Ce n'est pas sans un vif plaisir qu'en sortant de cette église nous respirâmes le grand air. J'avais, quant à moi, l'odeur de nègre si profondément imprégnée dans mon cerveau, que j'eus peur de ne pas pouvoir m'en débarrasser de la journée.
Arthur nous proposa, pour nous rafraîchir les narines, et aussi comme un excellent emploi de la fin de notre journée du dimanche, de prendre à la Batterie (the Battery) un des bateaux à vapeur qui font le service de Staten-Island.
À l'idée de monter sur un steamboat, sir James fit une légère grimace.
— Ne pourrait-on pas, dit-il plaisamment à Arthur, faire cette excursion en mer et aborder dans cette île par terre ?
— Colonel, répondit ce dernier, si votre estomac a des craintes, qu'il se rassure ; Staten-Island est dans la baie à une heure de distance de la Batterie, et le bateau glisse sur les eaux tranquilles du port comme il glisserait sur une mer de glace.
— S'il en est ainsi, dit sir James, allons donc à Staten-Island.
Au moment où nous arrivions à la Batterie, le bateau de Staten-Island, chargé de monde à couler bas, venait de quitter l'embarcadère. Nous avions une heure devant nous, le steamboat ne partant que toutes les heures.
Nous utilisâmes ce temps à étudier cette partie de la ville de New-York, la plus intéressante incomparablement au point de vue historique.
En effet, c'est à la Batterie, ou plutôt au numéro 1 de Broadway, qu'on voit encore la vieille Kennedy house, célèbre par les personnes illustres qui l'ont tour à tour habitée. Pendant la guerre de l'indépendance, cette maison fut occupée par lord Cornwallis, commandant des troupes anglaises, par le général Clinton et par lord Howe.
Le vent de la révolution, qui chassa si violemment du Kennedy house ces lieutenants impuissants de la dépendance coloniale, y amena triomphant l'immortel fondateur de la république américaine, Georges Washington. Talleyrand, après Washington, passa quelque temps sous le toit de cette habitation, qui fut construite en 1700 par le capitaine Kennedy.
Des fenêtres de cette maison, célèbre à tant de titres, quelques patriotes américains assistèrent à la destruction de la statue équestre de Georges III, roi d'Angleterre.
Cette statue était en plomb; les soldats de l'indépendance en firent des balles, qui toutes portèrent, dit une chronique du temps; car celles qui ne tuaient pas au physique tuaient au moral les troupes mercenaires du roi d'Angleterre.
Ces mêmes soldats de l'indépendance purent voir, peu de temps après cet épisode mémorable, et de ces mêmes fenêtres, les derniers serviteurs du monarque anglais quitter pour toujours la rive américaine.
Plus tard, les habitants du Kennedy house se découvraient au passage des funérailles d'une des gloires de l'Amérique, de Fulton, qui mourut dans une modeste maison construite tout près de là, dans le Bowling green, petit enclos de verdure où l'on jouait aux boules avant la révolution.
C'est toujours dans ce même voisinage, qui était, à l'époque de la guerre de l'indépendance, le centre de New-York, que demeurèrent Arnold et André, deux noms glorieux dans l'histoire de l'affranchissement.
Le quartier général du général Gage était, en 1765, à quelques pas seulement de l'habitation de Fulton. C'est aussi là que se trouvait, à celte époque, la prison devant laquelle on voyait, comme pour servir d'enseigne à cet affreux séjour d'un despotisme cruel, le pilori où l'on exposait et où l'on fouettait les condamnés, les fers dont on chargeait leurs pieds et la potence à laquelle on les pendait.
C'est sous le péristyle de cette prison que, sublime antithèse se trouvait Washington, lorsqu'il fut acclamé président des États-Unis.
C'est encore sur ce même emplacement qu'eut lieu la mémorable cérémonie du serment, en présence d'un peuple immense et enthousiasmé.
Un tableau de l'époque nous a conservé le costume que portait Washington ce jour-là. Il était vêtu d'habits de velours couleur foncée, portait les cheveux poudrés, ramenés par derrière et renfermés dans une poche de soie noire, et avait au côté son épée libératrice à poignée d'acier, épée qu'il n'avait jamais quittée depuis le jour où il l'avait tirée pour l'indépendance de son pays.
Ajoutons enfin que c'est dans ce même endroit de la Batterie que les New-Yorkers dressèrent un arc de triomphe sous lequel passa le général la Fayette, lors de sa dernière visite dans la cité impériale.
Le colonel James Clinton ne put considérer sans un sentiment d'admiration pour le peuple américain, auquel se mêlaient peut-être les pénibles impressions de l'amour-propre national froissé, ces modestes témoignages de la grandeur d'un pays qu'on peut critiquer au point de vue des mœurs, des usages et même aussi de certaines institutions sociales et politiques, mais auquel on ne saurait refuser les nobles instincts qui inspirent les grandes entreprises et l'énergie d'action qui fait qu'on les réalise.
Arthur tira sa montre, — la seule, hélas ! Qui lui restait de son magasin d'horlogerie. Nous avions encore vingt minutes avant le départ du bateau. Nous allâmes voir la porte actuelle de New-York, construction appropriée aussi peu que possible à cet usage, et qui était autrefois une église hollandaise.
Mais un attrait tout particulier nous attirait vers cette construction, d'ailleurs très-peu remarquable. C'est sur le sommet de cette ancienne église que Benjamin Franklin fit sur l'électricité ses premières expériences.
Peu de temps après, les paratonnerres étaient inventés par cet honnête et modeste citoyen, qui se délassait de ses travaux purement scientifiques en écrivant avec beaucoup de verve et d'esprit son Almanach du bonhomme Richard.
En montant sur le steamboat de Staten-Island, je fus frappé de sa forme tout américaine, dont les bateaux à vapeur européens ne peuvent donner aucune idée.
Tous les steamboats américains, même les grands steamboats à trois et à quatre étages au-dessus de l'eau, qui sillonnent l'Ohio, le Mississipi et l'Hudson, sont construits de manière à recevoir toute la charge sur le pont.
L'intérieur est entièrement rempli par l'énorme machine. De cette machine on n'aperçoit, au milieu du bâtiment, que le gigantesque balancier, comme une pompe sans cesse en mouvement.
À côté du balancier, mais plus haut et par-dessus tous les étages du steamboat, s'élève un petit pavillon où se tiennent en observation le capitaine qui commande, les manœuvres et le timonier qui de là dirige le gouvernail.
Il n'y a pas de petits bateaux à vapeur en Amérique. Les plus petits steamboats à New-York sont les ferryboats de Brooklin, —une sorte de faubourg de New-York, — et qui pour cinq centimes vous traversent la rivière de l'est, cent soixante mètres environ.
Les ferryboats n'ont pas moins de quatre-vingts chevaux de force. Ce sont des bateaux de ce genre qui traversent toutes les rivières, les ponts étant pour ainsi dire inconnus aux États-Unis.
Le bateau qui nous transporta à Staten-Island était à peu près trois fois grand comme les ferryboats de Brooklin. Le trajet est charmant, et l'on arrive trop tôt, après une promenade constamment égayée par la vue des nombreux navires de toutes les nations, à cette île pittoresque, rendez-vous habituel des New-Yorkers, qui, le dimanche, veulent se récréer l'esprit autrement que par la lecture de la Bible.
À Staten-Island, le panorama est véritablement splendide. De là l'œil embrasse toute la baie et va se perdre en pleine mer. Les navires, comme des oiseaux aquatiques, déploient aux vents leurs ailes blanches, et glissent penchés sur la surface de l'eau; ou bien, semblables à des monstres marins, s'agitent avec fracas, lançant de leur poumon de feu une haleine brûlante, et marquant leur passage rapide par un double sillon de nuages et d'écume.
Du côté de la terre, cette île n'offre pas moins d'attraits. Partout ce ne sont que riches villas, maisonnettes de bois peint, si légères et si fraiches, qu'elles semblent un jeu de l'imagination et non une réalité.
Rien ne viendrait troubler l'enchantement de ce séjour délicieux, si le pavillon jaune de la quarantaine, en ramenant aux tristes réalités de la vie, ne nous avertissait que c'est dans cette île qu'est placé le lazaret. C'est du reste un très bel établissement, qui n'a de triste que sa destination même.
Nous dinâmes dans l'île.
Le soir, en rentrant en ville, nous entendîmes sonner le tocsin par la cloche de l'hôtel de ville. Quelques secondes plus tard, un bruit véritablement infernal, produit par de lourds véhicules roulant sur le pavé et par des vociférations qui n'avaient rien d'humain, vint accompagner horriblement le son lugubre du tocsin. La foule qui courait de toutes parts, jointe à l'obscurité de la nuit, nous empêcha de rien distinguer.
— Qu'y a-t-il? demanda le colonel.
— Ce n'est rien, répondit Arthur, de l'air le plus tranquille du monde; on sonne au feu, et ce sont des pompiers qui courent à l'incendie. C'est l'heure où, le dimanche, on commence à éteindre d'ordinaire à New-York les maisons, qui ne manquent jamais de brûler ce jour-là de préférence à tout autre jour.
— Comment, dis-je à mon tour, les maisons, pour brûler, choisissent leurs jours à New-York?
C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, me répondit Arthur. Les maisons sont très intelligentes pour ces sortes de choses, et, si vous voulez voir comment on les éteint, je vous dirai ensuite comment on les allume souvent.
— J'accepte la proposition, fit sir James.
— Et moi aussi, dis-je.
— Partons, fit Arthur. Aussi bien il eût été difficile de terminer la journée plus agréablement.