L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Nous n’avions pas, en lui, un ami, et nous pûmes que nous féliciter de nous en être aperçus si vite, ce qui nous permit de nous mettre sur nos gardes.
Ensuite, je me rendis à deux milles du village, au phare de la pointe ouest, où je vis un homme d’un tout autre caractère: Mr Alfred Malouin, qui me donna une foule de renseignements des plus intéressants.
Il m’apprit que le nommé Robinson, aussitôt qu’il eu connaissance de notre arrivée, s’était enivrée, prétendant qu’on allait le chasser, qu’il était perdu, que nous étions des misérables, etc...
Il suffisait, en effet, de s’enquérir sur ses occupations à l’île, pour n’avoir aucune envie de garder des relations avec lui. Il s’en rendait compte; tout était pour le mieux.
Selon M. Malouin, l’île était bonne pour une certaine culture. On pourrait y garder des vaches, à la condition de na pas leur faire passer l’hiver et de les tuer à l’automne, car, sans cela, elles périraient.
Le capitaine Setter à la Baie Ellis, avait bien réussi à garder des bestiaux toute l’année, mais c’était uniquement là qu’on avait pu le faire, et l’on ne pouvait se baser là-dessus, pour le recommander.
L’hiver durait de 6 à 7 mois, avec un maximum de froid de -30 degrés centigrade.
Le seul endroit où il faudrait créer des établissements, était «English Bay», Il y avait bien la «Baie Ellis», à 12 milles de là vers l’Est qui était un abri complet, avec mouillage assuré pour de grands navires, par tous les temps; mais on devait mouiller loin de terre, sans possibilité de débarquer à marée basse, à cause de la vase qui formait le fond de cette baie.
L’éloignement de la mer du large, empêchait les pêcheurs de s’y installer, car pour sortir de la baie, il fallait ramer pendant au moins 5 milles avant de se trouver sur des fonds de pêche.
Les moustiques, véritable peste de l’île, y étaient plus nombreux qu’ailleurs, et rendaient le séjour de cette baie, fermée au vent du large, insupportable.
On ne pouvait construire en pierre dans l’île à cause du froid, car taillées, elles gelaient.
Il me montra le revêtement en bois, qu’on avait dû mettre sur les murs de son phare, pour empêcher la pierre de geler et de fendre. Toutes les autres lumières du golfe avaient reçu ce même revêtement.
L’autorité du nommé Robinson était plus que précaire, car il existait à l’autre extrémité de l’île, à Fox-Bay, une colonie de «Squatters» qui refusaient de lui payer la faible redevance annuelle due au propriétaire qu’ils lui devaient, et qu’il était incapable de leur faire acquitter; de même qu’ils ne voulaient pas obéir aux règlements de la Compagnie.
C’était un conflit permanent avec la Société et un mauvais exemple pour les autres habitants de l’île.
Une famille Pope, gens très bien dont le chef était le surintendant des lumières dans l’île, résidait au phare de la pointe sud-ouest.
Mademoiselle Pope, la fille ainée, tenait le télégraphe; elle était une pratiquante de la religion méthodiste et une fervente de l’armée du Salut.
Sa charité la faisait sympathiser avec les gens de Fox Bay, ses coreligionnaires, ce qui n’était pas peu pour les encourager.
Le père Pope, décédé récemment, était le plus ancien habitant de l’île connu. Il disait que, selon lui, l’île n’était jamais reliée à la terre ferme par la glace en hiver, l’eau étant toujours libre tout autour.
La glace s’étendait à 5 ou 6 milles au large des rivages, mais de grands «Ice fields» venaient souvent s’amonceler contre les bords de l’île, poussés par les tempêtes d’hiver, formant de véritables murailles pour, ensuite, par vent de terre, les abandonner et regagner le large.
Anticosti était entourée de récifs de pierres plates, érosionnées par les glaces de l’hiver, qui s’étendaient comme une table, souvent à plus de 3 milles du rivage, et que la mer recouvrait à marée haute; les marées moyennes étant de 5 pieds.
En temps de brume, de nombreux navires y avaient fait naufrage, trompés par cette apparence d’éloignement de la terre ferme qu’aucun sondage n’indiquait, jusqu’à l’accord de ces récifs.
Il y avait eu plus de 400 naufrages de navires sur l’île depuis sa découverte, et elle servait de cimetière à plus de 4,000 tombes de marins qui s’y étaient noyés.
La partie ouest de l’île n’avait pas souvent de brumes, mais tout l’est, pour ainsi dire, en était entouré en permanence; cette raison, ajoutée à celle des terres très basses sur l’eau, et aux très violents courants qui y portaient, était la cause de ces nombreux sinistres.
Les habitants faisaient surtout la pêche à la morue qu’ils vendaient à Robinson. Ils pêchaient le homard et en faisaient des conserves; comme boëtte pour la morue, et, aussi pour garnir leurs «trappes» à homards, ils prenaient le hareng, le caplan et l’encornet.
Une quantité d’anguilles remontaient dans les embouchures des rivières, et dans les lacs salés, au bord de la mer, pendant l’été, mais la taille en était petite.
Le haddock, la morue de roche rouge, le flétan, étaient en quantité sur l’île, mais étaient pêchés presqu’uniquement par les goélettes de pêche américaines, ayant de la glace à bord.
La truite et le saumon abondaient dans les rivières, la pêche devait pouvoir être exploitées avec bénéfice.
Il y avait une quantité d’oiseaux aquatiques: oies du Labrador («outardes» en canadien) bernaches, canards du Labrador et autres, sarcellos; pluviers de 10 sortes, bécassines, tous oiseaux de passage, et quelques perdrix blanches et perdrix de savanes (spruce partridge).
Comme mammifères, un ours spécial à l’île, ayant des caractéristiques de l’ours noir, du blanc et du grizzly; les renards rouges, croisés ou argentés, la martre spéciale à l’île ayant le bout de la queue blanc.
La loutre que l’on trouvait en haut des rivières, c’est-à-dire près des sources, constituaient la série des animaux à fourrures vivant sur l’île. Les habitants en tiraient un bon produit, surtout les sauvages qui sont des trappeurs exceptionnels.
Dans la mer, il y avait une grande quantité de loups marins de plusieurs sortes; le tacheté ordinaire, «la poche» (devenu assez rare), la tête de cheval, grand phoque ayant souvenait de plus de 6 mètres de longueur.
L’île contenait de bons bois de construction; le sapin (blue fir), l’épicea blanc et noir (white and black spruce) l’épinette rouge (tamarac), le pin rouge (red pine), le bouleau blanc (white brich), enfin quelques hêtres nains, des trembles et de petits érables.
Sur les 3,000,000 arcres de l’île, déduit 500,000 acres de lacs, rivières et savanes improductives, on pouvait donner à la forêt une étendue de 2,500,000 acres. Ces savanes (toundra de Sibérie) sont des plaines de mousse, parsemées de petits étangs, d’où ruisselle une eau glacée.
La neige recouvrait la terre pendant six mois de l’année; elle avait, dans le bois, à l’abri du vent envdiron un mètre d’épaisseur.
Au point de vue religieux, l’île dépendait de l’Évêché de Chicoutimi, comté de Saguenay, et, chaque année, un missionnaire était envoyé pour donner aux habitants les secours de la religion.
Il venait, tous les 156 jours, un «packet», goëllette à voiles subventionné par le gouvernement. pour le ravitaillement des phares et la distribution de la malle.
J’exposai à M. Malouin que j’étais envoyé par une société française pour examiner les possibilités de l’île; que j’avais une option d’un an pour son achat.
Il me dit alors à ma grande surprise qu’on avait omis de nous prévenir qu’une partie de l’île n’appartenait pas à la compagnie vendeuse, c’était même le point le plus intéressant pour l’avenir de l’île, qui était aux mains d’étrangers; la baie Ellis, dont le fond, environ 1000 acres, était la propriété des héritiers du Capitaine Setter, un écossais qui s’était installé dans l’ile avant l’achat par les Stockwell, et avait, effectivement, une possession de plus de trente ans, ce qui le rendait propriétaire.
Setter avait succédé à un nommé Gamache, la terreur du golfe, un pirate dont la réputation était connue dans toute la province, et qui tenait autrefois en échec, l’autorité, la douane et la police du golfe.
Le capitaine Setter était décédé l’année précédente, laissant de nombreux héritiers, qui habitaient l’Angleterre, l’Amérique et l’Australie.
Je demandai alors s’il était possible d’acquérir cette enclave, ou du moins, d’en avoir une option d’achat; à ma grande satisfaction, M. Malouin me dit que la chose était possible, car il était lui-même le représentant des héritiers et avait pleins pouvoirs de traiter pour la vente.
Je savais que M. Malouin, qui avait huit enfants, désirait beaucoup que des gens responsables et sérieux se rendissent acquéreurs de l’île; sa famille trouverait ainsi de quoi s’employer dans la future compagnie; tandis qu’actuellement, les rapports qu’il entretenait avec les Stockwell et Robinson l’avaient suffisamment renseigné sur le manque de sérieux de leur entreprise, et son inquiétude était grande sur l’avenir des siens.
Je me félicitai, alors d’avoir interdit que le nom de Menier fut prononcé, car si l’on avait connu que le grand industriel était derrière moi, les exigences n’auraient pas eu de limites.
M. Malouin m’apprit encore que la famille Setter demandait, pour la cession de tous ses droits sur la baie Ellis, la somme de 6,000 dollars. Tout de suite, j’acceptai ce chiffre, et lui demandai une option de 6 mois pour l’achat.
En même temps que gardien de phare, il était Juge de paix, avec double compétence, ce qui lui permettait de faire des actes authentiques.
Le contrat fut donc rédigé et signé de nous deux, sans désemparer, à ma grande satisfaction. Dujardin-Beaumetz fut aussi enchanté de cette solution.
M. Malouin me dit ensuite qu’il existait encore d’autres enclaves, de moindre importance, qui ne nous avaient pas été signalées, mais qu’il serait facile de régler sur place les conditions de leur achat avec les intéressés.
Toutefois, il m’avisa de la situation toute spéciale des gens appelés «squatters», qui habitaient Fox-Bay, comme devant attirer notre attention. Ceux-ci pour la plupart, anciens naufragés, étaient de véritables flibustiers, frères de la côte, pilleurs d’épaves, certains disaient: «naufrageurs».
Ils s’étaient installés et réunis dans cette baie, depuis un certain nombre d’années, mais aucun n’avait de résidence de trente ans; ils n’avaient reçu aucune autorisation d’y habiter et ne pouvaient sortir aucun titre pour une revendication, soit «brevi temporis» pour un séjour de cinq ou dix années, soit «longi temporis» pour une habitation de trente ans.