Washington-City. — Le Capitole. — Le culte des reliques nationales. — La Maison Blanche. — Le Patent office. — Une nouvelle découverte. — Histoire d'un sauvage comanche né à Paris, et d'un grand prix de Rome.
Un des plaisirs du touriste est d'obéir aux caprices de l'inspiration. Si l'imprévu a du charme, c'est surtout en voyage.
— Mes enfants, nous dit le colonel, nous allions commettre une faute impardonnable pour des voyageurs qui se respectent... Et Washington que nous oublions! Voyez-vous des touristes qui parcourent un pays et négligent d'en visiter la capitale... Vite, réparons notre faute, et en route pour Washington-City. ...
— En route pour Washington, répétai-je gaiement.
— En route pour Washington, dit à son tour et après cinq minutes de réflexion le plus réfléchi des Arthur.
La ville de Washington, capitale de l'Union américaine et siège du gouvernement fédéral, fut fondée en 1791 par le très glorieux général Washington.
Cette ville, pittoresquement bâtie sur une hauteur au pied de laquelle viennent se mêler les eaux du Potomac et de l'Anacosta, ne renferme pas plus de vingt à vingt-cinq mille habitants durant plusieurs mois de l'année; mais cette population s'accroit graduellement aux époques où l'assemblée nationale y tient ses séances. Il n'est pas rare alors d'y compter de cinquante à soixante-mille habitants de tous pays et de toutes conditions.
C'est un spectacle bizarre et curieux que cette masse d'étrangers parlant toutes les langues, revêtus de tous les costumes, logeant un peu partout, dans les hôtels et dans les maisons particulières transformées en maisons garnies et en pensions bourgeoises.
On peut dire que pendant la législature Washington offre le spécimen de tous les types de la grande famille humaine. Les représentants des divers États, députés et sénateurs, s'y rendent avec leurs familles, et c'est entre leurs femmes un véritable carrousel de toilettes et de fêtes.
Aux simples curieux, attirés par la foule comme partout, se joint une pléiade de solliciteurs, d'intéressés aux questions à l'ordre du jour, de commerçants, d'industriels, de joueurs et d'aventuriers.
Les demoiselles, si libres dans tous les États-Unis, se rendent à Washington pour y chercher un époux, et les femmes mariées y viennent parfois pour se débarrasser du leur. Les coquettes de toute provenance y abondent aussi pour tenter d'y ravager les cœurs trop sensibles.
Le Capitole est de tous les monuments de Washington celui qui sollicite tout d'abord le regard. Bâti sur une colline (Capitol-Hill), le Capitole est plus vaste qu'élégant, plus imposant par sa masse que monumental par la hardiesse et l'harmonie architecturales. Parfaitement disposé, du reste, pour l'usage auquel il a été destiné, une de ses ailes est affectée aux représentants du peuple, l'autre au Sénat et à la Cour suprême.
Le centre renferme une vaste rotonde qui sert en quelque sorte d'antichambre aux différentes chambres que nous venons d'indiquer. En ma qualité de peintre, j'examinai attentivement les tableaux historiques qui garnissent cette salle des Pas perdus.
Quelques-uns sont mauvais, le plus grand nombre est médiocre, deux ou trois sont des œuvres remarquables. La bibliothèque du Capitole offre bon nombre de reliques nationales pour lesquelles les Américains professent un véritable culte. Tout ce qui a appartenu au père de la patrie, comme ils appellent justement le général Washington, tout ce qui a été touché par lui est pour chacun des fils de la grande République l'objet d'un culte pieux.
Il n'est peut-être pas une seule ville en Amérique où il ne se trouve quelque personne possédant une dent du grand citoyen enchâssée dans une bague. Comme je m'étonnais du grand nombre de ces dernières reliques :
— N'en soyez pas surpris, me dit Arthur, Washington portait de faux râteliers.
La Maison Blanche, demeure officielle du président de la République, est remarquable par sa simplicité. Quatre constructions encadrent la Maison Blanche: ce sont le ministère d'État, le ministère des Finances, le ministère de la Guerre et celui de la Marine.
Le colonel ayant manifesté le désir d'aller visiter le bureau des patentes, où chaque inventeur est tenu, pour obtenir un brevet d'invention, de déposer un modèle de sa découverte, nous réservâmes à cet intéressant examen une journée tout entière.
On remplirait dix volumes avec le seul catalogue des inventions de toutes sortes, bonnes ou mauvaises, petites ou grandes, utiles ou bizarres, qui s'offrent à la vue dans un pêle-mêle à donner le vertige. Que de machines, grand Dieu ! D’inventions diverses et de procédés curieux !
Au moment où nous passions à Washington, la commission nommée pour les brevets d'invention, examinait s'il y avait lieu d'accorder un monopole pour l'exploitation d'un moyen propre à fondre le silex, le quartz et toutes les autres espèces de pierres dures.
Fondre sur une grande échelle le silex, le quartz et toutes les pierres dures, c'est plus qu'un simple progrès, c'est une révolution incommensurable ; c'est la découverte de tout un monde industriel.
Jugez-en.
Quand, par le procédé qui est encore le secret de l'inventeur, la pierre se trouve liquéfiée, on peut la couler dans divers moules, et en former des pierres artificielles pour construire des maisons, on bien la convertir en objets d'art de toutes sortes, tels que statues, corniches, vases, etc., etc. La pierre fondue sort du moule plus belle qu'auparavant. Le prix de revient est des plus minimes.
Désirez-vous un palais sculpté ? Voulez-vous une cathédrale comme Notre-Dame de Paris, comme celle de Strasbourg ou comme celle d'Amiens? Vous plaît-il, par-dessus le marché, d'embellir votre maison de campagne d'un obélisque comme celui de Louqsor? Rien de plus facile.
Votre architecte tracera le plan du monument, et aussitôt les ouvriers le fondront en détail pour en ressouder ensuite les fragments et n'en faire qu'un seul et même bloc. Il y aura quatre-vingts pour cent d'économie.
Le quartz liquide se combinant à merveille avec les minéraux de différentes couleurs, on pourra former des tableaux qui traverseront les siècles sans aucune altération.
Que pensez-vous de la découverte?
Mais la pierre fondue est susceptible de bien d'autres applications.
Le drap trempé dans une solution de granit devient impénétrable à l'humidité. Avec des pantoufles de verre, comme celles de Cendrillon, et un manteau de cristal, on peut traverser les flammes impunément.
Le papier imprégné de silex devient fort comme du parchemin sans perdre de sa flexibilité, et un œuf enduit de cette matière peut se conserver frais indéfiniment.
Sans aucun doute, les viandes crues pourraient aussi se conserver de la même façon.
On devra préserver de la ruine, pour un temps illimité, les monuments déjà construits. Toutes les boiseries peuvent être couvertes de silex, toutes les charpentes pour les ponts, pour les chemins de fer, pour les navires, peuvent être en quelques sorte pétrifiées et rendues presque indestructibles, car elles seraient alors à l'abri de l'air, de l'eau et du feu.
Les bâtiments de pierre de taille étant enduits de silex liquide seraient pour toujours garantis de l'humidité et de la gelée. Plus de logements insalubres, par conséquent.
Il est presque certain que ce procédé a été connu des anciens et s'est perdu avec tant d'autres. En effet, on a trouvé à Herculanum des statues en silex qui paraissent avoir été moulées. Les fresques de l'Égypte sont en silex et restent aussi fraîches qu'à leur premier jour.
Et les grandes pyramides, qui sont toujours un problème pour nos ingénieurs modernes, comment ont-elles été érigées dans un endroit où il ne se trouve pas une pierre? Si elles ont été taillées ailleurs, par quel procédé ont-elles pu être transportées ? N'est-il pas vraisemblable qu'elles ont été faites avec le sable du désert et fondues sur place?
À côté de tous les modèles d'invention, dont le Patent-office offre la réunion, il se trouve dans ce même utile établissement une collection unique peut-être au monde de toutes les graines de l'univers.
Avec une libéralité qui honore à la fois l'intelligence et le cœur des hommes au pouvoir dans les États-Unis, il est distribué gratuitement de ces graines à tous les citoyens qui en font la demande, en justifiant de l'emploi qu'ils en veulent faire. Mais que n'a-t-on pas imaginé en Amérique pour inspirer le goût de l'agriculture et faciliter aux colons les moyens de s'établir!
Washington-City produisit en moi une impression des plus favorables. Je lui trouvai un caractère artistique si prononcé, du moins relativement aux autres villes d'Amérique, que je me persuadai que les artistes peintres, architectes ou musiciens y devaient être accueillis avec avantage.
— Ne vous fiez pas aux apparences, me dit Arthur; je connais Washington, et je puis vous assurer que les peintres pas plus que les musiciens ne font ici fortune. Je pourrais même vous raconter dans ses moindres détails une histoire très invraisemblable, et pourtant vraie, d'un grand prix de Rome français qui vous édifierait pleinement à ce sujet.
— Voyons l'histoire, demanda le colonel.
— Dans un autre moment, dit Arthur; il faut, pour narrer convenablement cette aventure burlesque du plus abandonné des prix de Rome, un certain entrain qui me manque à cette heure.
Vous pensez à votre ex-associé? fit Sir James en souriant.
— Hélas! Exclama mélancoliquement Arthur, il n'est que trop vrai.
— Arthur, dit gaiement le colonel, le crâne humain est une armoire dans laquelle nos facultés sont enfermées avec nos sentiments dans une multitude de tiroirs. Fermez le tiroir de la mélancolie, beaucoup trop ouvert depuis quelque temps chez vous, et ouvrez celui de la bonne humeur où vous tenez sous clef l'histoire de votre grand prix de Rome. Vous nous avez annoncé quelque chose de drôle et d'édifiant, nous vous écoutons.
— Ah ! dit Arthur, laissez-moi du moins le temps de rappeler mes souvenirs. Les tiroirs de mon cerveau ne s'ouvrent et ne se ferment pas avec facilité. Je vous promets de vous dire ce que je sais, en chemin de fer, où vous n'aurez rien de mieux à faire que de m'écouter parler; jusque-là laissez-moi réfléchir.
— Soit, dit le colonel ; mais vous n'aurez pas longtemps à réfléchir ; car nous partons demain matin.
Le lendemain matin, en effet, nous partions pour Charleston.
En chemin de fer, Arthur ayant fermé le mieux possible le tiroir de la mélancolie pour ouvrir le plus possible celui de la joyeuse humeur, prit la parole en ces termes :
— C'était, il y a quelques années, à l'ouverture des chambres. Devant un hôtel situé non loin de la Maison Blanche, stationnaient un certain nombre de curieux. Ils attendaient le moment où le chef d'une tribu de sauvages comanches devait sortir de l'hôtel où il logeait depuis la veille, pour porter au président des réclamations relatives à un traité que les visages pâles ne lui semblaient pas observer assez scrupuleusement.
Les visages pâles, c'est-à-dire les Américains, abandonnent aux sauvages, et le plus facilement du monde, les terres qu'ils jugent inutiles; mais, nous le savons, dès que ces terres deviennent cultivables pour eux, les visages pâles s'en emparent, et, si les sauvages leur font quelques objections à ce sujet, ils argumentent volontiers à coups de fusil.
De temps à autre on voit donc arriver à Washington des chefs de tribus qui viennent réclamer leurs droits méconnus.
La foule qui encombrait les abords de l'hôtel n'eut pas longtemps à attendre. Le chef des Comanches se montra escorté du sous-chef et de trois autres sauvages, tous affreusement tatoués et ornés de mille enjolivements, tels que grelots, médailles, graines rouges, verroteries, etc.
Ils portaient en outre l'indispensable casse-tête, que ces hommes primitifs tiennent à la main en guise de badine, pour se donner une contenance et vous casser réellement la tête, si l'occasion se présente.
Le chef des Comanches se nommait Torrent dévastateur, et le sous-chef Lumière d'harmonie.
Vous saurez bientôt pourquoi ce beau nom de Lumière d'harmonie avait été donné au second chef des Comanches.
Les sauvages se dirigèrent par la belle avenue de Pennsylvanie vers la Maison Blanche, où ils eurent avec le président de la république une longue conférence.
Il n'est pas au monde de plus fins diplomates que les sauvages; leur magnifique langage, tout rempli de belles images, cache souvent l'astuce. En voici un exemple.
Au temps où l'Amérique du Nord était encore sous la domination britannique, un chef indien entra en négociation avec un grand dignitaire anglais, dont le costume riche et brillant excita sa convoitise. Le sauvage ne manifesta aucun désir, mais chercha le moyen de s'approprier, par la ruse, les beaux habits de l'étranger.
Quand la négociation fut terminée, l'Indien dit à l'Anglais :
J'ai fait un rêve, seigneur.
Et qu'avez-vous rêvé? répondit l'Anglais.
— J'ai rêvé, seigneur, que, retourné dans mes États, je me voyais entouré de mes sujets dans le beau costume que vous portez en ce moment. J'étais heureux. Malheureusement le songe s'évanouit bientôt pour faire place à la réalité, et de ce rêve enchanteur il ne me reste que des regrets superflus.
— Il ne sera pas dit, répliqua l'Anglais, qu'un chef puissant, qui dispose à son gré d'un peuple nombreux et de vastes territoires, emporte le moindre regret de son entrevue avec un sujet de Sa Majesté Britannique. Ces habits vous seront remis aujourd'hui même.
Mais, à mon tour, ajouta-t-il, j'ai fait un rêve que la réalité a vu s'évanouir. J'ai rêvé que j'étais seul propriétaire des vastes terrains à vous appartenant, et qui environnent nos établissements jusque sur les bords du Mississipi. De ce songe, hélas! Il ne me reste à cette heure qu'un doux souvenir mêlé de regrets.
— Ces terres sont saines et fertiles, répondit à son tour le sauvage, je vous les donne; car si le chef de ma race sait accepter, il sait aussi donner. Seulement, ajouta le rusé sauvage en jetant sur l'Anglais un regard profond et malin, je ne veux plus rêver avec vous.
Celle fois, par extraordinaire, l'homme civilisé s'était montré plus rusé que le rusé sauvage.
J'ajouterai que cette partie de terrain si adroitement enlevée à l'orgueil du chef indien a conservé le nom de Dreaming Land (terre des songes).
— Le fait est, dit le colonel avec une satisfaction visible, que mon intelligent compatriote n'a pas manqué de présence d'esprit en cette occasion.
— Je reviens à mon histoire, dit Arthur.
En sortant de la maison présidentielle pour rentrer à son hôtel, la Lumière d'harmonie ne put retenir, à la vue d'une femme confondue dans la foule, un cri rauque accompagné d'un mouvement de surprise.
Cet incident n'eut pas immédiatement d'autre suite.
Mais, dans la soirée de ce jour, un homme enveloppé d'un large manteau frappait mystérieusement à la porte de la chambre d'une jeune lingère française, établie depuis quelques mois seulement à Washington.
— Qui est là? dit en anglais, d'une voix surprise et un peu effrayée, la marchande lingère, dont la petite boutique venait d'être fermée.