L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé, tome 2 |
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CHAPITRE IX 1901-1902
Sixième campagne — Deuxième voyage de la «Bacchante» — Arrivée à Anticosti — Voyage autour de l'île — Le naufrage du «Granicus» — Visite
du Gouverneur Général Lord Minto — Pêche à Jupiter — Les Grands défrichements à la baie Ellis — Voyage à Québec — Règlement de
l'affaire Griffith — Retour à l'île et en France
Le 24 mai nous quittions le Havre à bord de la Bacchante. Après avoir relevé le feu du Cap Race au Sud de Terre-Neuve le 2 juin et dépassé les Iles de St-Pierre et Miquelon, nous arrivâmes à Anticosti où nous primes notre mouillage devant la Baie Ste-Claire.
Mgr. Labrecque, évêque de Chicoutimi, venait d'arriver à l'île et était logé chez M. Commettant notre sous-directeur résidant.
Nous étions ses diocésains et de suite nous allâmes à terre pour lui présenter nos devoirs.
Nous eûmes un entretien avec lui où tous les points qui pouvaient intéresser le clergé furent résolus.
Après lui avoir fait connaître tout le personnel, nous fîmes avec lui la visite des établissements et prîmes congé, car il était pressé et avait retardé son départ pour pouvoir saluer M. Menier.
Les premières nouvelles furent que le Capitaine Doggett était arrivé, venant de la Nouvelle-Écosse, sur l'Alpha bien avant l'ouverture de la navigation et qu'il avait dû se frayer un chemin dans les champs de glace avant de pouvoir entrer à la Baie au Renard.
Il avait de suite organisé les transports d'ouvriers et de matériel et amené tout le bois nécessaire pour construire la homarderie qui fut achevée dans un délai remarquablement court.
Elle avait été terminée juste à temps pour pouvoir commencer à travailler pour l'ouverture de la saison de pêche.
La fabrication battait son plein depuis. Tout en travaillant on achevait les autres bâtiments non entièrement terminés et de ce côté tout allait bien.
La grosse voiture fut débarquée et trois chevaux Clyde y ayant été attelés, nous partîmes tous pour la Baie Ellis.
Nous nous installâmes dans la maison Gamache et y trouvâmes au travail en outre le constructeur Mr. Joe Peters, arrivé de la veille par le «Savoy», qui terminait une grande annexe et des communs pour y loger le personnel.
Nous allâmes visiter les travaux de la villa.
Menier trouva l'emplacement choisi excellent, les fondations étaient terminées, on commençait la charpente qui déjà s'élevait à la hauteur du premier étage.
Puis nous visitâmes le parc et nous nous arrêtâmes aux ruines du fort de Joliet, l'ancien seigneur de l'île.
Quelques grosses pierres, quelques murs effondrés, un ancien four étaient à peu près tout ce qui restait de ce fort.
Les allées étaient toutes tracées, les arbres enlevés, le parc serait très beau.
Le 14 juin, escortés du «Savoy», nous partîmes pour la baie au Renard. Doggett vint à bord aussitôt que nous fumes mouillés dans la baie et nous embarquâmes sur l'Alpha qui nous conduisit à terre.
Les trois bâtiments principaux, homarderie, camp et entrepôt, étaient achevés et la homarderie était au travail.
Huit mille homards venaient d'être débarqués de l'Alpha, qui depuis le début avait fait un très bon service, sauf une légère avarie qui avait été réparée par les moyens du bord.
Plus de 400 caisses de conserves étaient déjà fabriquées, nous en ouvrîmes une à table qui fut trouvée excellente. Rien n'était en effet meilleur qu'une boite de conserve de fabrication récente. Le goût en était supérieur à celui du homard frais.
Certaines irrégularités dans la qualité de l'étain furent la cause de la perte de quelques boites, mais l'ensemble de la fabrication était bon.
Du reste la chair d'une boite manquée n'était pas perdue, on la remettait dans une autre qu'on sertissait à nouveau et faisait recuire, après cela elle était aussi bonne que les autres.
Dogget nous exposa ses idées. La principale était d'avoir un endroit à nous dans le port de Gaspé pour y construire un quai et y avoir un magasin avec réfrigérateur. Une ligne de chemin de fer qu'on allait établir en Gaspésie devant y accéder.
Si nous attendions, ces terrains que nous pourrions avoir pour un très petit prix attendraient bientôt une grande valeur.
Gaspé avait un très grand avenir, c'était un port superbe, un des plus beaux du Canada avec protection complète.
L'expérience de Doggett était que, vue l'immense quantité du homard dans l'île, et si au lieu de le mettre en conserve nous organisions un dépôt de homards vivants pour les envoyer dans les grandes villes comme Montréal, Boston et New-York, les bénéfices à en retirer seraient immenses, et c'était à Gaspé qu'il faudrait avoir ce dépôt.
Les wagons qui existaient sur toutes les lignes pour le transport du poisson, le distribueraient sans aucune perte, étant aménagée spécialement à cet effet.
Doggett nous fit le rapport impressionnant suivant. En creusant les fondations de la homarderie, on avait trouvé plusieurs caisses qu'il eut prises pour des cercueils, si elles avaient été plus longues, mais qui étaient des coffres à matelots d'où s'échappa quand on les ouvrit une odeur épouvantable.
Des crânes et des pieds humains étaient entassés dedans, la chair tenait encore après les os.
Ces coffres avaient été refermés et avaient été enterrés à côté des autres tombes de naufragés, dont la sépulture était à proximité.
Il avait appris depuis par le Capitaine Innès de l'Alpha, qui le tenait du gardien de lumière de Perroquets, phare situé au Nord de l'île, qu'en 1875 ce gardien étant venu à Fox Bay pour se mettre à l'abri du mauvais temps d'Est avait, en débarquant près de la passe de l'Ouest. (celle où nous avions construit la homarderie) où il avait cité sa barge près de terre, entendu le son d'une cloche qui tintait dans la nuit et dont le bruit venait de la forêt.
Se dirigeant de ce côté, il trouva une cloche de navire, suspendue à une branche d'arbre, que le vent agitait et faisait sonner lugubrement.
Non loin de là, il fit la découverte d'une très grande hutte faite en troncs d'arbres et en branchages qui avait été écrasée par la neige et était presque démolie.
En pénétrant à l'intérieur comme il put, il se trouva en face du cadavre d'un home encore couché dans un hamac de matelot, lequel était tombé à terre.
Des lambeaux de peau encore fixés au crâne lui montrèrent que c'était le corps d'un nègre.
Sur le baril, il trouva le livre de bord d'un navire, le «Granicus» de Bristol de nationalité Britannique, qui récemment chargé de sel, se rendant à Québec avait naufragé près de là, ayant manqué l'entrée de la baie dans la brume.
Le capitaine et l'équipage de vingt hommes avaient résisté à la faim la plus grande partie de l'hiver, mais peu à peu (les inscriptions du livre en faisaient foi), les hommes moururent les uns après les autres, du scorbut et de la faim et le livre que le capitaine avait écrit quotidiennement s'arrêtait le jour où il mourut lui-même.
En visitant les lieux, le gardien du phare des Perroquets découvrit plusieurs coffres de matelots bien fermés.
Certains contenaient des vêtements, mais ayant jugé l'un de ceux-ci très lourd, il l'ouvrit et se trouva en face d'un amas de débris humains assez bien conservés qui avaient été salés et rangés comme de la viande de porc dans un baril.
Quel drame avait dû se passer là? L'idée qu'il s'en fit fut que le nègre dont il avait trouvé le cadavre dans le hamac, voyant la plupart des matelots morts, malades ou sans défense, attendit que le capitaine fut décédé et avait dû assassiner les quelques survivants, les découper et saler leurs cadavres, pour s'assurer sa subsistance.
Probablement que mourant de faim, le premier repas qu'il fit après le jeûne prolongé qu'il avait subi fut trop abondant et s'étant couché dans son hamacs, une attaque d'apoplexie l'avait foudroyé après son lugubre festin, dont Doggett avait retrouvé les reliefs en creusant les fondations de la homarderie.
Mgr Guay, dans son livre sur l'île Anticosti a fait un récif détaillé de ce naufrage du «Granicus»
Nous visitâmes les alentours où le feu mis par moi aux résidences des «Squatters» avait fait place nette, et dont l'herbe fraichement repoussée indiquait seule les emplacements.
Nous remontâmes le long de la rivière du fond de la Baie pendant quelques milles et nous trouvâmes de beau bois sur ses rives, qui pouvait facilement être exploité, flotté dans la rivière et emmagasiné dans un barachois qu'on aurait dit fait exprès pour cela,.
On pourrait construire une scierie dans d'excellentes conditions en cet endroit.
Quittant la Baie au Renard le 18 juin, nous nous rendîmes à Chaloupe Creek où l'opérateur du télégraphe, Mr Bradley, nous fit visiter sa maison que nous venions d'acquérir et que nous trouvâmes bien tenue.
Bonne terre aux environs, potager abondant en légumes variés. La rivière était belle, beaucoup de truites et quelques saumons.
Nous visitâmes ensuite le lac Salé, où Menier mit le feu dans les broussailles, lequel vivement activé par une fraiche brise fit le tour du lac, nettoyant tout l'espace compris entre celui-ci et la forêt en arrière pour s'étendre ensuite rapidement.
Ceci fut une expérience rassurante de ce que m'avait dit M. Malouin, que jamais le feu n'entrerait dans le grand bois sur l'île.
En effet, étant donnée la sécheresse du temps que nous subissions depuis dix jours, si le feu avait dû s'étendre, il l'aurait fait cette fois d'autant plus que le vent l'y aidait grandement.
En passant devant la pointe du Sud Ouest, le gardien Mr Pope nous fit un salut de trois coups de canon.
Nous nous arrêtâmes encore à la rivière Loutre, à celle du Fusil et nous étions de retour à la baie Ellis le 21 juin.
Cette fin de juin et le commencement de juillet furent employés en excursions aux environs, en visite des travaux de construction de la villa, des fermes de Rentilly et de St-Georges qui s'achevaient et des défrichements voisins.
Nous fîmes quelques belles chasses à l'ours, aux oies sauvages, aux bernaches sur le rivage à marée basse.
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