Les églises à New-York. — Quelques maisons historiques. — Staten-Island.
Nous avions choisi les églises pour but de notre première visite dans la ville, parce que nous étions arrivés au dimanche et qu'on ne peut faire que trois choses le dimanche à New-York : aller aux offices, enterrer ses amis et éteindre des incendies. Heureux les New-Yorkers qui peuvent, dans un même dimanche, remplir successivement ces trois importantes fonctions; comme Titus, mais à d'autres titres, ils n'ont pas perdu leur journée.
Que deviendraient les habitants de la ville impériale, s'ils en étaient réduits aux seuls offices divins, et s'ils n'avaient pas, pour passer agréablement les heures laissées libres par les sept cent soixante-quinze temples des sept cent soixante-quinze différentes sectes protestantes, l'enterrement de leurs amis et les maisons à éteindre!
Mais ce serait à mourir d'ennui ; car, on a beau dire, la lecture de la Bible, quand on ne lit que la Bible, finit par manquer d'agrément. Fort heureusement, les amis sont là pour se faire enterrer le dimanche, avec musique en tête ; et il y a toujours à New-York une ou plusieurs maisons à mettre sous la pompe les jours fériés aussi bien que les jours ouvrables.
Avant huit heures du matin, sir James et moi nous étions sur pied. À huit heures le gong vint, par son roulement infernal, annoncer aux habitants de l'hôtel qu'ils devaient avoir Faim.
De tous les organes, l'estomac en étant certainement le plus complaisant, moi qui ne déjeunais jamais avant midi à Paris, je fis comme tout le monde à New-York en mangeant à huit heures du matin.
Comme au diner de la veille, je vis à table des dames en grande toilette de bal. La manie des Américaines, comme celle des Anglaises, est de se montrer décolletées.
Pour faire admirer leurs blanches épaules, elles profitent de toutes les occasions, et se décollèteraient sans occasion aucune, par amour de l'art. C'est peut-être pousser un peu loin l'amour de l'art, mais ce n'est point à moi, un peintre, qu'il convient d'adresser un semblable reproche au beau sexe américain et anglais ; aussi n'ai-je jamais songé à m'en plaindre.
Comme nous finissions de déjeuner, apparut Arthur.
— Eh bien, Arthur, lui dit le colonel, avez-vous commencé à réfléchir si vous deviez ou si vous ne deviez pas accepter d'être notre guide?
— Certainement, sir James; j'y ai même beaucoup réfléchi.
— Et qu'avez-vous décidé, mon garçon?
— Que je devais encore réfléchir avant de rien décider.
C'est toujours cela de décidé en attendant une meilleure décision. Décidément, c'est une belle chose que la réflexion.
Nous descendîmes de l'hôtel par le grand escalier. Sous le péristyle, des nègres, tenant à la main un balai en forme d'éventail, nous arrêtèrent au passage pour brosser ou, pour parler plus exactement, pour balayer nos habits. Je trouvai cette habitude assez originale. Quand nous fûmes dans le Broadway, qui est à la ville de New-York ce que le boulevard est à la ville de Paris, Arthur dit au colonel :
— Mais qui a bien aussi son mauvais côté.
Arthur répondait à l'observation de sir James, qui avait dit, cinq minutes avant, que la réflexion est décidément une belle chose. Arthur avait réfléchi tout ce temps pour répondre comme vous venez de le voir.
La première église qui s'offrit à nos regards, et qui est aussi la plus belle de toutes celles qui existent à New-York, fut Trinity Church. Les New-Yorkers, qui ne connaissent pas nos églises catholiques d'Europe, considèrent Trinity Church comme un chef-d’œuvre. Ils citent avec orgueil sa flèche, qui mesure de deux cent soixante à deux cent soixante-cinq pieds d'élévation.
À franchement parler, Trinity, bâtie dans le style gothique, n'est point une église, mais un simple clocher. Quant à l'intérieur, il a toute l'austérité froide des temples protestants.
Le seul détail qui me frappa fut la chaire. Cette chaire était mouvante et roulait sur un petit chemin de fer circulaire, quand le ministre voulait prêcher. Ainsi il y a des chemins de fer partout aux États-Unis et jusque dans les églises. Il ne manque plus que d'établir à la porte du temple un train, dit religieux, pour transporter les fidèles de chez eux à l'église et de l'église à chez eux.
Cette idée, burlesque en Europe, serait trouvée très naturelle en Amérique, où, nous l'avons dit, le sentiment du ridicule est pour ainsi dire inconnu. Le pasteur qui la réaliserait emmènerait la foule à son église et ferait une œuvre pie avec une bonne spéculation, deux choses qui vont très bien ensemble en Amérique, comme nous aurons bientôt l'occasion de nous en convaincre.
— Messieurs, nous dit Arthur, quand on a vu une église, on les a toutes vues, non seulement à New-York, mais partout où il s'en trouve aux États-Unis. Les architectes ici ne font pas grands frais d'imagination. En outre, les églises étant le plus souvent bâties par de simples particuliers, en vue d'un bon placement de leur argent, on les élève au meilleur marché possible.
Avant tout, il faut faire valoir ses fonds le mieux possible. Aussi les trois quarts des églises américaines sont-elles en bois. Les autres sont en fer ou en pierre. Toutes, elles se composent exclusivement d'un clocher surmonté d'une flèche. Les Américains appellent cela du style gothique ; je trouve, moi, que c'est une imitation trop exacte de l'architecture monumentale des gâteaux de Savoie.
— Ainsi donc, fit sir James, vous nous conseillez de borner à Trinity la visite que nous avions projetée de faire à travers les églises de la ville !
— Je n'ai pas dit cela. répliqua Arthur, car, si les églises sont uniformes à l'extérieur, elles offrent à l'intérieur, suivant la secte à laquelle elles appartiennent, les spectacles le plus varié souvent aussi le plus curieux.
Vous avez le choix entre les sectes suivantes : morave, presbytérien, universel, juif, réformé, protestant, quaker, luthérien, unitaire, mormon, romain, méthodiste, baptiste, épiscopal, millérite, congrégationaliste, shaker, calviniste, swedenborgien, dunker, bachelorien, baptistes libéraux, paisibles baptistes, baptistes repentants, libres chrétiens, glassistes, baptistes séparés, baptistes puritains, baptistes rigoureux, baptistes de la gloire, baptistes populaires, baptistes écossais, baptistes bras-de-fer, baptistes des sept jours, baptistes bleus, baptistes noirs, chrétiens rebaptisés, chrétiens de la victoire, réformés allemands, anglicans, frères de l'unité, wologens, disciples de Rongé, seeklers, scandomanians, connexistes nouveaux, anciens romanians, primitifs inghanites, frères de l'exil, frères de Plymouth, agapémonites, mugletoniens, nouveaux illuminés, nouveaux sociniens, huntigonians, dites, freys, stériles du Nord, féconds du Midi, ramandis, baptistes parleurs, baptistes muets, trembleurs de l'âge d'or, sauteurs rédemptionnistes, grecs, patriarches de Jérusalem, patriarches d'Alexandrie, patriarches d'Antioche, nestoriens, georgiens, grecs de Russie !...
— Pardon, messieurs, ajouta, le plus simplement du monde, Arthur, si je borne là la nomenclature des sectes qui fleurissent à New-York; mais la mémoire me fait défaut en ce moment... Par où voulez-vous commencer?
— C'est fort embarrassant, dit le colonel, et je crois que le mieux est de nous en rapporter au hasard.
— Réfléchissez, reprit Arthur.
— C'est tout réfléchi, dit le colonel ; marchons.
Le hasard nous servit à merveille. Nous entrâmes d'abord dans un temple appartenant à une des sectes dont on vient de lire les noms, ou à toute autre, car elles sont innombrables aux États-Unis, et voici ce que nous vîmes:
Les fidèles assemblés étaient tous assis dans des stalles et paraissaient faire leur examen de conscience. Aucun prêtre n'était en scène d'aucune façon. Le silence était complet. Nous attendîmes quelques minutes sans soupçonner ce qui allait arriver.
Déjà le colonel s'impatientait et faisait mine de vouloir se retirer, lorsqu'un des sectaires se leva de dessus sa stalle en poussant un profond soupir. Presque aussitôt un autre adepte se leva à son tour de dessus son siège et, comme le premier, se mit à pousser un long soupir.
Puis ce fut au tour d'un autre, qui fut bientôt suivi de tous les sectaires debout et soupirant à qui mieux. Aux soupirs succédèrent des plaintes qui se changèrent en véritables gémissements. Quelques-uns ajoutèrent à leurs gémissements en faisant des gestes de désespoir.
Je crus à une assemblée de fous. Bientôt pourtant les plaintes et les soupirs s'apaisèrent. Les sectaires se rassirent sur leur stalle respective. Le silence se rétablit aussi complet qu'auparavant, et un rayonnement de bonheur se peignit sur tous les visages.
— Que viennent-ils de faire? Demandai-je à Arthur.
— Ils viennent de se repentir.
— Eh quoi ! fit sir James, ils ne sauraient donc se repentir sans beugler comme des veaux ?
— Non, répondit Arthur, et quiconque se repent en silence est considéré par eux comme un schismatique détestable, indigne de la clémence du ciel.
Nous sortîmes.
—Vous venez de voir, nous dit Arthur, la secte qu'on pourrait appeler des bruyants repentants ; voulez-vous voir la secte des trembleurs ?
— Comment donc, répondit le colonel, mais avec infiniment de plaisir.
— C'est à deux pas d'ici, reprit Arthur; je connais l'établissement pour y être allé plusieurs fois, ne sachant trop que faire le dimanche à cette heure de la journée.
Nous entrâmes dans une église décorée comme le sont les églises catholiques. Un prêtre officiait au maitre-autel.
— Vous vous êtes trompé, dis-je à notre guide; cette église appartient au culte catholique.
— C'est, ma foi, vrai, répondit Arthur. Mais je ne me suis trompé qu'à demi, car il n'y a pas plus d'un mois que ce temple était livré aux trembleurs.
Informations prises, nous apprîmes que le propriétaire de cette église avait d'abord été ministre luthérien. Puis il s'était fait ministre presbytérien ; puis épiscopalien; puis de la secte des trembleurs, et finalement prêtre catholique.
Qu'on ne s'étonne pas trop de cette suite de conversions et d'abjurations; elles sont assez fréquentes aux États-Unis, où l'on change de religion sans aucun scrupule toutes les fois que la conscience vous pousse vers une nouvelle doctrine.
Je ne voudrais pas jurer que l'intérêt n'est jamais pour rien dans ces conversions, surtout lorsque, comme dans le cas présent, le pasteur, si souvent converti, est propriétaire de l'église où il officie lui-même.
Mais ce sont là des mystères de la conscience qu'il ne faut pas chercher à pénétrer.
Toujours est-il que les Américains, hommes d'affaires avant tout, sont loin d'apporter en fait de religion tous les scrupules et toutes les délicatesses désirables.
Par exemple, ils considèrent comme une chose très naturelle d'utiliser les églises, en les louant soit pour donner des concerts, soit pour faire des lectures ou servir de lieu de réunion à une assemblée d'actionnaires. C'est que, il faut bien le dire, hélas! Le dieu de dieux, là-bas, c'est le dollar, et son culte est universel.
Les temples sont si rapprochés les uns des autres, à New-York, que nous pûmes en visiter plusieurs autres dans cette même journée, notamment un temple de trembleurs, qu'Arthur nous montra comme un des plus curieux.
Les trembleurs que nous observâmes n'ont pas de prédicateurs attitrés. Celui qui se sent animé par le Saint-Esprit prend la parole, et il est du devoir de tous les autres sectaires de l'écouter jusqu'au bout. Pour provoquer le Saint-Esprit à descendre parmi eux, après une invocation adressée en commun, ils se mettent tous à trembler.
Plus ils tremblent et plus, dans leur opinion, ils sont aptes à recevoir les lumières d'en haut. Les femmes tremblent comme les hommes, et ce tremblement général dure jusqu'à ce qu'un des adeptes sente l'inspiration lui venir. Alors tous les autres cessent de trembler et l'écoutent parler.
Inutile d'ajouter que les trois quarts de ceux qui se croient inspirés sont des cerveaux plus ou moins détraqués et que naturellement leur discours s'en ressent. Ce jour-là, ce fut une vieille femme qui se crut inspirée par le Saint-Esprit.
Hélas! Toutes les balivernes qu'elle débita prouvèrent surabondamment qu'elle n'était pas, comme me le dit le colonel, — heureux de ce jeu de mots dans une langue qui n'était pas la sienne, — animée par un esprit sain.
Des trembleurs nous passâmes aux quakers, après avoir entendu les méthodistes chanter faux et avoir essayé, mais en vain, de pénétrer dans une église catholique fréquentée uniquement par des domestiques irlandais, tant cette église était remplie de monde.
Les quakers, qui croiraient offenser Dieu s'ils tremblaient pour appeler sur eux les grâces du Saint-Esprit, croient le servir convenablement, en se jetant à plat ventre pour implorer la même faveur. En effet, avant de prêcher ils se placent dans cette position. Leur esprit s'illumine alors, et la parole leur vient facile et éloquente.
De toutes les sectes religieuses en Amérique, les quakers sont les seuls hommes qui portent dans la rue un costume particulier. Les prêtres catholiques eux-mêmes s'habillent comme tous les citoyens laïques, sans qu'aucun détail de leur toilette ne soit de nature à les faire reconnaitre.
Les quakers portent de larges pantalons, de gros souliers, une redingote longue à taille courte, et un chapeau de feutre noir, très-bas de formes et à larges rebords.
Quant aux quakeresses, elles ont adopté un costume à rendre laides toutes les Vénus de la statuaire antique. Voici de quoi se compose invariablement l'habillement de ces dames : robe de soie ou de laine gris-poussière, étroite de jupe et courte de taille ; petit châle carré couvrant à peine les épaules; souliers de cuir noir couverts sur le pied et aussi peu gracieux que possible; pour coiffure une sorte de capote du même gris-poussière que la robe et taillée comme pour se rendre disgracieuse à plaisir.
Si vous entrez chez des quakers et que vous vous asseyez à leur table, vous boirez de l'eau, vous mangerez dans la même assiette des légumes bouillis sans sel et sans beurre, avec l'éternelle tranche de roast-beef.
Quand la cuisine, grâce à l'influence des nombreux étrangers, tend à s'améliorer à New-York, les quakers résistent à tout progrès sous ce rapport. Ce n'est certes pas d'eux qu’on ne pourra jamais dire qu'ils font un Dieu de leur ventre. Ils ne s'en servent, nous l'avons vu, que comme d'un moyen d'appeler les lumières du Très-Haut.
Sir James fit une observation :
— Dans toutes les églises que nous avons visitées, dit-il en s'adressant à Arthur, je n'ai aperçu aucun nègre. Les nègres ne manquent pourtant pas à New-York, si j'en juge par le personnel de l'hôtel.
Les nègres, répondit Arthur, ne manquent pas en effet à New-York, mais ils ne seraient point reçus dans les églises, pas plus que dans les théâtres, dans les omnibus, dans les wagons de chemins de fer et sur les steamboats, où prient, s'amusent et voyagent les blancs. Les nègres ont ici leurs églises spéciales desservies par des nègres, et, quand ils voyagent, ils ont leurs compartiments spéciaux, comme les chiens ont les leurs.
Pour ce qui est des théâtres, ils leur sont tous fermés, et il serait presque aussi scandaleux de voir un nègre au spectacle que de le voir essayer d'user de son droit de citoyen en votant pour une nomination quelconque.
En outre, l'usage ne leur permet aucun emploi public, et presque toutes les branches de l'industrie leur sont interdites : il faut qu'ils soient ou domestique ou taverniers, ou barbiers.
Les nègres libres, à New-York, ont leurs rues à eux, — naturellement les plus laides et les plus malpropres:— ils ont leurs maisons, ils ont leurs omnibus, sur lesquels on voit écrit en grosses lettres : For colored people; et, quand, après avoir été transportés dans des hôpitaux spéciaux, ils meurent, on les enterre dans des cimetières ad hoc, où un blanc, fût-il le plus grand scélérat de la terre, se croirait déshonoré d’aller reposer ses os.
Du reste, cela n'empêche nullement les citoyens du nord de l'Amérique, justement fiers de ne compter aucun esclave chez eux, d'écrire et de débiter tous les jours, en faveur des noirs, de très-beaux discours, ma foi! Dans lesquels respirent, avec le sentiment de l'égalité, toutes les vertus de la plus exquise philanthropie.