L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE II — 1895
Départ de la mission — Un consul peu accueillant — Affrètement de «l’Eureka» — Arrivée à Anticosti — Exploration de l’île — Les moustiques — Les «Squatters» — Retour en France — Rapport de la mission — Acquisition de l’île — Je suis chargé de la direction de l’île — Je prends M. L.O. Comettant comme sous-directeur résident
Mon départ fût fixé au 24 juin 1895. D’ici là nous occupâmes le temps à préciser ce que j’aurais à faire, et à déterminer les renseignements que j’aurais à rapporter au cours de la mission que j’allais entreprendre.
En arrivant à Québec, je devais me mettre en rapport avec les autorités canadiennes ainsi qu’avec le consul général de France à Montréal, pour étudier la situation qui allait nous être faite, par l’acquisition de l’île d’Anticosti.
Je devais organiser mon expédition en louant un vapeur assez solide pour faire le tour de l’île et assez grand pour y mettre tous les membres de l’expédition et les nourrir.
Quel serait le statut de l’île? Quelle serait notre situation au point de vue du fisc, à quels règlements devrions nous nous soumettre? Valait-il mieux prendre des employés canadiens ou français?
Comment nos relations, avec le continent, devaient-elles être assurées? Un navire ne serait-il pas nécessaire pour les établir avec Québec? Ou faudrait-il faire à l’île le centre de nos établissements? Serait-il nécessaire d’avoir une agence à Québec? etc...
Nous nous embarquâmes au Havre, à bord de la «Bourgogne» de la Cie Transatlantique, Commandant Lebœuf, le 24 juin.
La veille du départ, le navire ne devant lever l’ancre que le lendemain, à la marée de midi, m’étant entendu avec M. Dujardin-Beaumetz, nous allâmes trouver M. Despecher dans sa cabine, et je lui dis qu’étant le chef de la mission, j’avais décidé que le nom de M. Menier, pendant tout le cours de notre voyage ne serait pas connu; le mien seul, devant être prononcé.
Je considérais que ce nom devait rester entre nous, car, s’il était ébruité, cela pourrait m’occasionner des complications et mettre en éveil des intérêts qu’il convenait de ne pas exciter.
Nous n’avions besoin d’aucune réclame, ni de publicité. Or, c’était au contraire ce que désirait M. Despecher, qui espérait en tirer parti au cas où M. Menier ne lèverait pas l’option, et je fus contrait de lui dire que la mission ne partirait pas si cette entente n’était pas signée par lui, immédiatement, Il dut accepter; et M. Combes, le journaliste, n’y vit aucune objection.
Arrivé à New-York, après un bon voyage, nous descendîmes au «Holland House» et, le lendemain nous partîmes pour Montréal, où nous logeâmes à l’hôtel Windsor.
Mon premier soin fut d’aller présenter mes devoirs au Consul général de France. Grande fut ma surprise, de la réception qui me fut faite.
Aussitôt que je lui exposai le but de ma mission, M. Kleskowsky entra dans une subite colère, me disant que mon expédition était absolument inutile, que l’île d’Anticosti n’était qu’une expression géographique sans valeur aucune; qu’il était insensé d’avoir seulement pensé d’acquérir une telle propriété, qui n’était qu’un repaire de naufrageurs, qu’un nid à moustiques, somme toute un rocher dénudé sans arbres ni végétation aucune.
Je n’avais qu’à renoncer à m’occuper de cette affaire; le gouvernement avait déjà eu assez d’ennuis avec les idées singulières de certains de nos compatriotes, pour ne citer que celles du Marquis de Morès; et il ne tenait pas à en avoir d’autres nouvelles dans ce genre; j’étais averti...
Je lui répliquai froidement que j’étais loin de m’attendre à cette accueil de la part du représentant de la France, mais que je n’avais pas l’intention de modifier en quoi que ce soit, les instructions que j’avais reçues de ceux qui m’envoyaient; et que je ne changerais rien à ma résolution.
Je me levai, le saluai et pris congé de lui sur ces paroles.
J’allais sortir, quand le secrétaire du Consulat, M. Duchâtel de Montrouge, vint à moi, et, s’étant présenté, me dit qu’il avait entendu l’algarade dont j’avais été l’objet, et qu’il voudrait bien que je ne parte pas sans qu’il ait pu me parler; et il me demanda de venir dîner le soir même avec sa femme et lui.
J’y vins et fus très aimablement reçu. Au dîner, il essaya aussi, mais en termes plus courtois, de me détourner d’aller à Anticosti, comme l’avait fait le Consul, et je commençais à m’impatienter, quand, pris d’un besoin subit d’expansion, M. Duchâtel m’avoua la raison qu’avait le Consul de m’empêcher de remplir cette mission.
Il y aurait eu, l’an dernier, entre le gouvernement anglais et M. Kleskowsky, un échange de conversations, dans lequel le gouvernement anglais aurait proposé de céder à la France l’île d’Anticosti, contre la cession à l’Angleterre d’un autre territoire appartenant à la France.
M. Kleskowsky aurait fait repousser cette proposition, sans particulière étude de la question, se fiant à ce qu’il connaissait de la mauvaise renommée de l’île.
Il était aisé de se rendre compte combien une exploration en règle de l’île, qui pourrait aboutir à son achat et à sa colonisation possible, serait désagréable pour celui qui l’avait dénoncée comme sans valeur.
Je déclarai à M. Duchâtel que je regrettais de n’être pas d’accord avec M. Kleskowsky, mais que je partirais pour l’île dès que j’aurais trouvé le bateau avec lequel je devais en faire l’exploration.
Nous partîmes ensuite pour Québec où nous fûmes très bien accueillis par le Lieutement Gouverneur de la Province, l’honorable J.A. Chapleau; puis par le premier ministre de la province, par le maire de Québec, et par le juge, l’honorable G. Irving.
Le nom de M. Menier ne fut pas prononcé. Nous vîmes le solicitor de la compagnie qui possédait Anticosti et qui nous exposa que les frères Stockwell, pratiquement, possédaient toutes les actions de cette compagnie.
C’était donc à eux, uniquement, que nous aurions affaire. Ce solicitor, Mr W.C. Gibsone, s’entremit pour me faire trouver un bateau convenable, et nous louâmes le remorqueur l’«Euréka», qui était un vapeur de 160 tonneaux ayant les quelques cabines nécessaires aux membres de l’expédition.
Je pris, sur mon avis, comme capitaine, un chef pilote de Québec, le patron Larochelle, qui connaissait bien le golfe du St-Laurent, y ayant souvent navigué à bord des navires du gouvernement.
J’adjoignis à l’expédition le fils du solicitor: M.G. Faraf Gibsone, qui terminait son droit, car il était important de mettre, dès le début, ce jeune homme dont j’avais pu apprécier les grandes qualités à notre première entrevue, au courant de ce que nous allions faire à l’île; il parlait le français avec agilité, et devant terminer son droit l’année suivante, il pourrait nous être utile dans l’avenir.
Je pris aussi M. Girardin, patron pêcheur de St-Pierre et Miquelon, puis l’explorateur forestier du Gouvernement, M. Joseph Bureau; enfin, j’embarquai, à la demande de la Société, le juge Vallée et son secrétaire Mr. Topping, ainsi que le policeman Simard, qui étaient demandés d’urgence à l’île pour régler un différend que l’administration avait avec des «squatters», à Fox Bay.
Le 10 juillet après une visite au Lac St-Jean, et aux sauvages de Lorette, nous quittâmes Québec avec l’«Eureka» en descendant le St-Laurent.
Le lendemain, nous avions parcouru les 340 milles qui devaient nous amener à l’île d’Anticosti; mais rien n’apparaissait à l’horizon, un peu brumeux du reste, quand, par tribord, j’aperçus la terre: c’était la pointe nord de l’île que nous allions dépasser, ayant été déportés par le courant au nord de notre route.
Nous changeâmes notre direction, et, une heure après, nous jetions l’ancre en face d’une agglomération de quelques habitations; nous étions à English Bay, médiocre mouillage à l’ouest de l’île.
Nous débarquâmes à un petit appontement, avec le canot, et nous rendîmes à la maison la plus proche, qui était une sorte de magasin, «general store», tenu par un nommé Philippe Leblanc, natif de Jersey, qui faisait du commerce pour la Compagnie. Il tenait aussi un entrepôt, pour la morue et le sel.
Il commerçait avec les habitants, leur fournissait toutes sortes de marchandises communes, contre de la morue et des pelleteries.
Ses fourrures étaient des renards, des martres, des loutres, des peaux d’ours et de loups marins, qui, avec la morue, contribueraient à embaumer l’air de ce magasin, lequel, avec un mélange de café, de souffre et de pétrole, avait bien l’odeur caractéristique de tous les magasins de trafiquants du bas St-Laurent.
Le village se composait d’environ quarante maisons, vingt embarcations, mouillées ou tirées à terre, montraient que la pêche devait battre son plein, car de nombreux pêcheurs en sortaient, avec des filets qu’ils mettaient à sec sur tous les rares points du rivage où la morue n’était pas exposée au soleil sur des «chauffauds», sortes de tréteaux en branchages où l’on fait sécher la morue.
D’autres tranchaient et salaient la morue, ou en faisaient cuire les foies dans des bassines, pour en extraire l’huile de foie de morue, procédé du reste plus moderne que celui que j’avais vu employer en Norvège, où l’on met les foies à pourrir dans des tonneaux pleins de mouches et où les enfants viennent sucer avec délices, ce liquide malodorant, qu’ils aspirent avec un os d'albatros ou de goéland, sous l'oeil attendri de leurs parents.
Nous visitâmes les environs, jusqu’à un marais nommé «lac» comme tous les marais, quelque soit leur importance le sont dans ce pays.
La culture de la pomme de terre existaient partout, celle de la rhubarbe aussi; je vis encore quelques choux, quelques navets, peu de salades, aucun bestiaux ni volailles.
Nous trouvâmes des poteaux placés en alignement, portant des numéros, qui indiquaient l’emplacement des rues d’une ville future et de ses boulevards, dont on avait bien voulu nous laisser le soin de la construction. Visite au bureau du télégraphe, fort bien tenu d’ailleurs.
Enfin, arriva Le gouverneur de l’île, représentant de la Compagnie, qui, par une curieuse et intéressante coïncidence avec le livre de Daniel de Foë, se nommait Robinson.
Il était dans un état d’ébriété presque complet qui ne semblait pas améliorer son caractère, et sa bouche tordue par le dédain ne lui permit pas de prononcer que quelques paroles indistinctes d’une bienvenue qui se traduisit par un déjeuner offert sur un coin de table mal essuyée, dont une boite de conserve de homard et un peu de biscuit de mer constituèrent tout le menu.