Nous montâmes dans cet omnibus, voulant jouir de tous les plaisirs de l'endroit. À nos pieds bouillonnait un large torrent, tandis que nous entendions gronder la cataracte à notre gauche.
Là se trouve un pont qui nous conduisit à l'île de la Chèvre. Comment cette île, qui se trouve au milieu des deux chutes, résiste-t-elle à une si puissante impulsion?
Il est vrai qu'elle n'y résiste pas complètement, et que de larges morceaux de roche, en s'en détachant de temps à autre, laissent prévoir qu'un jour le torrent sera maitre du terrain.
C'est un enchantement que cette Goat Island, posée là comme une oasis au milieu des abîmes. Partout, sur un fond de verdure, se détachent des groupes de fleurs au sommet de cette île dans laquelle les voyageurs peuvent se promener en voiture.
La promenade est délicieuse dans ces allées sablées percées à travers des bois touffus, et au tournant desquelles sont ménagées, comme dans un kaléidoscope, des surprises pour l'œil.
Nous descendîmes de voiture pour prendre un long escalier qui nous conduisit à la cabane d'un nègre athlétique, le conducteur de Table Rock.
Ce grand diable d'Africain, qui avait l'air de Pluton faisant les honneurs de son empire, nous fit quitter nos costumes et revêtir, par-dessus une chemise et un pantalon de laine rouge, un habillement de toile cirée.
Puis il nous coiffa d'un chapeau de forme étrange dont le bord se prolongeait par derrière jusque sur les épaules. Après que le nègre nous eut fait admirer les effets du soleil sur la nappe d'eau, ce qui est d'un effet ravissant, il nous introduisit dans la grotte des Vents par une échelle fixée presque perpendiculairement à une des parois du roc.
— Messieurs, nous dit-il, l'air est rare en cet endroit, où il pénètre difficilement à travers le voile de poussière liquide qui nous enveloppe. Pour respirer, faites comme moi.
Et il arrondit sa main qu'il porta à sa bouche.
Nous l'imitâmes, mais, malgré celle précaution, je souffris pour mon compte de la raréfaction de l'air, et il me parut que le colonel et Arthur ne se trouvaient pas très à leur aise. Quant au nègre, véritable animal amphibie, il était là comme chez lui et ne semblait nullement incommodé.
— Êtes-vous, messieurs, disposés à me suivre jusqu'au bout ? nous demanda-t-il.
Chacun de nous fit un signe affirmatif.
Domptant notre malaise, augmenté du froid causé, malgré nos vêtements de laine, par la poussière d'eau qui, se condensant, ruisselait sur nous de la tête aux pieds, nous cheminâmes, dans une nuit profonde et au bruit épouvantable des cascades résonnant comme cent pièces de canon, à travers des couloirs de pierre et d'eau, jusqu'à la grotte des Vents.
Une femme qui a visité, il y a bien des années déjà, le Table Rock, s'exprime ainsi : « Combien doit être futile toute tentative pour décrire cet endroit! Combien doivent être vains tous les efforts pour donner une idée des sensations qu'il procure !
Pourquoi goûte-t-on un plaisir si délicieux à rester des heures entières mouillé par l'eau qui rejaillit de la cataracte, et étourdi par son tumulte continuel ; tremblant du choc qui ébranle le roc sur lequel on a les pieds appuyés, et respirant péniblement dans l'atmosphère humide, qui semble contenir moins d'air que d'eau!
C'est pourtant un plaisir, et, je crois, presque le plus grand dont j'aie jamais joui. Nous approchâmes plusieurs fois de l'entrée de cette caverne effrayante (la grotte des Vents), mais je n'y entrai jamais tout à fait, quoique deux ou trois de mes compagnons en aient eu le courage.
Je perdais entièrement haleine, et j'éprouvais à la poitrine une douleur si cruelle, que toute ma curiosité ne pouvait me donner la force de la supporter. Qu'était cette caverne des Vents dont parlent les anciens, comparée à celle-ci ? L'esprit qui y règne est plus puissant qu'elle.
Si mistress Trollope avait eu le courage ou la force de pénétrer jusque dans la grotte, elle n'eût point souffert de la raréfaction de l'air, et eût pu, comme nous le fîmes, donner la plus ample pâture à ses poumons.
Le vent, en effet, souffle en tempête éternelle dans ce mystérieux séjour, et cette tempête provient des tourbillons de la cataracte qui renferme l'air dans la grotte et le chasse violemment en tous sens.
Quel spectacle ! Emprisonnés dans l'eau et le vent, nous contemplons pendant quelques minutes le fleuve qui se précipite au-dessus de nos têtes comme un ciel aquatique.
— Messieurs, nous dit le guide, l'endroit où nous nous trouvons n'est pas le point extrême où l'on puisse parvenir. Un chemin étroit nous conduira, si vous le voulez bien, en marchant sur des cailloux mouvants, et dans l'eau jusqu'à la ceinture, jusqu'au bord d'un précipice dans lequel jamais être vivant ne pénétra.
Le chemin est difficile, périlleux même, froid, privé d'air et dépourvu de tout agrément. Voulez-vous, messieurs, le parcourir avec moi?
— Infiniment obligé, fit le colonel, je suis bien ici et j'y reste.
— Moi aussi, répondit Arthur, qui cette fois n'eut pas besoin de réfléchir longtemps.
— Eh bien! Moi, dis-je au nègre, je vous suivrai jusqu'au bout.
— À vos ordres. Avancez, et je marcherai à votre suite pour vous avertir où vous devrez vous arrêter, sous peine de disparaître dans l'insondable précipice.
— Encore un endroit délicieux pour ceux qui veulent se tuer agréablement, et que je recommanderai au besoin à mes compatriotes, dit en se moquant le colonel.
Je cheminai péniblement pendant un temps qu'il me fut impossible d'apprécier au juste. Le nègre me suivait de près. Tout à coup il fit entendre un formidable stop qui produisit sur moi un effet électrique. Je m'arrêtai brusquement, comme vous le pensez. Il était temps; j'étais à deux pas du précipice.
Nous revînmes sur nos pas.
— Je suis heureux, me dit naïvement sir James, qu'il ne vous soit pas arrivé malheur. Je craignais pour mon portrait commencé.
— Vous êtes bien bon, colonel, répliquai-je ; en effet, une toile commencée par un artiste et finie par un autre est rarement bonne.
Quand, après avoir repassé par le même chemin, nous fûmes rendus à la lumière, notre guide nous délivra un certificat constatant que nous avions traversé la cataracte centrale.
Ce certificat, assez original, est illustré, des deux côtés de la feuille de papier, par des dessins représentant les chutes. Au milieu sont des vers anglais, dont voici la traduction littérale en simple prose :
«Quelles scènes augustes saluent les yeux étonnés !
Les flots tombent comme d'un espace sans bornes,
Plongent d'une sphère de lumière dans les ténèbres, Rejaillissent en écume et tonnent dans l'abime,
D'une haute muraille de vagues ils barrent le large courant et voilent ses grottes humides.
Pendant que la chute étale ses radieuses splendeurs, les échos répondent aux échos de la cataracte,
Bondissent de roc en roc comme des êtres réels,
Fantômes vains, nés du choc des ondes.
Après ces vers vient le certificat, ainsi conçu :
Ceci est pour certifier que M. (tel ou tel) a passé sous la chute centrale et dans la grotte des Vents, sur la rive américaine, au pied de l'île de la Chèvre.
Donné de ma main, aux chutes de Niagara (ici la date).
Signé : N. H. Johnson, propriétaire. »
Comme vous le voyez, lecteur, la grotte des Vents et les anfractuosités qui y conduisent sont une propriété particulière. Celle-là du moins est originale.
Nous vîmes dans la cabane du guide, où nous quittâmes notre costume de laine et de toile cirée pour reprendre nos habits ordinaires, un registre sur lequel chacun des explorateurs écrivait son nom, avec ses impressions.
Le colonel écrivit :
«Séjour agréable, mais un peu humide.»
Arthur traça ces lignes :
« Dans la grotte des Vents je n'ai pensé qu'à trois choses : à la grotte, au vent et à mon associé infidèle. »
Moi, j'écrivis :
« La salubrité, à Paris, ordonnerait certainement à M. Johnson des réparations dans sa propriété. Mais il règne une si grande incurie dans l'administration partout en Amérique !»
Encore quelques détails.
La chute américaine a neuf cents pieds anglais de large, et tombe perpendiculairement d'une hauteur de cent soixante-trois pieds.
La chute canadienne a deux mille pieds de large, et tombe inégalement d'environ cent cinquante-huit pieds.
Le fleuve, qui lime sans cesse le lit du rocher sur lequel il roule avec fureur, finira-t-il un jour par rompre la digue qui sépare les deux lacs? On n'en saurait douter; c'est une affaire de temps, c'est-à-dire l'affaire des siècles.
Toujours est-il que, d'après les néologistes de Queenstown, les chutes, depuis qu'elles existent, auraient reculé de sept milles au-dessous de remplacement où nous les voyons aujourd'hui. Ce serait à Lewiston, près du lac Ontario, que le phénomène des cataractes se serait d'abord produit.
C'est au-dessus de cette épouvantable tempête d'eau, dont tout ce que nous avons pu dire ne saurait donner qu'une idée très affaiblie, que l'acrobate français Blondin, connu de tout le monde aujourd'hui par ses audacieux exploits, s'est livré sur la corde raide aux cabrioles les plus extravagantes.
Nous n'avons pas eu l'occasion de voir les tours de force de Blondin, mais des témoins oculaires nous ont assuré qu'une fois ou deux il avait emporté sur la corde un petit poêle avec le combustible nécessaire pour cuire une omelette.
Le poêle mis en équilibre sur la corde, ce cuisinier d'une force rare a tranquillement allumé son feu, a cassé les œufs et cuit l'omelette, qu'il a fort habilement retournée dans la poêle.
Puis, se débarrassant de ses ustensiles de cuisine et ne conservant qu'une assiette, du pain, une fourchette et un couteau, il est allé consommer son omelette au centre même de la corde, qui pliait sous ses pieds comme une ficelle mal tendue.
Vingt mille personnes ont assisté, armées de lorgnettes et de longues-vues, et haletantes d'émotion, à cet acte de la plus grande témérité, alliée à l'adresse la plus étonnante.
Cependant les exploits de Blondin empêchaient un Yankee de dormir. Peur ne pas être en reste avec le frenchman, il a traversé sur de gigantesques échasses, à la suite d'un pari, la chute du Niagara à peu de distance de l'endroit où coulent les rapides. La somme engagée était de vingt-cinq mille francs.
Les chutes, du reste, sont depuis longtemps le théâtre de maints exploits de ce genre, et les accidents qui y sont arrivés sont innombrables. On ferait un volume fort intéressant et très émouvant en rapportant les différentes anecdotes qui se rattachent aux célèbres cataractes.
Le premier homme qui mit le pied sur l'île de la Chèvre est le général américain Putman. C'était pendant la dernière guerre canadienne. Un pari avait été engagé, que personne dans l'armée n'oserait traverser les rapides.
Avec cette témérité qui l'a rendu célèbre, le général, voyant que personne ne se présentait, résolut d'accomplir le tour de force. Choisissant les quatre hommes les plus forts et les plus résolus parmi ses soldats, il s'embarqua avec eux dans un canot à une certaine distance de l'île, en remontant le fleuve.
De l'autre côté de la rive, de robustes gaillards tenaient une corde attachée au canot par un anneau de fer. L'embarcation fut lancée, et le général put accoster l'ile, grâce aux bonnes dispositions prises et surtout aux quatre soldats choisis par le général pour l'accompagner, et qui ramèrent furieusement pour lutter contre le courant.
Depuis la construction du léger pont qui mène à la tour, une excursion dans le Goat Island est devenue pour tout le monde une promenade aussi agréable que sûre.
Le courant des rapides est tel, qu'aucun être, homme ou animal, ne saurait s'y soustraire en luttant contre lui. Il y a une soixantaine d'années environ, un chef indien, après une violente querelle avec sa femme, prit philosophiquement le parti de noyer son chagrin dans l'eau-de-vie.
Pour s'enivrer plus â l'aise, il alla se coucher dans un bateau attaché hors de la portée du courant du Niagara. Il s'endormit après avoir mis sur sa poitrine une bouteille â demi vidée, ne pensant plus à sa femme et n'ayant que des idées riantes.