D'abord je voulus m'assurer d'une chose :
— Colonel, lui dis-je, votre intention est sans doute de n'aller demeurer dans votre nouvelle propriété que lorsque votre portrait sera entièrement achevé?
— Oui, me répondit-il ; mais, vous le savez, je suis pressé, et je compte qu'il sera prêt dans le temps déterminé suivant nos conventions.
À partir de ce moment, je me fis un devoir de conscience de peindre comme Pénélope faisait de la tapisserie, c'est-à-dire que tous les jours je défaisais régulièrement, pendant que le colonel était absent, ce que j'avais fait durant sa présence.
Je ne sais s'il s'en aperçut, mais un jour il me dit d'un ton de vif reproche que mon travail n'avançait pas, qu'il ne serait certainement pas terminé pour l'époque fixée, et que, si je ne déployais pas plus d'activité, il se verrait forcé de faire faire, moins bien peut-être, mais plus expéditivement, par un autre, la besogne dont il m'avait chargé.
— Il faut, ajouta-t-il, que cette peinture soit envoyée à ma nièce, en Angleterre, le jour même où je quitterai cet hôtel pour aller habiter...
— Votre propriété de la barrière de la Roquette, n'est-ce pas, colonel ?
— Oui.
— Dans l'habitation que vous avez fait bâtir et dont vous surveillez la construction avec tant d'intérêt ?
Sir James Clinton fit un signe de tête affirmatif.
— Mais, colonel, continuai-je, est-il donc indispensable que vous quittiez ce bel hôtel, si vaste, si bien aéré, si confortable, pour aller vivre dans... ou plutôt pour aller habiter votre petite propriété de la barrière de la Roquette?
— Elle est petite, en effet, monsieur, l'habitation que je fais bâtir; mais qui donc vous l'a dit ?
À cette question, posée comme un reproche fait à ma curiosité, je balbutiai quelques mots qui prouvèrent à sir James que j'avais pénétré son secret.
— Je vois, me dit-il, qu'il serait inutile de vous dissimuler plus longtemps mes projets. Mon intention est, en effet, de me brûler la cervelle, dès que mon tombeau et mon portrait seront achevés. J'avais compté pouvoir mettre mon projet à exécution dans les premiers jours du mois prochain, et je vois, à mon grand regret, qu'il faudra reculer ce moment de deux ou trois semaines.
— Non seulement mon portrait est encore peu avancé, mais mon architecte a mal suivi les plans que je lui avais donnés pour l'érection de mon tombeau, et tout un côté de l'aile gauche doit être refait. Je suis forcé, pour me suicider, d'attendre que mon architecte ait remédié sa maladresse. C'est toujours un grand tracas de faire bâtir.
Au ton avec lequel me parla sir James Clinton, au caractère de sa physionomie, je compris que toute tentative ayant pour but de le détourner par des raisonnements de sa fatale résolution serait inutile, et je pris le parti héroïque, pour chercher à opérer une réaction salutaire, de simuler l'indifférence.
Ce moyen n'était pas infaillible, mais, dans l'état moral où se trouvait le colonel, c'était peut-être celui qui offrait le plus de chance de succès. Et continuant de peindre:
— Je comprends votre contrariété, monsieur; en effet, c'est toujours un grand souci de faire bâtir. Et pourtant, poursuivis-je avec une apparente bonhomie, ou ne peut guère acheter un tombeau tout fait, surtout quand on tient expressément à être enterré dans de certaines conditions de confortable et d'agrément.
— Quant à moi, colonel, aujourd'hui que je connais le motif si légitime de votre impatience, je vous promets de redoubler d'activité, afin d'avoir achevé mon œuvre quand votre architecte aura terminé la sienne.
À partir de ce moment, sir James Clinton se montra beaucoup plus communicatif avec moi. Nous parlions tous les jours de son prochain suicide comme de la chose la plus naturelle du monde, et il me fit voir le pistolet dont il devait se servir pour se faire sauter le crâne.
— Ce pistolet, me dit-il, est une invention nouvelle très remarquable.
Est-ce que vous en ferez le premier l'essai, colonel?
— Oh non ! Et c'est parce que j'en connais les vertus que je l'ai choisi de préférence à tout autre. La balle, en touchant l'objet qu'elle doit frapper, se divise en quatre parties ayant chacune une force de projection différente. De cette manière, il est à peu près impossible que la blessure ne soit pas mortelle. Un des quartiers de la balle, au moins, atteint toujours un des organes essentiels de la vie, pour peu que le pistolet soit dirigé à la poitrine ou à la tête.
— Eh bien, colonel, tout en reconnaissant les avantages de ce pistolet sur tous les autres, si j'avais, moi qui ne suis qu'un pauvre artiste doublement modeste par le talent et par la fortune, l'intention bien arrêtée, comme vous, de me brûler la cervelle, je voudrais employer un moyen plus original, plus terrible, plus noble aussi, peut-être, et plus sûr encore certainement.
— Vous m'intéressez, monsieur Marcel Bonneau, dit sir James avec une certaine vivacité relative : quel est ce moyen?
— Ce moyen, le voici : je partirais pour l'Amérique, et me précipiterais dans les cataractes du Niagara, où ma chair et mes os seraient à l'instant même écrasés, pulvérisés et dispersés en atomes dans le gouffre bouillonnant, qui gronde comme un tonnerre liquide.
Sir James Clinton parut réfléchir à ce que je venais de lui dire, et une contraction à peine sensible se produisit sur ses lèvres.
— Vous avez souri, colonel, lui dis-je.
— Croyez-vous?
— Je le crois.
— C'est possible; mais, si j'ai souri, je n'ai pu le faire que parce que vous m'offrez de me précipiter dans le Niagara comme un excellent moyen de me brûler la cervelle.
— Est-ce que j'ai dit cela, colonel ?
— Certainement, vous l'avez dit.
— Ah ! C’est bien possible. Toujours est-il que le Niagara me parait un moyen de suicide de nature à satisfaire les exigences des plus difficiles.
Après un nouveau silence :
— Vous avez peut-être raison, mer dit le colonel ; mais le Niagara est trop loin de Paris; il faudrait trois semaines pour s'y rendre, et ce serait trois semaines de perdues.
— Oh! Trois semaines sont bientôt passées, surtout en voyage, où tant d'objets nouveaux viennent distraire les yeux et l'esprit. Mais, peut-être, regretterez-vous votre... construction du Père-Lachaise?
— Non, répondit mon noble modèle, je ne la regretterais point pour le Niagara, si le Niagara était plus près d'ici, aujourd'hui surtout qu'il faut recommencer à en construire un des côtés ; mais le Niagara est si loin!
— Il est de fait, dis-je, que rien ne dégoûte d'un tombeau comme d'être obligé de le faire recommencer.
— Le Niagara est loin, c'est vrai ; mais aussi quelle mort foudroyante et originale ! Enfin, colonel, il ne m'appartient pas de chercher à vous influencer, mais, à votre place, je n'hésiterais pas.
— Moi, j'hésite, dit M. Clinton, car le temps perdu qu'on passe à vivre ne se rattrape jamais. Toutefois, ajouta-t-il, je réfléchirai. Dans tous les cas, monsieur Marcel Bonneau, je vous prie, dès à présent, de recevoir mes remerciements pour vos conseils qui témoignent de l'intérêt que vous me portez.
Les jours suivants, je trouvai sir James Clinton peu disposé à parler. De plus en plus sous l'influence de ses humeurs noires, c'est à peine s'il répondait par monosyllabes aux questions que je lui faisais.
Il réfléchissait sur le mode de suicide qu'il devait définitivement adopter.
Sa résolution fut prise le samedi 9 juillet 1859, à trois heures après-midi. Comme d'habitude, un des domestiques vint à cette heure annoncer au colonel que la voiture était attelée :
— Je n'irai plus, dit sir James Clinton, visiter ma construction.
Puis se tournant vers moi :
— Monsieur Marcel Bonneau, après de mûres délibérations avec moi-même, j'ai résolu de suivre votre conseil, et je partirai par le premier steamer pour me rendre aux chutes du Niagara.
— Je vous propose de faire avec moi ce voyage. Vous achèverez en Amérique mon portrait, et, si vous y consentez, je vous chargerai de quelques instructions pour ma nièce, que vous aurez la bonté d'aller voir à Londres, dès que j'aurai cessé de vivre.
À cette brusque proposition, je ne sus d'abord que répondre. J'aurais voulu, par commisération pour ce pauvre malade, le suivre, et tenter jusqu'au bout de le détourner de son fatal projet; mais j'avais à Paris des relations à conserver, quelques tableaux commencés que j'aurais voulu terminer promptement; et ce voyage en Amérique renversait tous mes projets.
Naturellement j'hésitai. Sir James Clinton comprit les motifs de mon indécision, et comme chez-lui la générosité égalait la fortune :
— Je sais, me dit-il, que je vous devrai une compensation pour votre perte de temps et les ennuis du voyage. Veuillez me dire si vous jugez que cinquante mille francs soient suffisants pour payer mon portrait et vous dédommager de la perte de tout votre temps?
La somme, comme dit Balzac dans Vautrin, n'était pas déshonorante, et je n'eus pas besoin de me livrer à de nombreux calculs pour me convaincre que je faisais une excellentissime affaire en abandonnant mes tableaux, — que, d'ailleurs, il me serait toujours facile d'achever, — pour suivre sir James Clinton.
Puis, sans vouloir me montrer meilleur que je ne suis, je dirai que la profonde pitié que j'éprouvais pour ce malheureux Anglais et le vague espoir que j'avais conçu de le soustraire à la mort, ou tout au moins de retarder le moment fatal, me déterminèrent autant que l'intérêt pécuniaire à ne pas repousser ses offres.
— Colonel, lui dis-je, vous parlez d'or, et j'accepte l'honneur que vous voulez bien me faire de m'attacher à votre personne pour ce voyage... comment dirais-je?
— Dites d'agrément, monsieur Marcel Bonneau, puisqu'il doit me conduire à une mort certaine. Mais de grâce, ajouta-t-il, ne perdons pas un temps précieux, et partons le plus tôt possible. Je vais, quant à moi, donner des ordres pour être prêt à quitter Paris dès demain.
— Mon désir est, pour n'attirer l'attention de personne, de voyager sans suite aucune. Nous partirons tous les deux seuls. Je me fie à vos bons soins pour voyager le plus convenablement et surtout le plus rapidement possible. Nous aurons ainsi chacun notre tâche à remplir; je viens de vous dire la vôtre, la mienne, qui n'est pas la moins pénible, sera de vivre jusqu'au moment où nous serons en vue de ces précieuses chutes du Niagara.
Vingt-quatre heures plus tard, nous montions en wagon pour nous rendre au Havre, et aviser, dans cette ville, à notre mode de transport pour l'Amérique.
Tel est l'historique fidèle de mon départ pour le nouveau monde.
N'avais-je pas bien raison, en commençant, de taxer de curieuses les circonstances de mon voyage, et ne trouvez-vous pas, lecteurs, qu'elles méritaient la peine d'être rapportées?