L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Le commandant Wakeham, du croiseur «La Canadienne», chargé de la police dans le golfe, avait les plus mauvais renseignements sur eux.
Il était convaincu de la fausseté de leurs affirmations au sujet d’une soi-disant prescription qu’ils invoquaient pour ne pas payer les redevances dues à la Compagnie, et pour désobéir à tous les règlements.
Il conviendrait de ne pas laisser s’écouler trop de temps avant de prendre des actions en justice contre ces «squatters», car certains pouvaient avoir, au moins 25 ans d’occupation. Une simple demande en justice interromprait du reste la prescription.
Il y avait, aussi, un de ses collèges, employé du Gouvernement, le nommé Bradley, de la rivière «Chaloupe Creek», gardien du dépôt de provisions du Gouvernement, et opérateur du télégraphe, qui, lui, avait une possession de plus de 30 ans; mais il ne demandait qu’à céder ses droits à un prix très modéré.
Il en était de même du père Allison à Salmon River et du père Mac Donald à la rivière de ce nom qui, eux, avaient aussi une possession de 30 ans. Le dernier était venu dans l’île il y avait plus de 50 ans, à la suite du naufrage dont il avait été le seul survivant.
Il avait construit une hutte en troncs d’arbres et il y vivait avec la seule compagnie des sauvages, avec lesquels il trafiquait, leur échangeant ses fourrures et son poisson contre les vivres et les fournitures qui lui étaient nécessaires.
Ces deux hommes également cèderaient aisément leurs droits.
Les sauvages ne venaient plus qu’assez rarement à l’île. Il y en avait quelques tribus l’été autour de l’île et presque toutes les familles de Canadiens de l’île étaient métissées de Peau-Rouge.
C’étaient de bons chasseurs et d’excellents trappeurs, surtout pour la loutre, que seuls, ils étaient capables de prendre dans les têtes de rivières, l’hiver.
Mais il fallait éviter de leur donner du whisky, car alors leurs mauvais instincts de sauvages réapparaissaient et ils pouvaient devenir dangereux.
Le Gouvernement, du reste, édictait des peines très sévères, allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement, pour ceux qui leur fournissaient de l’alcool.
Je quittai M. Malouin, convaincu de la nécessité où nous allions être, de nous occuper tout de suite des «squatters» de Fox Bay ainsi que des autres possesseurs qui venaient de m’être signalés.
J’en fis des observations à M. Despecher et le mis en face de sa responsabilité et de celle de la Compagnie Stockwell dans cette affaire où rien de tout cela n’avait été signalé; un règlement devrait intervenir à ce sujet à notre retour.
Le lendemain, samedi 13 juillet, nous nous rendîmes avec l’«Eureka» à la Baie Ellis. Je débarquai à la marée haute, ce qui nous permit d’accoster au rivage avec le canot de bord.
Mr. Gibsone m’accompagnait, nous atterrîmes sur une plage caillouteuse et embarrassée de bois flottés, (drift wood), mêlés de foëmen, qui rendaient la marche au bord de l’eau presque impossible.
Nous nous dirigeâmes vers la maison du capitaine Setter qui était à quelques mètres du rivage; nous visitâmes cette habitation qui avait été celle du fameux Louis-Olivier Gamache, le célèbre aventurier, construite par lui avec les débris des navires naufragés (plus ou moins par malchance, disaient les mauvaises langues), comme pouvait en donner l’idée un fort bel escalier en acajou massif sculpté conduisant à l’étage supérieur, ainsi que quantité de verres et d’assiettes posés sur un dressoir, qui portaient les noms des navires auxquels ils avaient appartenu.
Près de là, sur une petite élévation près de la mer, entre deux sapins plantés par le Capitaine Setter, je vis son tombeau à côté de deux tombes où avaient été enterrés deux sauvages tués par lui dans une attaque de ces derniers contre son habitation.
Plusieurs autres tombes plus ou moins en ruines se trouvaient à côté où avaient été mis les corps de marins dont les navires avaient fait naufrage aux environs.
Dans la maison, il y avait quatre pièces en bas, et deux en haut, assez confortables; une petite cuisine en appentis; dehors près de la mer, se trouvait un magasin pour la morue et les salaisons. Plus loin, une étable, où pouvaient tenir une vingtaine de bêtes à cornes.
La famille Lejeune, qui résidait là, avait vécu autrefois avec le Capitaine Setter et prenait soin du troupeau de vaches qu’il entretenait. Ces bestiaux trouvaient dans la baie, toute la pâture qui leur était nécessaire.
Pendant l’été, on fauchait pour l’hiver un foin naturel qui poussait partout en abondance. Ces bestiaux à la mort du Capitaine Setter, avaient été vendus à des trafiquants.
Nous rentrâmes, dévorés par les moustiques, incapables de faire l’inspection des environs, comme nous nous le proposions.
Nous levâmes l’ancre et revînmes à English Bay, mais comme il n’était pas tard, nous dépassâmes ce point et continuâmes, pendant plusieurs milles, vers la pointe d’Anticosti.
Le bois, qui nous paraissait très fourni descendait partout jusqu’à la plage; l’élévation des terres près du rivage n’était que d’environ une dizaine de mètres.
De petits ruisseaux s’écoulaient, un peu partout, entre les pierres de la rive; de nombreux phoques nous regardaient passer, pour ne plonger que lorsque nous arrivions tout près d’eux.
Revenus mouiller à English Bay dans l’après-midi, nous descendîmes à terre. M. Dujardin Beaumetz et moi, nous explorâmes un petit étang de marne blanche entouré d’une végétation assez touffue.
Les habitants, pour se procurer du bois, avaient coupé tous les arbres de quelque importance aux environs, sur un espace que nous ne pouvions par évaluer à moins de deux cents hectares. Dans ce défrichement, poussait entre les souches coupées, un foin naturel très vigoureux et abondant.
Nous pensions qu’il était regrettable que les habitants n’aient pas eu l’idée d’arracher ces souches, qui, disparues, auraient laissé un magnifique terrain pour la culture, car la qualité de la terre semblait bonne.
En butant du pied sur une de ces souches, par hasard et cherchant à me rattraper, j’en saisi une, qui, toute de suite, tomba par terre; elle était entièrement pourrie.
Il était de même de toutes les autres. Alors nous pensâmes qu’il serait facile de les faire arracher et que l’on aurait ainsi un vaste terrain à mettre en culture, et à bien peu de frais.
Le lendemain, 14 juillet, un dimanche, je descendis à terre de bonne heure, temps calme, j’avisai une embarcation de pêcheur, qui partait pour lever ses filets du côté nord de la baie, et je décidai d’aller avec lui.
À six milles nous débarquâmes à un endroit nommé «lac du Grand Ruisseau»; en suivant un cours d’eau qui aboutissait à la mer dans une chute d’environ 10 mètres de hauteur, j’arrivai à un grand lac dont j’estimai la surface à plus de 200 hectares. L’eau était limpide et peu profonde, je puis faire un kilomètre sur le bord, en marchant sur une plage de sable, sans y enfoncer.
Des canards et des oies s’envolaient à mon approche; j’en tuai plusieurs. Aux alentours, beaucoup de foin, des groseilliers sauvages, des arbrisseaux, peu de joncs. Je rentrai pour déjeuner, avec les pêcheurs qui avaient pris un panier de harengs.
Un yacht, grande goélette à voiles, était mouillé près de l’«Euréka». Je me rendis à bord et je fus très aimablement reçu par le propriétaire de «la Romaine» Mr. Sloane.
Il arrivait de New-York et m’expliqua qu’il allait à une rivière appartenant au Gouvernement et nommée Romaine, qu’il louait pour la pêche au saumon; c’était un important cours d’eau de la côte du Labrador, situé à quarante milles d’ici.
Il se rendait là tous les ans, avec son yacht, accompagné de quelques amis, et y faisait de très belles pêches; mais c’était son dernier voyage, car il était à la fin de bail et n’avait pas l’intention de le renouveler.
Il m’invita le soir à dîner et je vins de bonne heure pour pouvoir causer avec lui. Pendant le repas, les langues de délièrent et, désireux de nous rendre service, Mr. Sloane eut l’amabilité de me donner les très intéressants renseignements suivants.
Passant, avec son bateau, il y a quelques années devant Anticosti, et ayant entendu parler d’une rivière «Jupiter», située à l’ouest, et proche de la pointe du sud-ouest, dans laquelle il y aurait beaucoup de saumons, étant lui même un peu en avance pour se rendre à la rivière Romaine, l’idée lui vint d’y débarquer; et, à six milles en remontant le cours de cette rivière, il avait trouvé un très beau pool, dans lequel il fit une pêche splendide. À la suite de cette découverte, tous les ans, il s’arrêtait à «Jupiter», sans n’avoir jamais rencontré personne.
Un jour, à leur arrivée, ils furent accostés lui et ses compagnons par Robinson, qui, en modeste équipage et pris de boisson, selon sa louable habitude, avait voulu s’opposer à leur débarquement, leur faisant sommation comme gouverneur de l’île de déguerpir.
Ils le plaisantèrent et lui dirent qu’il y avait trop longtemps qu’ils venaient là pour en perdre l’habitude, qu’ils ne faisaient de tort à personne et ne partiraient certainement pas.
Tout s’arrangea, moyennant quelques bouteilles de whisky et, depuis, ils revenaient chaque année.
Selon lui, Robinson était un homme sans importance, dont tout le monde se moquaient, les «squatters» de Fox Bay les premiers, mais qu’il serait inutile de le conserver, si nous devions acquérir l’île. Toutefois, ce n’était pas un mauvais homme.
Il me donna aussi les renseignements suivants: Philippe Leblanc, qui tenait le magasin d’English Bay, était le meilleur homme de la Compagnie, sûr et capable; celui-là était à garder.
L’île était bien plus intéressante qu’on ne pouvait le supposer; où il y avait de très beaux bois, ce dont on pouvait ne s’assurer tout de suite rien qu’en allant le voir au fond de la Baie Ellis, au bord de la rivière Gamache.
La dite baie était un excellent port, où les plus grands navires trouvaient un abri complet par tous les temps, et qui serait, certainement, très améliorée par un brise-lame, facile à construire avec un minimum de prix, la pierre était partout facile à extraire et se trouvant même, souvent de tous côtés sur le rivage.
Dans les endroits bas, la terre était très bonne, sur les hauteurs, un peu moins, On pouvait cultiver presque tous les légumes que l’on trouve au Canada, dans la province de Québec.
L’hiver, la température était bien moins froide dans l’île que sur le continent, et, l’été, les chaleurs ne dépassaient jamais 25 degré centigrade. Pendant les grands froids, elle pouvait descendre à - 30 degrés centigrade.
Nous devions surtout nous méfier des dires de Robinson, qui comme il l’avait déjà fait avec d’autres explorateurs, ne nous conduirait pas dans les endroits connus de lui où nous serions la proie de moustiques, et où nous ne trouverions que des broussailles.
C’est ainsi qu’il se débarrassait des visiteurs indiscrets, qui, à leur retour ne manquaient pas de faire des rapports qui enlevaient toute idée à quiconque d’y aller, rapports sur lesquels, bien probablement, notre Consul à Montréal avait dû baser son opinion pour faire repousser l’offre de cession de l’île par l’Angleterre.