— Comment, dit sir James, il se peut que, dans un pays comme le nord de l'Amérique, qui se pique d'être la patrie de toutes les libertés et d'avoir secoué le joug des préjugés, un despotisme et des préjugés aussi féroces pèsent sur toute une race! En vérité, j'aimerais mieux, si la nature m'avait fait noir, être esclave dans le sud que libre de cette liberté dans le nord. La position aurait au moins l'avantage d'être plus nette.
— À tout prendre, répondit Arthur, j'aimerais mieux, étant nègre, vivre dans le nord, car de tous les malheurs dont un homme puisse être affligé sur la terre, le plus grand, certainement, est celui d'être esclave. Mais je ne prétends point justifier les Américains du nord dans leur conduite à l'égard des noirs. Elle est aussi barbare que cruelle, et de plus elle est en désaccord criant avec les institutions éminemment libérales du pays.
— Mais, demandai-je à Arthur, si un nègre entrait dans un omnibus en payant le prix de la place, en vertu de quelle loi pourrait-on l'en faire sortir ?
—Il paraît qu'il y a des lois pour cela, répondit Arthur ; un procès récent et des plus scandaleux vient de le prouver.
Et Arthur nous raconta le trait de mœurs suivant :
Une jeune négresse dans un état de grossesse avancée, ayant à se rendre à une distance très éloignée de Canal street, où stationnent les cars (omnibus américains), se décida, ne pouvant plus marcher, à monter dans l'omnibus. Elle alla se blottir dans le fond de la voiture, et dissimula, autant qu'elle le put, son visage noir dans son mouchoir de poche blanc.
D'abord le conducteur ne s'aperçut pas de cette liberté grande. Mais bientôt il découvrit la négresse. Alors il fit arrêter les chevaux et lui enjoignit de descendre, en lui faisant observer que les nègres étaient exclus de toutes les voitures publiques à New-York.
—Je suis bien fatiguée, dit la pauvre négresse, et, si ma présence dans l'intérieur de la voiture est un outrage pour les voyageurs, je demande comme une faveur, tout en payant ma place, de sortir de la voiture et de me tenir debout sur la plate-forme extérieure.
— Cette faveur, reprit le conducteur, ne peut vous être accordée. Pour la seconde fois, je vous somme de descendre.
La pauvre jeune femme fit un effort pour obéir au conducteur, mais, harassée de fatigue, elle retomba sur la banquette.
Alors le conducteur, insensible à tout sentiment de pitié, entra dans l'omnibus et la saisit brutalement pour la chasser hors de sa voiture. Cette malheureuse, désolée de tant de sévérité, mais ne désespérant pas de toucher le cœur des assistants et du conducteur lui-même, se mit à pleurer en se cramponnant à la balustrade du marchepied.
Impatienté de ce retard, et en quelque sorte encouragé par l'indifférence des voyageurs gours qui restaient sourds aux supplications de l'infortunée créature, le conducteur la saisit violemment par le milieu du corps et la jette sur la voie ferrée où elle reste évanouie. Puis il ordonne au cocher de continuer sa route.
La chute que fit cette femme, au moment où elle allait devenir mère, faillit lui coûter la vie. L'enfant périt, et elle garda le lit pendant deux mois. Pauvre, ne vivant que de son travail, elle intenta contre le conducteur une action en dommages-intérêts.
Devant les tribunaux, le conducteur avoua les faits et se borna, pour sa défense, à dire qu'il était dans son droit.
Avant de remettre les questions aux jurés, le juge Thompson, de la Cour de marine de New-York, crut de son devoir de leur adresser le discours suivant :
Citoyens,
Mon devoir est de vous faire connaitre la loi. Les nègres ne possèdent point les mêmes droits et privilèges que la race blanche.
La plaignante, appartenant à la race nègre, n'avait aucun droit de pénétrer dans la voiture de la sixième avenue, et le conducteur avait celui de la chasser pour obéir aux prescriptions de ses chefs.
La Compagnie a parfaitement fait d'établir ces règlements pour vous éviter, à vous comme à moi, l'inconvénient d'être assis à côté de nègres. La seule question qui pourrait faire hésiter vos consciences est la violence qui a été employée vis-à-vis de cette femme et dont les résultats ont été fâcheux pour elle; mais elle a été victime de son entêtement, et ne peut s'en prendre qu'à elle-même des blessures qu'elle a reçues.
Celui qui viole la loi doit être puni, et la loi qui punit les nègres de vouloir s'arroger certains privilèges dont jouissent exclusivement les blancs doit être respectée par tous les bons citoyens de la communauté, car elle est fondée sur les principes les plus incontestables de la justice, de la raison et du christianisme.
— Ce discours est odieux, fit sir James, et il semble impossible.
Il n'en a pas moins été prononcé, répondit Arthur. Le jury s'est retiré dans la salle de ses délibérations, et, moins de cinq minutes après, il est revenu avec un verdict d'absolution pour le conducteur. Quant à la pauvre négresse, elle a été condamnée aux frais de l'instance.
Un moment de silence succéda à ce triste récit qui nous prouvait d'une manière si saisissante, au colonel et à moi, l'injuste et révoltant préjugé qui pèse dans le nord des États-Unis, aussi bien que dans le sud, sur la race noire.
La malédiction de Cham, fit sir James, sera-t-elle donc à jamais héréditaire à tons ses enfants; et les fils de Chanaan doivent-ils être à tout jamais les esclaves des fils de Japhet?
À ce moment passa un enterrement, musique en tête, et escorté par deux cents individus environ, portant des insignes à leur boutonnière. C'était une corporation, comme il y en a tant en Amérique, qui rendait les derniers devoirs à un des leurs. Nous nous arrêtâmes pour voir défiler le funèbre cortège. Quand il eut passé :
— Non, dit Arthur, et le jour n'est peut-être pas loin où le mot impie d'esclave ne sera plus pour l'humanité qu'un souvenir de tristesse et d'humiliation.
Il répondait cette fois encore, après mûre réflexion, aux paroles du colonel.
— Messieurs, reprit Arthur, après le drame la comédie. Nous voici arrivés à la porte d'une des églises desservies par des nègres pour les nègres. Entrons. Le spectacle est curieux. Dieu veuille que nous arrivions au moment du prêche.
En pénétrant dans cette église entièrement remplie par des nègres, une odeur sui generis véritablement insupportable, l'odeur de la race, faillit nous faire reculer. Bien souvent, depuis ce moment, je me suis demandé si cette odeur asphyxiante et nauséabonde ne serait pas la principale cause de l'éloignement qu'éprouvent les blancs pour les noirs.
Quoi qu'il en soit, c'est un véritable supplice de se trouver enfermé avec des nègres, et il fallut une grande force de volonté de notre part à tous pour nous y résigner. Nous nous bouchâmes le nez, et nous observâmes.
L'exclusion des noirs de toutes les églises où vont prier les blancs a jeté un tel trouble dans l'esprit de ces malheureux, que beaucoup d'entre eux en sont arrivés à douter de l'existence d'un seul Dieu.
Ils s'imaginent qu'il y a un Dieu pour chaque race d'hommes, et par conséquent un paradis et un enfer pour les nègres. En outre, ils peignent en noir l'image des saints auxquels ils s'adressent plus particulièrement pour transmettre leurs prières à l'Éternel. Ils n'ont pas la même confiance dans l'impartialité des saints dont l'image est peinte en blanc.
Quant aux rites qu'ils suivent, ils sont de fantaisie toujours, comme la langue qu'ils parlent et comme tout ce qu'ils font. J'en eus la preuve en voyant officier le nègre qui, après des évolutions auxquelles il me fut impossible de rien comprendre, trembla légèrement, mêlant ainsi le culte des trembleurs au culte luthérien, auquel l'église qu'il desservait avait, je crois, la prétention d'appartenir.
Ce tremblement avait pour objet d'invoquer le Saint-Esprit. Quand le nègre se trouva suffisamment préparé, il monta en chaire, et tous les nègres se parlèrent en riant et en se frottant les mains en signe de satisfaction.
— Silence, mes frères, dit le prédicateur, je vais commencer.
— Silence, donc ! répéta chaque nègre en s'adressant à tous les autres, vous faites un bruit terrible.
— Moi, je n'ai rien dit, fit un vieux nègre d'un air de reproche.
— Moi, jamais je ne parle, dit à son tour une régresse, et ce sont toujours les plus bruyants qui imposent silence aux autres.
— Silence ! Silence! reprit le prédicateur, ou nous n'en finirons pas.
Le silence se rétablit peu à peu à travers quelques grognements de nègres se plaignant de je ne sais quoi. Enfin le prédicateur put commencer son sermon.
Je fais grâce au lecteur de cette pièce d'éloquence, qu'il me serait d'ailleurs très difficile de rapporter dans toute sa naïve et pittoresque vérité. Mais j'ai conservé le souvenir exact de la partie du sermon dans laquelle le pasteur nègre décrivit, avec des gestes et un jeu de physionomie inimaginables, les délices et les horreurs de l'enfer.
— L'enfer, dit-il dogmatiquement en s'adressant à la multitude des nègres dont la figure bêtement mobile exprimait en ce moment les sentiments de la crainte et de la douleur, l'enfer, mes très chers frères, est un lieu de supplice horrible où il gèle constamment, où la neige tombe sans cesse sur les épaules nues des pécheurs condamnés pour l'éternité.
Là, mes frères, ce ne sont que balles de coton, que sacs de café, que caisses de sucre, que Dieu, dans sa juste colère, condamne à porter éternellement à bord de navires en charge qui ne se chargent jamais! L'enfer, c'est la torture des tortures, le malheur des malheurs; c'est, pour tout dire en deux mots, le travail sans repos combiné avec le froid sans dégel.
Ici beaucoup de nègres frissonnèrent en faisant une grimace affreuse.
Mais, poursuivit le prédicateur, si au lieu des châtiments de l'enfer vous avez mérité les récompenses du ciel, que de bonheurs vous sont réservés, que d'enivrements vous attendent !
À ce moment, le visage des nègres prit un caractère de félicité indescriptible ; plusieurs d'entre eux ne purent retenir les éclats d'un rire nerveux.
Le prédicateur lui-même sourit avec satisfaction en se caressant le menton.
Continuant :
— Dans le paradis, mes chers frères, il fait toujours chaud, de cette douce chaleur qui fertilise les contrées de notre Afrique bien-aimée et fait du Sénégal le paradis de cette terre, avec cette différence toutefois que, dans le ciel, la chaleur est encore plus forte et qu'on n'y travaille jamais.
— Quel bonheur!! Quel bonheur! Exclamèrent quelques nègres en battant des mains.
— Taisez-vous donc, dit, en se levant de dessus son siège, une vieille négresse.
— Asseyez-vous! Asseyez-vous ! Cria la masse des noirs; c'est vous qui interrompez.
— Moi ! répondit la négresse, ce n'est pas vrai; c'est lui.
— Moi?
— Oui.
— Veux-tu te taire, vieille sorcière !
— Va-t'en, nègre!
— Silence ! Silence ! Dirent cent voix à la fois ; on ne s'entend pas ici.
Le prédicateur reprit :
— Dans le paradis, mes chers frères, les bienheureux élus du Seigneur ne sont exposés à rencontrer ni balles de coton, ni caisses de sucre, ni sacs de café. Il n'y a point de navires en charge, et les nègres y mangent sans cesse les meilleurs haricots, assaisonnés d'un lard dont le plus excellent lard de ce monde ne peut donner qu'une idée affaiblie et misérable.
Beaucoup de nègres, à ces dernières paroles, rirent et se parlèrent entre eux ; d'autres se léchèrent les lèvres en silence. La vieille négresse dont nous venons de parler plus haut se leva une seconde fois de son siège. Le prédicateur lui fit signe de se rasseoir.
— Ainsi donc, mes chers frères, comparez, d'un côté, l'enfer avec ses frimas et ses glaces incessantes, ses balles de coton, ses caisses de sucre et ses sacs de café, qu'il faut porter sans cesse à bord de navires en charge qui ne se chargent jamais ; de l'autre, les délices du paradis, avec sa chaleur éternelle, son loisir perpétuel, et les succulentes friandises que vous savez.
— Le lard ! Oui, le lard ! cria naïvement un nègre dont le choix paraissait être fait.
Nous n'exagérons rien. Tout ce que nous pourrions inventer sur les excentricités des nègres aux offices divins ne semblerait pas plus extraordinaire que la vérité même.
C'est que, il faut bien le reconnaître, outre le peu d'instruction que les nègres reçoivent partout en Amérique, il y a chez cette race une infériorité marquée sur la race blanche qui les porte à se quereller sans cesse.
Il est arrivé que le prédicateur, impuissant à calmer la foule qui discute bruyamment pendant les sermons, a enjambé la chaire et s'y est tenu à califourchon, en criant à tue-tête et en faisant des gestes d'ancien télégraphe.