Le Niagara. — Des sauvages comme on en voit partout. — Le Great suspension bridge. — Établissement de bienfaisance fondé par un Français. — Le trou du diable. — Excursion sous la cataracte centrale. — Origine de l'air national américain Yankee doodle. — L'île de la Chèvre. — Un homme amphibie. — La grotte des Vents. — Certificat d'exploration. — L'acrobate Blondin. — Un rival. — Un général aborde le premier dans l'île de la Chèvre. —La vengeance d'une femme indienne. — Aventures diverses dont le Niagara a été le théâtre.
Il est des magnificences de la nature que ne peuvent retracer ni la plume de l'écrivain ni le crayon de l'artiste.
En première ligne de ces splendeurs naturelles il faut placer les chutes du Niagara.
Que pourrions-nous dire, quel dessin pourrions-nous montrer au curieux qui pût lui donner une idée, je ne dis pas complète, mais approximative, de la simplicité de ce spectacle sans pareil, où le beau se mêle partout au terrible?
On dirait une création inspirée pour montrer à l'homme combien il est petit et misérable, et lui donner une salutaire leçon d'humilité. Il faut avoir vu cette page incomparable du grand livre du Créateur et entendu le tonnerre des eaux bouillantes de cette formidable cataracte, de ces colonnes du déluge, comme dit l'auteur d'Atala, pour comprendre la possibilité d'un semblable phénomène ; aussi quand on l'a contemplé, ne fût-ce qu'une fois, l'impression qu'on a éprouvée ne s'affaiblit-elle pas, tant le spectacle est au-dessus de tout ce que peut enfanter l'imagination.
Le regard du voyageur descend et remonte, avec un mélange d'effroi et d'admiration, ces vertigineux rapides qui, un mille au-dessus des chutes, roulent et précipitent leurs eaux à raison de quatre-vingt-dix millions de tonnes à l'heure, jusqu'au moment où, poussées par une force irrésistible, elles vont s'abîmer avec le fracas d'une foudre perpétuelle dans les eaux limpides de la rivière, en décrivant un arc sublime.
Chose étonnante, les premiers explorateurs qui visitèrent le Saint-Laurent et le lac Supérieur, parmi lesquels se trouvent Champlain (1615), les Jésuites (dix-huit voyages de 1634 à 1647) et Robert de la Salle (1670), ces explorateurs ne font aucune mention des chutes du Niagara.
Ce fait est surtout inexplicable de la part de Robert de la Salle, qui releva minutieusement les contours des lacs Érié et Ontario. Le premier Européen qui ait constaté cette étonnante merveille est un prêtre français, le franciscain Hennequin, qui vit les chutes vers la fin de l'année 1678.
Aujourd'hui, l'aspect si grandiosement pittoresque du paysage qui encadrait à cette époque le tableau sonore et mouvant des cataractes n'est plus reconnaissable; la civilisation l'a transformé, en métamorphosant en jardins dessinés à l'anglaise l'agreste forêt vierge, en couvrant d'une ville aux rues alignées, aux maisons confortables, le plateau rocheux de la rive américaine, d'où se précipite en poussière d'eau le fleuve qui semble tomber des nues.
Ne cherchez plus, en descendant avec le courant rapide du Niagara, des carcajous se suspendant par leurs queues flexibles au bout d'une branche abaissée pour saisir dans l'abîme les cadavres brisés des élans et des ours.
Ces carcajous pouvaient encore exister au temps où Chateaubriand visita le Canada ; ils ont disparu aujourd'hui, avec tous les animaux sauvages, pour faire place aux usines, aux papeteries, aux scieries qui — ô fin prosaïque des plus poétiques choses du monde — puisent leur force dans une portion détournée des chutes, converties en prises d'eau industrielles.
À la place des corps brisés des élans et des ours, ce sont des bateaux à vapeur qui sillonnent dans toutes les directions; à l'endroit même où s'abimait, dans une contemplation extatique, le chaste auteur de la pieuse et sensible Atala, le génie mercantile des Américains a édifié un hôtel.
Les chutes du Niagara (du nom iroquois Nyakarra, qui signifie : l'eau retentissante comme le tonnerre) sont formées, chacun le sait, par la rivière de ce nom, qui relie les deux lacs Érié et Ontario.
Cette rivière sépare en cet endroit l'État de New-York du Canada. L'île à la Chèvre (Goat Island), qui divise la chute en la dédoublant, produit ainsi deux cataractes dont l'une a pris le nom de chute américaine, et l'autre, de chute canadienne (On la nomme aussi Chute du fer à cheval, et c'est celle qui provoque la plus grande admiration).
Cette dernière est de beaucoup supérieure, sous le rapport du volume d'eau; et, pour la contempler dans toute sa majesté, il faut, comme nous le fîmes, le colonel, Arthur et moi, monter au belvédère de l'hôtel Clifton, où nous étions logés. De là, l'œil avide des émotions nouvelles qui lui sont offertes ne peut s'arracher à la contemplation.
La réalité dépasse tellement toutes les descriptions qu'on avait pu lire ! Et pourtant, j'ai acquis la preuve par moi-même que pour bien juger du spectacle, il faut le voir à plusieurs reprises, en le contemplant alternativement de la rive américaine et de la rive canadienne.
C'est ce que nous fimes sous la conduite savante d'Arthur, qui d'abord nous fit visiter les baraques de curiosités dont certains spéculateurs indigènes et étrangers ont orné les rives escarpées du Canada. Dans l'une d'elles nous vîmes des animaux féroces, notamment des ours et des tigres, dont quelques-uns, nous assura-t-on avaient été tués par les chasseurs européens qui, vers le milieu du dix-septième siècle, se constituèrent en société dans ces parages.
De là nous passâmes aux boutiques tenues par des Indiens pour la vente de leurs produits. Ce sont des objets de fantaisie en velours brodé de perles, des sacs, des pantoufles, des porte-cigares en écorce, remarquables par la naïveté de leurs dessins, des coiffures ornées de paillettes d'argent, des cannes de forme bizarre, et des armes plus bizarres encore.
Nous achetâmes des échantillons de ces divers produits, qui inspirèrent au colonel de graves réflexions sur l'état sauvage de l'homme. Son intérêt se fixa particulièrement sur une jeune indienne à l'œil intelligent, aux façons gracieuses, bien qu'un peu brusques naturellement, et qui paraissait avoir pour le commerce une vocation très arrêtée. Sir James voulut l'interroger; mais elle répondit par quelques mots inintelligibles.
— Elle ne sait pas l'anglais, dit le colonel en s'adressant à Arthur, et ne parle que l'indien; j'en suis fâché, car j'aurais été charmé de la questionner sur les mœurs de sa peuplade, et surtout sur la manière dont s'y prennent les sauvages pour fabriquer ces objets, qui ressemblent si peu aux objets de fabrique européenne. Des Européens certainement ne pourraient pas les faire.
— Vous croyez, colonel? dit Arthur.
— J'en suis sûr, répondit sir James; il y a chez les sauvages une adresse de main qui leur appartient. Nous autres Européens, nous avons incontestablement plus de goût, mais nous sommes moins patients et moins adroits. Qu'en pensez-vous, monsieur Bonneau?
— Moi, répondis-je en français, je pense que tout ce que font les sauvages, mes compatriotes pourraient le faire, s'ils le voulaient, et qu'il ne faudrait pas plus d'un mois d'apprentissage à nos jeunes ouvrières parisiennes pour confectionner, à s'y méprendre, des objets tels que ceux-ci.
À ces paroles, notre petite sauvagesse se mit à rire aux éclats, et nous vîmes au même instant une porte s'ouvrir. Plusieurs personnes se montrèrent à l'arrière-boutique, riant comme elle, et tenant à la main des objets indiens à moitié confectionnés.
— Ah ! Messieurs, nous dit en excellent français celle que nous avions prise pour une Indienne, ne m'en veuillez pas si je vous ai trompés, et si je n'ai pu retenir un éclat de rire en entendant les réflexions très judicieuses de monsieur (elle me désigna du doigt d'un air plein de malice) sur la possibilité pour des ouvrières parisiennes d'imiter les travaux des Indiens.
— Vous êtes donc Parisienne ? demanda d'un air un peu attrapé sir James Clinton.
Pour vous servir, monsieur, étant née dans la rue Saint-Denis, et n'étant, avec mon père, ma mère, mes deux sœurs et mon frère que vous voyez ici, que depuis six mois en Amérique.
— Ainsi, dit sir James, les objets exposés dans votre boutique ne proviennent pas des contrées sauvages?
— Ils ont tous été fabriqués ici, dans l'arrière-boutique, par mes parents.
C'est vrai, ajouta le père de la fausse Indienne, mais il est juste de dire que nous n'étions pas étrangers à ce genre de confection, quand nous partîmes de France. Ma femme et moi nous avions longtemps travaillé à Paris dans une maison qui fournit aux amateurs des curiosités, telles que flèches empoisonnées, costumes de chefs, massues, masques de guerre, potiches, fétiches, pirogues, hameçons en bois, instruments de musique, paniers et coiffures en arêtes de poissons.
— Décidément, vous aviez raison, dit le colonel en se tournant vers moi ; à la bonne heure! Et parlez-moi des gens civilisés pour se montrer d'habiles sauvages.
— Monsieur, dit d'un air dégagé la jeune sauvagesse de la rue Saint-Denis, pensez à nous si vous avez encore besoin d'objets de curiosité. Nous faisons aussi, sur commande, des objets uniques par leur rareté.
— Comment donc! dit le colonel, mais certainement, mademoiselle.
Sir James chargea un domestique d'aller porter à l'hôtel Clinton les objets qu'il venait d'acheter, et nous nous acheminâmes le long du fleuve, qui nous conduisit de merveille naturelle en merveille industrielle, des chutes du Niagara au Great suspension bridge.
Ce pont, incroyable tour de force dans lequel s'est manifestée toute la hardiesse du génie américain, est formé de deux tabliers superposés à huit mètres (le distance l'un de l'autre. Le pont inférieur est destiné aux piétons et aux voitures; sur le pont supérieur passent les convois du chemin de fer de New-York, de l'Érié et du Grand-Occidental.
Ce double pont n'a pas moins de deux cent cinquante mètres de longueur, et se balance au-dessus des flots de la cataracte, à une élévation évaluée plus grande que celle de la croix du Panthéon au-dessus du pavé des rues environnantes. Peu de personnes peuvent vaincre le vertige qui s'empare des promeneurs sur ce pont digne de figurer dans un conte fantastique.
Mais c'est surtout quand un convoi vient à passer au-dessus de votre tête que le vertige augmente, se compliquant d'un indéfinissable sentiment de terreur. Nous eûmes le bonheur de jouir de cette émotion qu'on chercherait en vain à se procurer ailleurs.
Au moment où le convoi passa sur le pont, je crus que ma dernière heure était venue, et que le colonel, n'échappant pas à sa destinée, serait précipité dans le Niagara avec celui qui lui avait conseillé de le faire.
Le double pont se balançait affreusement, et nous nous trouvions entre le bruit formidable de la cataracte et celui du train, augmenté par je ne sais quels échos infernaux. Le convoi s'était déjà dérobé à nos yeux, que nous étions encore sous cette influence.
C'est dommage, dit le colonel, que, le mal de mer ayant changé mes dispositions d'esprit, j'aie renoncé à me suicider. On serait vraiment très bien ici pour cela. Mais, si je n'en use pas pour moi-même, je me ferai un véritable plaisir de le recommander à mes amis en état de spleen.
Vous êtes sûr, du moins, répondis-je à sir James, qu'après s'être jetés de ce pont dans le Niagara, vos amis ne vous feront aucun reproche de leur avoir donné ce conseil.
Ce pont unique au monde, autant par sa dimension que par l'endroit où il a été construit avec des peines infinies et un bonheur extrême, n'a pourtant coûté que deux millions cinq cent mille francs.
Le colonel, toujours tempéré dans les éloges qu'il faisait des Américains, trouva le Great suspension bridge une œuvre hardie, mais il mit en doute sa durée, et le considéra plutôt comme une difficulté vaincue que comme une œuvre d'utilité réelle.
Du pont suspendu, nous allâmes visiter un collège spécial, fondé par un Français pour l'entretien gratuit de cent pauvres garçons. Le généreux fondateur de cet établissement de bienfaisance l'a doté d'une somme de cent cinquante mille dollars.
De là, nous dirigeâmes nos pas jusqu'au Devil's hole (le trou du Diable). C'est un précipice de plus de deux cents pieds de profondeur et dans lequel tombe un petit ruisseau appelé le ruisseau de Sang, à cause du sang anglais dont ses eaux furent teintes, lors d'un engagement des troupes britanniques contre les indiens et les Français, pendant la guerre de 1763.
Ensuite nous rentrâmes à notre hôtel, où nous trouvâmes, comme à Saint-Nicholas et comme dans tous les hôtels que nous visitâmes en Amérique, confort et élégance unis à une cuisine médiocre. Il y avait là un nombre considérable de gentlemen et de ladies, les uns en habit noir, les autres en robes décolletées.
La vie, au Niagara, se compose d'une série d'émotions dont la moins vive serait un événement solennel partout ailleurs. Aux émotions que nous avions éprouvées devaient succéder les émotions plus originales encore et plus profondes aussi peut-être de notre visite sous la cataracte centrale, dans Table Rock, en passant par la grotte des Vents.
Il était huit heures du matin, et le soleil s'était levé radieux. Rien ne rend gai comme le beau temps. Le colonel était d'une humeur charmante, si charmante, qu'il se mit à siffler l'air national américain : Yankee doodle.
— Êtes-vous musicien? me demanda-t-il.
— J'aime cet art avec passion.
— Comment trouvez-vous cet air?
— Comme air patriotique, il me parait détestable, n'ayant aucune des qualités du genre. Comme air de chansonnette, il ne vaut pas beaucoup mieux, et a le tort grave de reposer, dans la seconde partie, sur une tonalité douteuse.
— C'est un air d'origine anglaise.
— Cela ne m'étonne pas.
— C'est assez dire, répondit le colonel, le cas que vous faites de la musique anglaise. Je vous laisse libre sur ce point de penser ce que vous vomirez. Moi, je le trouve joli, et je le regrette.
— Vous le regrettez, dites-vous ; qui donc vous empêche d'en user?
— Personne, assurément, mais il rappelle aux Anglais de trop douloureux souvenirs pour que je puisse me permettre de le chanter ou de le siffler autrement que pour mémoire.
— Quels souvenirs rappelle-t-il donc?
— Voici en deux mots l'historique du Yankee doodle. Les Anglais le chantaient pendant la guerre de l'indépendance pour se moquer des Américains. Ceux-ci, piqués au vif, jurèrent, et ne tinrent que trop parole, de l'adopter pour leur air patriotique, dès qu'ils se seraient déclarés indépendants.
— Il est fâcheux qu'ils ne se soient pas contentés de leur chant national : Hail Columbia. Le Yankee doodle était, avant l'indépendance, un air fort gai.
— Et le colonel le siffla de nouveau avec certaines variations de sa composition.
Arthur, qui avait été faire quelques préparatifs pour notre excursion sous-torrentielle, arriva. Nous nous embarquâmes sur un bac qui nous transporta de la rive anglaise à la rive américaine. Un long escalier de bois conduit à la cime d'un rocher d'où la vue domine le fleuve.
Pour les personnes qui ne veulent pas se donner la peine de monter cet escalier, les Américains ont établi là, comme à l'hôtel de la cinquième avenue, un omnibus aérien, qui, moyennant une faible rétribution, vous porte doucement à destination.