Au reste, l'Angleterre a bien raison de favoriser la culture du coton, car ce produit est incomparablement le plus beau fleuron de sa couronne industrielle et commerciale.
L'industrie cotonnière emploie aujourd'hui à elle seule dans le Royaume-Uni presque autant de capitaux, et occupe à peu près autant de bras que toutes les autres industries réunies.
Or, il y a soixante ans, cette industrie était encore dans l'enfance chez nos voisins et Il est vrai que l'Angleterre a eu pour favoriser ce développement véritablement phénoménal, les inventions prodigieuses de Hargraves, d'Arkwright, de Crampton, de Cartwright et de quelques autres inventeurs dont le génie a fait la gloire et la fortune de leur pays, sans toutefois les enrichir beaucoup eux-mêmes.
Quelques lignes empruntées au Dictionnaire du commerce et de la navigation donneront une idée exacte de l'industrie cotonnière en Angleterre, que les Anglais eux-mêmes considèrent comme une des principales sources de la puissance à laquelle ils se sont élevés.
Telle est la force productive de la colossale industrie de l'Angleterre, qu'occupant à cette heure de vingt-neuf à trente millions de broches, elle est organisée de manière à absorber l'importation du coton et presque la production totale des États-Unis, à fournir à la consommation de l'Europe ou à suppléer à son industrie, à augmenter encore dans le monde son énorme exportation en abaissant les prix; et cela en ne demandant à ses ouvriers que dix heures et demie de travail par jour (au lieu de douze et treize qu'on exige en France par travailleur) et à chacune de ses broches que seize à vingt kilogrammes de filés par an.
Cet immense développement manufacturier explique comment l'Angleterre, servie par ses vaisseaux et ses comptoirs répandus à profusion, conserve partout le monopole de la vente des tissus communs. La Suisse et les États-Unis osent seuls lutter avec elle.
L'Angleterre avait exporté, dans les neuf premier mois de 1858, pour 23 209 250 livres sterling de tissus et pour 2 009 272 livres sterling de filés; total, 30 218 520 livres sterling. Le coton manufacturé entre pour un quart dans la valeur déclarée de toutes les exportations de la Grande-Bretagne ; il dépasse de beaucoup la valeur de tous les autres articles fabriqués, laine, soie, etc., qu'elle livre au commerce.
La France est encore bien loin d'obtenir un semblable résultat; néanmoins elle pourrait y prétendre dans un temps donné, grâce à l'Algérie dont le sol est si favorable, nous l'avons dit, à la culture du coton.
Plusieurs tentatives ont été faites dans nos départements méridionaux pour la culture du coton. Malgré la réussite de quelques-uns des essais et la prime d'un franc par kilogramme de coton nettoyé, qui a été offerte à une certaine époque par le gouvernement, cette culture a été partout abandonnée.
Depuis la fin du dix-septième siècle, où apparaissent les premières traces de la filature du coton dans notre pays, jusqu'à la fin de l'empire, on voit relativement peu de manufactures se fonder.
Rien ne put stimuler l'ardeur des industriels, ni les efforts des différents gouvernements qui ne cessèrent d'encourager cette industrie par des primes et des allocations spéciales, ni la noble abnégation de Richard Lenoir, le créateur de la filature mécanique en France, lequel mourut à cette tâche glorieuse, après avoir englouti jusqu'au dernier centime de sa fortune particulière.
En 1834, l'Alsace et les Vosges comptaient cinq mille métiers perfectionnés, et depuis cette époque jusqu'à nos jours, les manufactures de Rouen, de Mlle, de Troyes, etc., ont lutté d'émulation et n'ont fait qu'accroître le chiffre de production. La statistique porte, pour les neuf premiers mois de 1858, l'importation en France du colon en laine à 79 453 800 kilogrammes.
Maintenant que nous avons résumé l'histoire du coton, et que nous avons dit le rôle gigantesque qu'il a joué dans le mouvement industriel de ces dernières années, que le lecteur veuille bien nous accompagner dans la plantation cotonnière où il n'a pas oublié que nous nous sommes rendus.
Là nous pourrons à loisir examiner le travail des nègres cultivateurs, leur manière de vivre, leurs mœurs parfois si étranges, les châtiments qu'on leur inflige, les plaisirs qu'ils parviennent à se procurer; nous assisterons à la récolte du coton, aux fêtes auxquelles elle donne lieu pour ces malheureux esclaves, que, par un revirement de toutes les lois de morale et d'équité, l'égoïsme farouche des blancs condamne à rester d'autant plus sûrement misérables et asservis, qu'ils coopèrent plus efficacement et plus largement à la fortune du genre humain tout entier.
Sur quatre millions de nègres esclaves qui enrichissent et souillent aussi les États du Sud, deux millions à peu près sont employés à la culture du coton. Ce n'est pas certes un métier de paresseux.
Aussi, quand un maître veut dans une des villes du Sud épouvanter son esclave, il lui dit : « Je te vendrai pour aller cultiver le coton. » D'où il est facile de conclure que les cotonneries ne sont pas précisément pour les fils de Cham le paradis terrestre.
Toutefois, si quelques planteurs se sont montrés féroces envers leurs esclaves, et si des abus offensants pour la morale se manifestent trop souvent, en général, nous nous faisons un devoir de justice de le répéter, la condition des nègres sur les plantations est matériellement beaucoup moins pénible qu'on ne pourrait se le figurer.
Les noirs, dans tous les États du Sud de l'Amérique, jouissent d'un certain confort relatif. Dans presque toutes les plantations ils travaillent à la tâche, ce qui permet aux hommes actifs d'avoir du temps à eux. À douze ans, les nègres commencent à labourer avec la charrue.
Avant cet âge, ils ne sont soumis à aucun travail rigoureux et constant : ils cueillent le coton, ce qui n'est pas très fatigant, font des commissions, ou surveillent en l'absence de leur mère les enfants plus petits qu'eux ; car les femmes sont employées à l'égal des hommes dans toutes les habitations.
La récolte du coton dure ordinairement depuis le 1er septembre jusqu'au 1er janvier, époque à laquelle les gelées tuent les derniers cotonniers.
On a écrit (que n'écrit-on pas !) qu'il faut que la cueillette ne dure jamais plus longtemps que le crépuscule du matin, parce que l'action d'une forte lumière altère promptement la couleur du coton mis à découvert par l'épanouissement des capsules.
C'est là une véritable invention. L'action de la lumière n'a aucun résultat fâcheux sur le coton, qu'on voit pendant quatre mois de l'année s'étendre dans la plaine, d'un blanc immaculé comme une couche de neige.
À midi, les nègres cessent leur travail et dînent. Ordinairement ils prennent ce repas dans les champs mêmes qu'ils cultivent. La nourriture des noirs dans toutes les plantations n'est certainement pas inférieure à celle du plus grand nombre de nos ouvriers et fonctionnaires d'Europe.
Chaque homme reçoit quotidiennement une mesure de maïs ou de riz, une ration copieuse de mélasse, dont les noirs se montrent très friands, des légumes frais, auxquels on ajoute soit un morceau de porc salé, soit un morceau de corn-beef, soit une portion de poisson salé ; enfin, pour dessert, des fruits qu'ils cueillent eux-mêmes et du café qu'ils aiment beaucoup et dont ils boivent à discrétion.
S'il fait trop chaud pour que les nègres puissent, sans en être incommodés, dîner dans les champs, une heure leur est accordée pour prendre ce repas dans leurs cabanes. En toute saison, l'esclave planteur travaille depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.
L'époque de la plantation du coton est généralement du 1er au 15 mai. Les nègres, après la semence, occupent à détruire les mauvaises herbes. Ceux qui sont à la tâche, — et c'est le plus grand nombre, nous l'avons dit, — ont terminé leur besogne avant le coucher du soleil, s'en vont cultiver pour leur propre compte.
Les propriétaires d'esclaves dans les plantations ne refusent guère d'accorder à ceux-ci un certain espace de terrain que le noir a le droit d'exploiter à son profit. Sur ce terrain il cultive des légumes que souvent il vend à son maître, il élève de la volaille, engraisse des porcs, quelquefois même il nourrit une vache.
C'est ce qui fait que les esclaves sont rarement sans argent. Avec leurs économies ils s'achètent des habits de gala dont le pittoresque comique défie toute description, et qu'ils portent avec un sérieux qui les rend d'autant plus drolatiques.
Rien de plus curieux en effet et, il faut bien l'avouer, rien de plus amusant aussi que de voir ces malheureux parias de la société américaine, parés aux jours de fête de ce qu'ils nomment leurs beaux atours.
Les plus élégants portent un habit d'étoffe en coton bleu, jaune ou vert, taillé en queue de morue, avec un Pantalon à carreaux s'arrêtant à la cheville, des cols de chemise qui menacent de couper leurs oreilles, tant ils sont hauts et raides, et un gilet impossible, toujours trop court, et dans le gousset duquel se dessine en ronde bosse une magnifique montre en argent.
Souvent il ne manque à cette montre, pour qu'elle donne l'heure, qu'une toute petite chose, le mouvement ; mais les nègres n'y regardent pas de si près; ils savent se contenter d'une simple boite de montre, pourvu qu'à cette apparence de montre soit attachée une longue et large gourmette en cuivre, ornée à son extrémité par une demi-douzaine de breloques du même métal.
Il faut, quand l'élégant fait un mouvement, que ces breloques battent contre le haut de ses cuisses.
Les négresses, aussi prétentieuses que les noirs, et non moins extravagantes dans leur mise, sont moins ridicules toutefois : tant il est vrai que la femme, qu'elle soit noire, blanche ou cuivrée, possède en elle une grâce naturelle qui corrige toujours plus ou moins le mauvais goût du costume.
Les nègres se rassemblent par groupes, discourent, font de la musique et dansent. Leur instrument favori, dans tout le sud des États-Unis, est une sorte de guitare à long manche qu'ils appellent banjo, et sur laquelle ils exécutent des rythmes plutôt que des mélodies proprement dites, pendant que d'autres nègres, sous prétexte de danse, se livrent à des contorsions les plus extravagantes du monde.
Ce qui avant toute autre chose séduit les négresses coquettes, ce sont les verroteries et les faux bijoux que viennent leur vendre des colporteurs noirs ou blancs. Des nègres libres ont fait des fortunes plus ou moins considérables à vendre dans les plantations les mille petits objets dont se pare la vanité des négresses.
Au reste, les noirs ont une grande aptitude pour le négoce, et rien n'est plus curieux que de les voir gesticuler et crier dans le marché français de la Nouvelle-Orléans. M. Charles Jobey a recueilli quelques-uns de leurs boniments qui méritent d'être rapportés.
« Achetez, messieurs et mesdames, des chapelets bénis par notre Saint-Père le pape lui-même, un escalin pour les matadors, un picaillon pour les rafalés!»
« Achetez, mesdames, du fil et des aiguilles qui s'enfilent et cousent toutes seules pendant que vous préparez la soupe aux huîtres et le gombaud.»
« Achetez des citrons, des oranges, des bananes et des pannes de la Havane, le parfum, la douceur, la fraîcheur de la bouche et du cœur.»
«Achetez des berlingots d'Amérique pour guérir la colique et faire pousser les dents de vos enfants. »
Mais là où le génie du nègre commerçant se manifeste dans sa plénitude, c'est lorsqu'il veut amener à lui des clients qui paraissent indécis.
Avec un blanc, le nègre ne parle jamais que le patois créole. Il cherche à apitoyer sur son sort. Il dira, par exemple : Bonjou, mô maître ! Achète moé qui chose ? Moé té pas capable rien vende vous l'autre hier ? Pove moé n'a pas de chance; mon maitre va battre moé, et pi mo femme et pi tout piti monde layé.
Si, au lieu d'un blanc, c'est une servante négresse qui se présente, le nègre dédaigne alors le patois pour le français le plus pur, et enveloppe dans de grandes phrases pompeuses des compliments auxquels la négresse se montre toujours sensible. ..
— Eh ! Bonjour, madame ! Comment va l'état de votre santé? Et monsieur votre mari ? Et mademoiselle votre fille, vous vendrai-je quelque chose aujourd'hui, madame ?
Des radis roses très tendres ? Des ananas coupés de cette nuit ? Achetez de confiance, madame, je suis incapable de vous tromper... Oh ! La jolie robe que vous avez là, et le joli fichu jaune et rouge !
Cela va si bien aux personnes brunes; surtout quand ces brunes ont comme vous le don de parer tout ce qu'elles portent. J'ai des bananes plus douces que le sirop, etc.
Mais revenons aux nègres planteurs de coton.
Il y a peu de grandes plantations de coton aux États-Unis. Sur cent, quatre-vingts ne sont pas exploitées par plus de dix esclaves.
Trois ou quatre planteurs seulement, parmi lesquels nous citerons M. Wade Hampton, ont mille nègres sur leur habitation.
On a calculé que chaque nègre produit six balles de coton par an. En comptant les femmes et les enfants, la moyenne de balles de colon que produit annuellement chaque esclave est de trois.
On n'emploie pour traîner la charrue dans les plantations à coton que des chevaux ou des mulets.
Dans les grandes plantations, les nègres se rendent au travail par escouades de vingt à cinquante travailleurs, sous la surveillance d'un blanc ou d'un nègre.
Dans l'abrutissement où le plonge son état d'esclavage, le nègre choisi par son maître pour diriger et surveiller une escouade de travailleurs se montre très flatté de la préférence dont il a été l'objet. Pour s'en rendre digne, il est d'ordinaire plus exigeant que le conducteur blanc lui-même.
On le voit, victime et bourreau à la fois, ranimer l'ardeur des esclaves et appuyer de temps à autre ses paroles par quelques coups du long fouet qu'il tient toujours à la main.
Ce malheureux, qui a perdu, dans l'état de bestialité où il est né et où il a vécu, jusqu'aux plus simples notions du juste et de l'injuste, n'attend aucune récompense de son zèle ; il fait du despotisme par amour de l'art et pour l'honneur.
C'est sur le Mississipi que se trouvent les plus vastes plantations de coton. Un certain nombre mesurent un mille de long sur deux milles de profondeur. Quelques-unes sont quatre fois plus considérables.
Aux époques de la cueillette (on fait trois cueillettes de coton dans l'année), les plantations présentent le coup d'œil le plus pittoresque et le plus animé. Les nègres se rendent à la moisson munis de grands paniers dans lesquels ils mettent le duvet avec les graines.
Chaque nègre doit cueillir, suivant son âge, sa force, son degré d'habileté, de deux cents à trois cents livres de coton par jour. On cite des virtuoses en ce genre qui cueillent jusqu'à six cents livres de laine végétale depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.
Ceux-là travaillent réellement comme des nègres. Les enfants de huit à dix ans sont tenus de fournir, chaque jour, un panier pesant de trente à quarante livres. Après le coucher du soleil, les paniers remplis de coton sont portés dans l'habitation, où on les pèse.
La cueillette faite, les noirs s'emploient à séparer la graine du duvet. Dans les commencements, cette opération se faisait à la main, et il fallait une journée entière à chaque travailleur pour éplucher une livre de coton.
Comme la graine dans une capsule pèse les deux tiers du poids général, on voit que le résultat obtenu n'était pas considérable. Aussi, pendant un assez long temps, n'a-t-on planté aux États-Unis que très peu de cotonniers, dans l'impossibilité où l'on se trouvait de séparer en temps utile le duvet d'avec la graine.
La nécessité rend industrieux, et les Américains sont doués du génie de la mécanique. Bientôt on fit usage d'un moulinet formé de deux à trois cylindres cannelés mis en mouvement par un mécanisme semblable à celui du rouet de la fileuse.