote!. Ce splendide établissement est dirigé par le colonel Stewens.
Une remarque curieuse, c'est que presque tous les grands hôtels, non seulement à New-York, mais dans toutes les autres villes des États-Unis, sont dirigés ou ont été dirigés par des colonels.
Cet usage est si général, qu'il est permis de croire que les soldats américains ambitionnent le titre de colonel, bien moins pour commander des troupes que pour diriger des hôtels.
Arthur, qui tenait à remplir consciencieusement son rôle encore officieux de cicérone, ne nous fit grâce d'aucun établissement public. C'est ainsi que des hôtels nous passâmes aux théâtres, en commençant par le New-Bowery theatre, qui est un des plus beaux d'Amérique. Il peut recevoir six mille personnes et n'a pas coûté moins de quatre cent mille francs à faire bâtir.
Le Wallak's theatre est un petit théâtre renommé par le talent de ses acteurs. On y joue tous les genres, comme c'est assez l'usage dans les théâtres américains, mais principalement la comédie et le drame.
Le théâtre de Laure Keen est un théâtre hanté par le monde élégant. Il a été fondé par la célèbre actrice de ce nom.
Le Niblo's Garden est un beau théâtre dans lequel, depuis un grand nombre d'années, la famille Ravel représente ses pantomimes, ses féeries et ses tours de force. Les Américains sont passionnés pour ce genre de spectacle, exécuté par l'heureuse famille, qui possède aujourd'hui une fortune considérable gagnée à la force du jarret. .
Le Bowery theatre est le Cirque impérial de New-York. On y représente des pièces militaires à grand spectacle. Il est arrivé par trois fois que la bourre d'un fusil a communiqué le feu à une toile, qui a communiqué le feu au théâtre qui a brûlé tout entier. On l'a rebâti avec l'argent des assurances, de manière qu'il est prêt à rebrûler une quatrième fois, s'il plaît à Dieu.
L'Académie de musique, située au coin d'Irving place et de la quatorzième rue (car, à partir d'un certain endroit de la ville, les rues se désignent par numéros), est un vaste théâtre, le plus grand de New-York, exclusivement affecté à l'exécution des grands opéras.
Il occupe un espace de vingt-quatre mille pieds carrés, cent vingt et un pieds de long sur cent quatorze de large. La salle, très riche en ornements et en peintures, contient quatre mille stalles numérotées. Ce théâtre et le terrain sur lequel il est bâti ont coûté aux actionnaires un million sept cent cinquante mille francs.
Le National theatre est un assez grand théâtre, où l'on joue généralement le mélodrame.
Vient ensuite le Winter garden (jardin d'hiver). Le Barnum's museum, fondé en 1810 par celui qui a su conquérir, avec une grande fortune, le beau titre de Roi des puftites.
Puis enfin le musée égyptien, qui renferme une collection d'antiquités, momies, etc., et les nombreux petits théâtres de black minstrels (noirs ménestrels), dont les plus renommés sont les Christy's minstrels, la Compagnie de M. Wood et celle des frères Buckley.
De tous les genres de spectacle que j'ai vus en Amérique, celui des black minstrels l'emporte de toute la différence qui sépare l'imitation de l'original. Nous n'avons rien en France qui puisse donner une idée des danses, de la musique, des scènes et du langage imité des nègres du Sud par les acteurs blancs, qui se teignent en noir, et forment le genre de spectacle vraiment national qui nous occupe.
Mais, pour bien comprendre ce spectacle original, il faut connaître la nature, le langage, les mœurs et les habitudes des nègres, tels qu'on les observe dans les plantations de tous les États à esclaves, et tels que nous les avons observés nous-mêmes dans la Géorgie, comme on le verra plus loin.
C'est à reproduire des scènes grotesques et caractéristiques que s'attachent les black minstrels. Plusieurs de ces acteurs possèdent un véritable talent et poussent l'imitation de la démarche, du langage et des manières, des mœurs, jusqu'à la plus complète illusion.
Excellents musiciens pour la plupart, ils forment, avec des instruments de fantaisie et de forme extravagante, des concerts fort jolis, ma foi, et tels qu'on n'en entend nulle part ailleurs dans le monde.
Ils dansent à ravir les danses nègres, et, si vous voulez voir jouer des castagnettes et blouser des timbales, avec des gestes, une expression de visage, des pirouettes et des soubresauts les plus étranges qui se puissent imaginer, il faut aller à New-York, au théâtre des frères Buckley.
Ces mêmes frères Buckley font la parodie (les grands opéras d'une manière incomparable. J'ai ri à m'étouffer en voyant un soir la parodie de Lucie de Lamermoor. Le désespoir de Lucie (un des frères Buckley habillé en négresse) et la scène où Edgard se poignarde avec un sabre comme on n'en vit jamais sont le comble du grotesque amusant.
Il n'en coûte que deux shillings américains (un franc vingt-cinq centimes) pour voir le spectacle des minstrels. Aussi les théâtres qui offrent ce genre d'amusements sont-ils toujours remplis à New-York.
Au reste, les plaisirs sont tous à bon marché de l'autre côté de l'Océan ; d'où il résulte que tout le monde pouvant se distraire plus ou moins en Amérique, les théâtres, qui ne sont l'objet d'aucun privilège et sont tous entièrement libres, font généralement de bonnes affaires.
Le musée Barnum mérite ici une mention spéciale, autant pour la nature même de ce qu'il renferme, que pour son trop célèbre propriétaire.
Dans le musée Barnum, on voit des spécimens de toutes les curiosités possibles et surtout impossibles, et l'on assiste à des représentations dramatiques dans une salle de spectacle petite, mais très coquette.
Nous passerons sur les représentations dramatiques dans lesquelles a longtemps figuré le général Tom Pouce, de microscopique mémoire, pour jeter un coup d'œil sur les merveilles du musée.
Là, tous les règnes de la nature, animal, végétal et minéral, se confondent, au grand ébahissement des naïfs habitants de l'Ouest, qui ne manquent jamais de venir admirer les splendeurs du musée Barnum, toutes les fois que leurs affaires les appellent dans la cité impériale.
Mais, au milieu de ces choses curieuses, deux objets frappent surtout le regard du visiteur. La première de ces choses est une grande cage qui porte le nom d'Arche de Noé; la seconde est une sirène, ne riez pas, une sirène empaillée. Dans l'arche de Noé grouillent, sautent, dorment, mangent, boivent, jouent, s'ennuient surtout et volent les animaux les moins faits pour vivre ensemble.
Ici, c'est une souris qui grimpe sur le dos d'un chat ; là, c'est un chien qui s'assoit philosophiquement sur la queue d'un serpent ; à côté, on voit un coq qui picore dans une assiette en compagnie d'une chouette et d'un serin ; plus loin, un renard sommeille, ou fait semblant de dormir, à côté d'une poule; d'un autre côté, un singe saute de dessus le dos d'un mouton sur le dos d'un lion abruti par tout ce qu'il voit et entend autour de lui.
Quel concert les chats miaulent, les singes crient, les oiseaux chantent, les moutons bêlent, les chiens aboient, sans qu'il y ait dans cette horrible musique une seconde d'intermittence.
De l'arche de Noé s'exhale une odeur qui ne ressemble en rien aux parfums d’Arabie. N'importe, le spectacle est étrange, original ; et chacun s'approche le plus près qu'il peut de la cage pour admirer ce phalanstère des animaux, qui reste encore le modèle des phalanstères, même après ceux que M. Considérant a voulu établir pour les hommes dans les lointaines contrées de l'Ouest.
L'histoire de la sirène est des plus curieuses. Un beau jour, toutes les bandes de musique de la ville, tous les journaux et de gigantesques affiches collées sur tous les murs, annoncèrent aux New-Yorkers la nouvelle incroyable, mais parfaitement crue, comme toutes les nouvelles incroyables, que des pêcheurs s'étaient emparés d'une sirène telle que nous les dépeint la mythologie, c'est-à-dire moitié femme et moitié poisson.
Ce phénomène unique était visible, sans augmentation de prix, au musée Barnum. Les curieux affluèrent par centaines de mille, et l'on ne parla bientôt plus, dans tous les États-Unis, que de cette merveilleuse créature, trop femme pour qu'on lui donnât le nom de poisson, et trop poisson pour mériter celui de femme. Les érudits prirent texte de la sirène pour raconter le voyage d'Ulysse et rapporter des faits extrêmement curieux.
Ils établirent qu'on présenta au roi Dom Emmanuel de Portugal une fille marine, dernière survivante d'une troupe de tritons capturés dans les Indes Orientales. Ils citèrent d'anciennes chroniques où il est dit que des habitants des Pays-Bas s'étaient emparés d'une sirène, et lui avaient enseigné à se vêtir elle-même et à faire le signe de la croix.
Dans un autre ouvrage, publié en 1843, ils virent qu'une autre femme marine se montra plus intelligente encore et plus utile à la société : non seulement elle s'habillait seule, faisait le signe de la croix, mais elle filait, lavait et repassait le linge et s'occupait de tous les travaux de l'intérieur de la maison.
Enfin, un journal qui voulait du bien à Barnum rappela, pour prouver l'existence des sirènes, que Erasmus Laetus parle d'une nymphe marine qui, du temps de Frédéric II, apparut non loin du promontoire nommé Samo-Domico, et eut avec un habitant de la côte divers entretiens.
Celle-là parlait et prédit une infinité de choses au roi de Danemark. Elle lui apprit qu'elle se nommait Ibrand , et qu'elle avait à peine atteint sa quatre-vingt-dixième année. Cet âge, à ce qu'il parait, serait la fleur de l'âge pour les sirènes.
Ces récits et bien d'autres ébranlèrent les plus sceptiques, et on voulut aller voir. Barnum n'en demandait pas davantage. À leur tour, les savants s'émurent et voulurent voir aussi.
C'était pour la sirène le moment critique. En effet, les savants, qui auraient pu se tromper, mais qui ne se trompèrent pas, découvrirent que cette merveille n'était qu'un composé de paille recouvert d'une peau lustrée.
On rit beaucoup de ce puff mythologique, mais on n'en continua pas moins à venir voir cette prétendue sirène pour se moquer de ceux qui y avaient cru. C'était toujours l'affaire de Barnum, qui gagna dans cette honnête opération plusieurs centaines de mille francs.
Bien d'autres puffs suivirent celui-là; mais le plus hardi et le plus original de tous est, sans contredit, celui par lequel ce grand homme de blague (pardon pour le mot qui exprime si bien la chose) débuta dans la carrière, en montrant, moyennant vingt-cinq sous par personne, une vieille négresse aux trois quarts idiote, qu'il avait achetée moyennant cinquante francs, et qu'il fit passer pour la nourrice de Washington.
Barnum, qui a élevé le charlatanisme jusqu'à la hauteur des préceptes de la philosophie, nous a laissé, en dix commandements, l'art de faire fortune.
(1) Choisissez le genre d'affaires qui convient à vos inclinations naturelles.
(2) Que votre parole soit toujours sacrée.
(3) Quoi que vous fassiez, faites-le de toutes vos forces.
(4) Ne faites usage d'aucune espèce de boisson enivrante.
(4) Espérez sans être trop visionnaire.
(6) N'éparpillez pas vos efforts.
(7) Ayez de bons employés.
(8) Faites de la publicité.
(9) Soyez économe.
(10) Ne comptez que sur vous-même.
J'ai eu occasion de voir Barnum à New-York. C'est un saint homme qui ne manque jamais d'assister aux offices divins de son culte, et observe scrupuleusement les lois de la Société de tempérance, dont il est membre.
Les lois de cette société défendent de boire ni vin ni spiritueux d'aucune espèce ; Barnum ne boit que de l'eau, mais il loue sans scrupule le rez-de-chaussée de ses maisons à des débitants de liqueurs. On n'est pas parfait.
Arthur nous fit visiter, au colonel et à moi, les beaux magasins de New-York, parmi lesquels le magasin de nouveautés de Stewart est, je crois, sans pareil dans les deux mondes.
C'est un palais en marbre blanc situé dans Broadway, qui mesure cent cinquante-deux pieds de façade. Au centre du magasin est une salle de cent pieds de long et de quatre-vingts de haut.