L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Je remerciai ces aimables yachtmen de leurs précieux renseignements, pensant bien avoir, plus tard, l’occasion de les retrouver et de reconnaître leur courtoisie et leurs bons procédés.
Le 15 juillet, nous levâmes l’ancre à cinq heures du matin, pour aller à Baie Ellis vérifier ce que Mr. Sloane m’avait dit sur la qualité du bois.
Arrivés dans la Baie, à 7 heures am, Mr Gibsone et moi, nous nous rendîmes à la rivière Gamache qui se trouvait en arrière à environ 100 mètres de la maison du capitaine Setter.
Elle prenait sa course vers l’est; nous remontâmes dans le lit de cette rivière presque à pied sec en certains endroits, mais dûmes en traverser d’autres assez profonds.
Beaucoup de truites de taille moyenne, dans les trous d’eau.
La marche était pénible, à cause des arbres abattus par le vent, qui en encombraient le cours.
J’arrivai bientôt dans un endroit où la rivière s’élargissait, et où des arbres de grande taille s’élevaient tout autour de nous. J’en mesurai un, tombé en travers de la rivière dont la circonférence à deux mètres du sol était de deux mètres cinquante.
Comme essences; sapins, épicéas, bouleaux et trembles, arbres bien nommés, dont toutes les feuilles au moindre vent remuaient comme animées d’un mouvement propre.
Sur les rives, nombreuses empreintes d’ours et de renards, toutes fraiches.
Au bout d’environ deux milles, le bois s’écartait; après avoir traversé une mouillère marécageuse, nous arrivâmes au bord d’un beau lac d’environ une centaine d’hectares, et qui n’était séparé de la mer que par une falaise qui n’avait guère plus de cent mètres de large et moins de dix mètres de hauteur.
Je pensais qu’un canal qui ferait se déverser ce lac dans la mer pourrait être creusé à peu de frais. On assècherait ainsi un vaste terrain, dont la terre d’alluvion est d’excellente qualité qui serait d’une grande ressource, et pourrait être, ensuite, sans défrichement, cultivé facilement.
De plus, ce canal enlevant l’eau de toute cette partie marécageuse, contribuerait à la destruction des moustiques.
Nous dûmes retourner à la maison Setter par le même chemin, le retour que nous projetions de faire par le bord de la mer étant impraticable, vu l’amoncellement des bois au travers desquels il était impossible de marcher.
Quand nous retrouvâmes l’embarcation, nos visages ruisselaient littéralement de sang, dû aux piqûres des moustiques. Nos yeux étaient presque fermés et il fallait les tenir ouverts entre le pouce et l’index, pour pouvoir reconnaître le chemin.
Partis à neuf heures du matin, nous rentrâmes à six heures du soir.
Nos compagnons étaient déjà au lit, le visage également tuméfié, conséquence de leur exploration personnelle dans l’après-midi de la veille. Ils n’avaient pas quitté le bateau; certains avaient une fièvre assez forte.
Quand à M. Dujardin Beaumetz, il avait un anthrax au cou, qu’il me demanda de lui inciser, ce que je fis, heureusement avec succès. Mon compagnon, Mr. Gibsone, dut s’aliter aussi.
LE 16 JUILLET
Je fus réveillé avec de la fièvre, les yeux fermés, la gorge tellement gonflée, que mon menton rejoignait ma poitrine, sans courbe aucune.
Je fis plusieurs réflexions ainsi que mes camarades, sur ce nouveau fléau, inconnu pour nous et auquel nous ne nous attendions pas.
J’étais véritablement inquiet pour l’avenir, et je réalisai que sans une lutte opiniâtre qui en amènerait sans doute la diminution, il ne fallait pas compter sur la possibilité d’habiter ou de coloniser cette grande île.
Rien de ce que j’avais pu voir avant comme moustiques, en Égypte, en Syrie, en Norvège et au Spitzberg, ne pouvait donner même une idée légère, sans doute, la vraie raison pour laquelle personne, jusqu’ici, n’avait tenté de coloniser cette île.
Pendant mon absence, un matelot avait pris un grand panier rempli de superbes homards, simplement en les cherchant avec un crochet, sous les grosses roches du rivage.
Je ramenai moi-même plusieurs canards sauvages et une douzaine de belles truites.
Ayant avec nous l’explorateur Joseph Bureau, le juge Vallée, son secrétaire Mr. Topping et le constable Simard, ainsi que Mr. Robinson qui était désireux de mettre son expérience de l’île à notre disposition et de nous montrer comment, avec l’aide de la justice, il allait mettre à la raison les «squatters» récalcitrants, nous quittâmes Ellis Bay pour entreprendre le tour de l’île.
Nous partîmes donc, le lendemain, au petit jour, avec une légère brume, mais le temps s’éclaircit bientôt; après avoir parcouru dix-huit milles vers l’est, nous débarquâmes à la rivière Becsie, poste télégraphique du Gouvernement, où résidait le nommé Joë Duguay, homme très serviable et aimable qui nous accompagna partout.
Il habitait une agréable maison, sorte de chalet suisse, située sur une petite falaise de dix mètres de hauteur qui dominait l’entrée de la rivière. Il cultivait un petit jardin, où nous vîmes de beaux choux, des navets déjà gros, des patates et de la rhubarbe en abondance.
La forêt entourait sa maison; bois assez épais, sapins de bonne grandeur. Le mouillage de l’«Euréka» était très bon à cet endroit, il était à peine à deux encablures de la rivière et à l’abri de tous les vents, sauf de celui du sud.
Nous repartîmes aussitôt la visite faite, pour la rivière «Le Loutre» (Otter River) distante de quelques milles.
Habitation médiocre, sans gardien, ancien dépôt de provisions du Gouvernement. La rivière avait environ trente mètres de large à son embouchure. On avait coupé beaucoup de bois aux alentours. Je tuai cinq canards noirs.
Les moustiques nous chassaient sans merci à cause de l’absence de vent. Puis nous fîmes route pour South West Point, phare le plus important de l’île, où demeurait la famille Pope dont le chef était surintendant des lumières d’Anticosti.
C’est là qu’aboutissait le câble sous-marin du télégraphe de Gaspé. Nous mouillâmes à la nuit, dans la baie de l’est, à courte distance de la terre.
LE 17 JUILLET 1895
De bonne heure, nous allâmes à l’embouchure de la rivière Jupiter, que nous avions dépassée la veille n’ayant pas eu le temps de l’explorer avant la nuit. Je ne puis descendre à terre, mes yeux étaient presque fermés et je ne pouvais supporter la lumière du jour.
Nous mouillâmes à petite distance du rivage. Une belle et grande plage de galets s’étendait entre deux grandes falaises d’argile, presque à pic sur la mer. Vingt brasses de fond à cent mètres du rivage.
Le vent du large devait faire monter la mer en un instant. Quand il soufflait tout débarquement ou rembarquement devait être impossible avec la moindre brise du sud.
La rivière ouvrait un chemin dans la dune de galets; son débit était important. Aussitôt dépassé la plage, on découvrait un bassin de deux hectares formé par la rivière.
Il paraît que son entrée était quelquefois bouchée, pendant plusieurs jours, par les grands coups de vent du large; elle se frayait ensuite à nouveau un passage dès le calme revenu.
Les deux caps, écartés l’un de l’autre d’environ un mille, formaient des collines qui s’enfonçaient dans la terre et laissaient entre elles, un estuaire de six milles de large sur autant de profondeur.
Les abords de la rivière montraient qu’au printemps ses eaux devaient s’étendre sur toute surface, surtout à la fonte des neiges.
Actuellement, la rivière pouvait avoir de cinquante à cent mètres de large; le courant était celui d’un torrent à vitesse moyenne, des embarcations trainées par des cheveux pouvaient le remonter aisément, le sol était partout solide et sans fondrières.
M. Beaumetz, qui s’était rendu à terre et m’avait fait son rapport, avait examiné les falaises d’argile.
Il me dit qu’elles étaient composées d’une argile calcaire, avec laquelle on devrait pouvoir faire du ciment ou en tout cas, de la chaux hydraulique. Sa teneur en silice paraissait très importante.
Robinson avait, à l’embouchure, un pêcheur qui habitait un «log house», fait de grandes pièces de bois équarri dont on trouvait quantité sur le rivage; pièces de bois de chêne, de pin rouge, de merisier, tout de valeur, qu’il serait intéressant de récolter.
Dans la cabane du pêcheur, il y avait dix barils de saumon salés, pris depuis l’ouverture de la navigation.
L’équipage avait pêché plusieurs douzaines de belles truites de mer d’environ deux livres et plus, qui entraient dans la rivière à la marée montante.
En quittant cet endroit et pendant que nous longions la côte, l’explorateur Joseph Bureau regardait sans cesse les collines bien boisées en répétant sans trêve: «Oui, Monsieur, icitte, il y a de la belle épinette»; ce qui était sa manière d’extérioriser sa satisfaction en voyant autant de beau bois.
Nous retournâmes mouiller à South West Point, mais cette fois, dans la Baie de l’Ouest, plus proche de la lumière et plus protégée des vents.
Impossible encore de débarquer; j’étais toujours soufrant, fièvre intense. Je dus rester dans l’obscurité. M. Beaumetz me remplaça et me rapporta ce qu’il avait vu. C’était un homme qui ne se contentait pas de regarder, mais qui voyait.
Il avait fait une visite au gardien du phare. Mr. Herbert Pope fils, qui résidait là avec toute sa famille. Ce monsieur avait traversé l’île quelques années auparavant avec un explorateur. Mé St-Cyr, mais c’était l’hiver.
Ils n’avaient pas vu grand chose, sauf beaucoup de neige, des lacs et des arbres, moins grands que centre de l’île, quoique très nombreux, mais de belle taille au nord et au sud.
La famille Pope cultivait un beau jardin potager avec des salades, choux, navets, pommes de terre, carottes, rhubarbe, etc.
Les bâtiments étaient de la plus grande propreté, blanchis à la chaux. La fille ainée, mademoiselle Grâce Pope, plaidait instamment et très chaudement de ses protégés, les «squatters» de Fox Bay.
Elle parlait avec émotion de leur misérable vie et réclamait de l’indulgence pour des déshérités de l’île, ce qui du reste ne concordait pas avec l’opinion bien arrêtée qu’en avaient M. Malouin et le commandant Wakeham, quelque respect qu’ils eussent pour le caractère de mademoiselle Pope.
LE 19 JUILLET
Comme j’allais mieux, nous partîmes à quatre heures du matin pour le lac Salé. En accostant la terre avec la chaloupe, nous perçûmes des craquements singuliers qui se produisaient sous les flancs du bateau.
C’étaient les carapaces des homards cachés dans les algues que nous écrasions sous la quille et qui faisaient ce bruit. On les voyait, tout autour, se trainant dans l’herbe à outarde et on en ramassait autant qu’on voulait.
Un télégraphiste habitait là avec sa famille. Autour de la maison, il y avait environ cinq hectares de bonnes prairies naturelles et un potager bien tenu. Un grand lac était situé en arrière, lac salé où la mer entrait à chaque marée. Le bois aux alentours était fort beau.