Les pompiers. — Les pompes et les incendies.
Nous n'avions pas marché durant dix minutes dans la direction de Canal street, qui est aujourd'hui le centre de New-York, et qui était, il y a peu d'années, un large marais où l'on chassait le canard sauvage, quand nous fûmes arrêtés par deux compagnies de pompiers qui débouchaient dans la même rue, au bruit infernal du roulement des engins et du commandement des chefs de pompe criant à s'égosiller dans des porte-voix pour exciter l'ardeur des firemen et avertir les passants de se mettre de côté.
Dès que ces deux compagnies se trouvèrent en présence, il s'éleva de toute part un bruit effrayant de cris et de vociférations. Les pompes s'arrêtèrent court, et les pompiers se précipitèrent les uns sur les autres à coups de poing et avec un enthousiasme qui aurait fait honneur à nos zouaves eux-mêmes.
On entendait, à travers la voix des chefs respectifs dans les porte-voix et les hurlements de la foule excitée par la vue des combattants, les coups de poing résonner sur les poitrines comme la grêle sur le toit des maisons.
Après quelques minutes de ce combat dont je ne pouvais deviner la cause, on releva ceux qui étaient grièvement blessés d'un bras cassé ou d'une côte enfoncée, pendant que les plus favorisés, c'est-à-dire ceux qui n'avaient que le nez à moitié écrasé ou qu'un œil en capilotade, se remettaient à leur pompe et reprenaient leur course avec plus d'élan que jamais, pour rattraper le temps perdu, vers la maison incendiée dont les sinistres lueurs coloraient une partie du ciel.
— Qu'est-ce que cela ? Demandai-je à Arthur.
Vous le voyez, me répondit-il de l'air le plus tranquille du monde, ce sont deux, compagnies de pompiers qui, s'étant rencontrées, ont courtoisement échangé une volée de coups de poing.
— Et pourquoi cet échange courtois, comme vous l'appelez?
— Eh bien, parce qu'il est convenable aux États-Unis, quand deux compagnies de pompiers se rencontrent, qu'elles se saluent comme vous venez de les voir faire.
— Vous voulez rire, Arthur?
— Je parle sérieusement, et ce qui vous étonne, parce que vous êtes nouvellement débarqué d'Europe, vous paraitra très naturel quand vous vivrez depuis quelque temps en Amérique. Moi qui vous parle, je trouve très bien que des pompiers se battent toutes les fois qu'étant pressés de se rendre au feu, ils se rencontrent, y allant.
— Mais d'où vient cet usage barbare?
— Je vais vous le dire. Autrefois, au temps où les pompiers n'étaient pas comme aujourd'hui des volontaires désintéressés, éteignant les incendies pour le seul plaisir de les éteindre, et appartenant aux plus riches familles de la ville, pour stimuler leur ardeur, on avait établi une prime assez considérable en faveur de la compagnie qui, la première, se rendrait sur le lieu du sinistre.
Quand deux compagnies se rencontraient, c'était naturellement à qui se dépasserait, et le plus souvent on en venait aux mains. Depuis longtemps, la raison de ces luttes a disparu; mais les luttes ont été conservées, sans que pour cela il y ait entre les pompiers, appartenant aux différentes compagnies, aucun sentiment d'hostilité. Ils se battent, parce que c'est l'usage. Voilà tout.
— Singulier usage. Et, dites-moi, se battent-ils toutes les fois qu'ils se rencontrent?
— Toutes les fois, non. Cela dépend des circonstances. Par exemple, si la rue où ils se joignent est étroite, se trouvant naturellement rapprochés les uns des autres, il y a de grandes chances pour qu'ils se battent.
Il suffit d'un seul pompier qui en bouscule un autre pour qu'à l'instant même l'engagement devienne général. Dans d'autres cas, on les a vus se rouler à coups de poing uniquement pour se fouetter le sang et courir avec plus d'ardeur à l'incendie.
Ils se battent aussi par déception, lorsque, comptant sur une vaste conflagration à l'occasion de laquelle ils s'étaient promis de déployer tout leur zèle et tout leur courage, ils ne trouvent en fin de compte qu'une bicoque à noyer sans efforts et sans gloire.
Si le contraire arrive et que, comptant sur un médiocre incendie, ils trouvent un bel incendie à éteindre, leur esprit s'exalte alors, et ils se battent de satisfaction.
Je pensais que les pompiers américains étaient absurdes ; mais je me demandais si nos ouvriers, en France, se montraient plus sensés quand, il y a peu d'années encore, on les voyait, bannières en tête et sous la dénomination de compagnons, s'assommer à coups de bâton pour le seul plaisir de s'assommer.
Il y a évidemment chez l'homme, né bon, comme le dit sérieusement et par conséquent si plaisamment J.-J. Rousseau, un instinct de férocité que ni la morale, ni la religion, ni l'éducation, ni le sentiment de sociabilité, ni la crainte des lois, n'étouffent jamais complètement.
Si la guerre est réellement un mal nécessaire comme l'affirment quelques esprits distingués, c'est peut-être surtout parce que la guerre est le grand exutoire de la férocité humaine.
Nous cherchâmes des yeux sir James Clinton, afin de passer du prologue à la pièce, c'est-à-dire de la bataille des pompiers à la manœuvre de leur pompe sur le lieu du sinistre.
Sir James contemplait, à quelques pas de nous, un des combattants qui avait eu la mâchoire brisée d'un coup de poing. Après lui avoir serré la main, il revint auprès de nous.
— Belle passe, dit-il avec un air de satisfaction marquée.
Je croyais les Américains moins habiles à ce noble exercice de la boxe. Certes, c'est à un coup de poing qu'un Anglais ne renierait pas. Aussi, n'ayant pu féliciter celui qui l'avait appliqué, ai-je voulu du moins complimenter celui qui l'avait reçu.
Sir James était, comme on le voit, un véritable artiste en fait de boxe, car il parlait sérieusement.
En arrivant sur le lieu du sinistre, nous vîmes, autour de la maison incendiée, différentes compagnies de pompiers arrivées avec une promptitude merveilleuse aux premiers signaux d'alarme.
On ne fait pas la chaîne à New-York comme à Paris; car l'eau est abondante partout là-bas, grâce à des conduits souterrains qui serpentent la ville en tout sens et vont s'alimenter à l'aqueduc du Cretone pour desservir toutes les maisons.
Les pompiers, ayant de l'eau à discrétion, en abusent souvent pour submerger les bâtiments incendiés avec une ardeur et une sorte de joie enfantine qui tient véritablement du délire. En peu de minutes, la maison incendiée fut littéralement couverte d'eau. Elle était entièrement éteinte, que les pompiers continuaient de pomper avec un enthousiasme impossible à maitriser.
Les compagnies de pompiers qui arrivèrent trop tard des postes éloignés pour rendre d'utiles services ne se tinrent pas pour battues. Elles étaient venues pour pomper, elles pompèrent, et ce qui avait échappé au feu ne put échapper à l'inondation.
J'appris qu'il en est ainsi toujours, et que dans les incendies ce qu'on redoute le plus généralement, c'est moins le feu qui dévore les maisons que l'eau qui les noie.
Le pompier américain est un type que je crois unique dans le monde entier. Ce que d'autres font par devoir, il le fait par plaisir; et le bonheur qu'il éprouve à éteindre les incendies est vraiment indicible.
Il est des jeunes gens dont la passion pour les incendies est telle, qu'ils n'en veulent manquer aucun. On les voit toujours habillés en pompier, une chemise de laine rouge, un paletot de drap pilote couleur noisette, qu'ils tiennent sous le bras, et un casque en cuir noir, faire le guet sur le toit des maisons, la nuit aussi bien que le jour, pour être les premiers à découvrir les incendies.
Quant à leurs pompes, elles sont pour eux l'objet d'un culte véritable. Ils les parent de fleurs, les embellissent de toutes façons, leur donnent les noms les plus tendres et se promènent souvent avec elles pour le seul plaisir de se montrer avec une jolie pompe.
J'ai eu occasion de voir des pompes en argent massif. Les fils de famille se ruinent là-bas pour des pompes à incendie, comme ils se ruinent en Angleterre pour les chevaux de course.
Au reste, il n'y a pas de bonne fête sans pompiers nulle part aux États-Unis, et par conséquent sans pompes, car les pompiers traînent toujours leurs pompes avec eux.
Des compagnies de pompiers se visitent d'une ville à l'autre pour se montrer réciproquement leurs pompes, à l'occasion desquelles ils échangent des compliments et s'offrent des banquets.
Il n'est pas arrivé d'Europe un seul grand personnage dans la politique, dans les arts, dans l'industrie ou dans la finance, qui n'ait été reçu en débarquant par des pompiers avec leurs pompes. Kossuth, Jenny Lind et Alboni sont descendus, à New-York, entourés de tous les pompiers de la ville avec toutes leurs pompes.
La passion des pompes à incendie est telle en Amérique, qu'elle s'étend des pompiers à tous les autres citoyens. On habille les enfants en pompiers; et les fabricants de joujoux confectionnent pour eux des petites pompes sur le modèle des grandes, avec des maisons en bois destinées à être incendiées, puis éteintes par les enfants, lesquels jouent au pompier avec une ardeur qui, pour être juvénile, n'en est pas moins vive.
J'ai entendu promettre à des pères de famille de mener leurs enfants voir éteindre des incendies pour les récompenser de leur assiduité au travail. Les propriétaires ou les locataires des maisons, autant par propreté que par ce goût inné de tout Américain pour les pompes, se lèvent de très bon matin et pompent à froid sur leurs maisons, qu'ils lavent ainsi du haut en bas, faute de pouvoir les éteindre.
— Je vous ai promis, dit Arthur en s'adressant au colonel et à moi, de vous faire voir comment on éteint les incendies et de vous dire comment on les allume. La première partie de mon programme est accomplie; passons à la seconde.
—Je m'attends à quelque révélation criminelle, fit sir James.
Ici, comme partout ailleurs, des incendies se déclarent sans que personne ait voulu mettre le feu, par pur accident. Mais ici, plus que partout ailleurs peut-être, on brûle les maisons volontairement.
— Les lois de ce pays ne punissent donc pas les incendiaires? demanda sir James.
— Si bien, répondit Arthur, et de la façon la plus sévère, par la peine de mort. Mais...
— Ah ! Il y a un mais, interrompit le colonel.
— Mais, poursuivit Arthur, il faut, pour que la loi les atteigne, qu'ils soient vus par deux témoins mettant le feu une torche à la main.
Or, comme c'est moins l'esprit de la loi que la lettre même qui est prise en considération par le jury, il en résulte que, si l'incendiaire ne met pas le feu à son immeuble au moyen d'une torche, s'il se sert d'allumettes chimiques, par exemple, la loi ne pouvant l'atteindre, il est renvoyé comme innocent.
Quant aux motifs qui déterminent bon nombre de citoyens à mettre le feu à leurs maisons, ils sont faciles à comprendre : c'est pour recevoir des compagnies d'assurances la somme pour laquelle ils se sont assurés, et qui, dans ce cas, est toujours au-dessus de la valeur réelle des pertes éprouvées.
Les compagnies d'assurances n'évaluent donc pas en Amérique, comme en France, demandai-je à Arthur, les dégâts commis par l'incendie pour indemniser l'assuré d'après les pertes causées?
— Si, me dit Arthur; mais elles se montrent généralement très larges dans leur manière d'apprécier les dommages causés, de façon à ce que l'incendié fasse toujours une bonne affaire.
— Mais, dis-je à Arthur, il me semble que les assurances agissent ainsi contre leurs intérêts?
— C'est le contraire, répondit Arthur, et l'on m'a même certifié que, lorsque, par suite de la prospérité générale, les incendies se ralentissent, certaines assurances, inquiètes d'un semblable état de choses, font elles-mêmes mettre le feu aux maisons pour réveiller chez les incendiaires endormis l'amour des incendies, qui est une peccadille américaine, comme le plaisir de les éteindre est un jeu national.
Ce qui fait qu'on s'assure, c'est la crainte ou l'espoir de brûler, et, comme, en définitive, il y a beaucoup plus de gens qui craignent de brûler que de gens qui le désirent, les compagnies ont tout avantage à ce que le plus grand nombre de personnes possible s'assure.
Voilà pourquoi elles dédommagent généreusement les incendiaires des pertes qu'ils ont ou qu'ils n'ont pas éprouvées, et pourquoi aussi les plus zélées d'entre elles aident un peu le hasard dans les cas, assez rares, du reste, de disette d'incendie.
— J'étais sûr, dit sir James, qu'il y avait quelque crime là-dessous.
— Mais, demandai-je à Arthur, ne nous avez-vous pas dit que les maisons brûlaient en plus grand nombre le dimanche ?
Oui, les maisons du bas de la ville, c'est-à-dire celles qui ne sont pas habitées par des familles, et dans lesquelles les négociants ont leurs offices. Le négociant qui désire liquider sa position par un incendie met chez lui le feu le samedi soir; pendant la nuit, le feu se développe, et, comme personne ne se rend aux offices le dimanche, il éclate ce jour-là à la grande satisfaction des pompiers et des oisifs, qui, le dimanche, ne savent à quoi passer le temps.
Après ce récit, qui indigna sir James et me fit beaucoup rire, nous nous rendîmes à l'hôtel prendre le repos qu'exigeaient les fatigues et les émotions de la journée.
Sir James, en serrant la main d'Arthur, lui dit :
— Avez-vous fini de réfléchir, et consentez-vous enfin à nous accompagner dans nos voyages?
— Peut-être, répondit Arthur, serais-je en mesure de me prononcer demain.
— Très-bien, dit sir James, réfléchissez à ce que vous avez réfléchi, et tâchez que la réflexion de vos réflexions nous soit favorable.
— Dans tous les cas, colonel, reprit Arthur, je compte avoir le plaisir de vous diriger pour vous faire connaître les choses curieuses qu'il vous reste à voir à New-York.