Lucien Laurin:
Il y avait un certain chatouillement qui se faisait entre les autorités gouvernementales et M. Menier, vous rappelez-vous d’en avoir parlé? Aussi vers la fin de votre conférence, à la suite d’une
question, quelqu’un avait relevé le point de vue de la sociabilité de M. Menier...
Luc Jobin:
Henri Menier était un homme chaleureux C’était un homme qui avait beaucoup de force de caractère et il était d’une grande simplicité. C’était un homme qui, lorsqu’il venait à l’île Anticosti, par
exemple, n’hésitait pas à retrousser ses manches et à travailler avec ses ouvriers; il a travaillé lui-même à l’aménagement des fermes et à l’installation de tous les éléments motorisés; le
moulin à scie, la forge... Il aimait beaucoup le travail manuel. Il était un ingénier diplômé, qui avait même dans son hôtel particulier à Paris, un laboratoire, au dernier étage, où il faisait
de l’expérimentation.
D’ailleurs on lui attribue le radiateur de l’automobile. C’est à Henri Menier que l’on doit l’invention de l’automobile, du moins son radiateur.
Il a amené une voiture automobile à Anticosti en juillet 1905, une Panhard-Levasseur, la toute première voiture automobile, au Canada, peut-être, du moins au Québec ou dans l’est du Québec. C’est un homme qui aimait beaucoup la mécanique, l'engin, le moteur C’était sa profession puisqu'il était ingénieur en mécanique.
Quand il venait au Canada, il aimait beaucoup recevoir les gens. Pour lui, les relations extérieures étaient un élément important dans sa vie. Il voulait avoir d’excellentes relations avec les gens du gouvernement québécois et canadien. Il entretenait beaucoup les gens.
Par exemple, en 1905, il a fait venir à Anticosti Lord Grey, le gouverneur général du Canada, qui n’a eu que des éloges à faire de l’accueil de M. Menier pour qui il avait acquis de l’estime et
une grande amitié.
Il y a eu un homme très connu, un autre gouverneur général, Lord Minto. J’ai eu le bonheur de découvrir une lettre, d’une valeur inestimable, alors que Lord Minto, dans cette lettre décrivait
avec un enthousiasme difficile à exprimer de mémoire comme cela, l’œuvre grandiose de M. Menier à l’île Anticosti dans des termes extraordinaires. Une lettre écrite en toute hâte à bord du bateau
et il l’envoya à Sir Wilfrid Laurier, l’invitant à accepter l’invitation de Henri Menier de visiter l’île d’Anticosti pour admirer l’œuvre tout-à-fait unique de développement, et d’essor
économique.
Henri Menier aimait recevoir les gens. Lors de ses voyages au Canada durant l’été, il invitait les députés, les ministres et les hommes très haut placés, la grande bourgeoisie, à venir séjourner
à l’île et à pêcher le saumon, dans ses rivières et en particulier, la rivière Jupiter.
Il le faisait avec beaucoup de fastes. c’était dans son château qu’il a construit entre 1900 et 1905. Il l’a pour la première fois habité en cette dernière année, et a invité le gouverneur général du Canada. Plusieurs ministres y ont séjournés.
Quand il venait à Québec, il recevait toujours. Il organisait des banquets à bord de son yacht, la Bacchante. Il avait une magnifique salle à manger. Et là, il recevait, par exemple, les
grands propriétaires, ses fournisseurs, Garneau, Darveau, les députés, les militaires. Il n’hésitait pas à rencontrer les journalistes. Ces journalistes qui tentaient de lui tendre des
pièges.
À l’époque où Menier a acheté l’île, il y a eu naissance d’un conflit qui a fait la manchette des journaux pendant quatre ans. Le conflit qu’il a eu avec les squatters de la Baie du
Renard (Fox Bay). Il a eu une publicité désagréable, loin d’être avantageuse.
Les squatters de Fox Bay refusaient de suivre les règlements et de payer une redevance à Menier qui était très faible. Mais cette redevance voulait montrer qu’il était propriétaire des lieux et
qu’on lui devait un droit de location.
Il y a eu un procès, car les habitants de Fox Bay, les familles anglo-saxonnes qui habitaient là et qui venaient tous de Terre-neuve ont contesté les droits de Menier, ce qui a amené un procès
qui a duré quatre ans et qui a eu lieu à la Malbaie. Le verdict du procès a confirmé Menier dans tous des droits, et on a obligé les pêcheurs de Fox Bay à quitter les lieux en 1900.
Lucien Laurin:
Quelle est l’origine du mot «squatter»?
Luc Jobin:
C’est un mot qui était utilisé dans la langue française et qui a été accepté par l’Académie française, mot qui a une origine anglo-saxonne, africaine, de la Rhodésie, de l’Afrique du Sud. Les
squatters étaient des gens qui occupaient des terres sur lesquelles ils n’avaient aucun droit. Un squatter, c’est quelqu’un qui vient occuper un lieu sans avoir au préalable obtenu des
certificats démontrant qu’il avait droit de propriété sur ces lieux. C'est quelqu'un qui a habité ces lieux là très longtemps et se donne des droits acquis.
Dans les lois françaises, je pense vous avez des droits acquis sur une propriété, des droits de passages, si vous habitez un lieu plus de trente ans. Mais dans le cas des gens de Fox Bay, ils
étaient là depuis 1872, depuis donc 23 ans lorsque Menier a pris l’île d’Anticosti. ils n’avaient pas leur droit de propriété et alors Menier a contesté leur action, par laquelle il disait qu’ils
avaient des droits de propriété.
Il y a eu un procès des plus retentissants, qui a ébranlé le gouvernement Laurier et le gouvernement provincial. On en a parlé dans tous les journaux d’Angleterre, de la France et des
États-Unis, à New-York. Dans les années de 1897 à 1900 les articles étaient abondants, très nombreux.
M. Menier a souffert beaucoup de ce conflit qu’il ne désirait pas du tout avoir. Naturellement, il avait tous les droits de propriété. Il a eu gain de cause, mais c’est une chose qui lui a
fait beaucoup de peine, parce que M. Menier était un homme qui avait beaucoup de sensibilité; il regrettait d’être obligé de poser un tel geste.
Je pourrais vous en parler pendant des heures car je connais beaucoup de choses sur cette question-là. D’où ils venaient, où ils sont allés demeurer et je tente présentement de retracer leurs
descendants à Terre-Neuve.
Menier avait toujours la bonne réponse. Quand les journalistes le questionnaient sur ses procès, sur le conflit, on voyait à travers ses réponses... d’ailleurs si vous consultez les journaux,
vous allez voir à travers ses réponses l’humanisme de cet homme. On a dit des tas de choses.
M. Menier aimait s’entourer de la haute noblesse, parce qu’en France comme il n’avait aucun titre de noblesse et que c’est sa fortune qui lui ouvrait les portes, on disait qu'il agissait un peu
comme un petit roi ici, ce qui est faux.
Il n’avait pas besoin en Europe de s’entourer de la haute noblesse. C’était un homme qui s’accommodait très bien des gens de tous les milieux et il n’avait aucune prétention, ce n’est pas
un pédant qui se prenait pour un autre C’est un homme qui aimait beaucoup ses employés et qui avait beaucoup de générosité envers eux.
Dans la ville de Noisiel, près de Paris où il était roi et maître, car la ville lui appartenait, maison, égout, aqueduc et tout ce que vous voulez, se trouvait sa chocolaterie Il a reconstitué
cette même organisation à l’île d’Anticosti où tout lui appartenait.
Il avait beaucoup de respect pour ses employés, beaucoup d’amitié pour eux. Il y a des tas de petites choses qu’il faisait à l’île d’Anticosti, comme par exemple, quand il venait durant
l’été car il ne venait que durant les mois de juillet, il emportait des cadeaux pour les enfants, pour Noël. Il pensait à cela; il emmenait des jouets et des choses qu’il donnait au gouverneur de
l’île, à M. Comettant pour que ces cadeaux soient transmis à Noël aux enfants.
Il distribuait des souvenirs, des cadeaux, il pensait à eux, aux gens. Il avait beaucoup de délicatesse et de sensibilité pour les autres. On n’a jamais entendu dire quoi que ce soit de
négatif concernant Henri Menier, ni Gaston.
Gaston était très paternaliste, il considérait les gens d’Anticosti comme une grande famille, et il administrait comme un bon père pour eux. Henri Menier était paternaliste dans un autre sens. Il
aimait que les gens travaillent, il les félicitait pour leurs travaux.
Il séjournait plus longtemps que Gaston; il venait passer deux mois au lieu de deux ou trois semaines. Au total il n'est venu que six fois entre les années 1896 et 1913, au moment de sa
mort.
Lucien Laurin:
Est-ce que l’île a passé directement lors de la succession d’Henri Menier à Gaston, son frère.
Luc Jobin:
Non, via la femme d’Henri. Vous savez qu’Henri s’est marié avant sa mort en 1911. Je n’ai pas encore trouvé, il faudrait que j’aille en France pour en savoir plus. D’ailleurs j’ai si peu de temps
à consacrer à tout cela...
C’est sa femme, lors du décès, chez le notaire, qui a transmis à Gaston les droits de propriété en disant: Paie des redevances. Et c’est Gaston qui a accepté les conditions offertes par Mme Henri
Menier.
Il devenait chef de l’entreprise de la chocolaterie. Il a accepté de tout prendre en main. Il a appelé Martin-Zédé, lequel aussitôt après avoir appris le décès s’est rendu rapidement en France,
puis chez le notaire, rencontrer Gaston et les autres membres de la famille, dont Mme Henri Menier et Gaston qui lui a dit de vendre l’île d’Anticosti le plus tôt possible.
Gaston ne voulait pas du tout garder Anticosti. Il trouvait que c'était un rêve plutôt chimérique, et que le maintien de l'île coutait extrêmement cher à la famille Menier. Il voulait donc
absolument s’en débarrasser et le plus tôt possible, vu ce n’était pas rentable d’après les états de compte qui montraient qu’il n’y avait pas de rentabilité à exploiter les ressources
forestières, marines et les pêcheries.