L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE VII — 1899-1900
Quatrième campagne — Arrivée à l’île dans la glace — Travaux dans la baie Ellis — Enlevage du bois flotté — Le Canal St-Georges — Défrichement de la baie Joliet et du Plateau — Commencement du quai de la Baie Ellis — Les castors — Naufrage du navire «Le Merrimac» — Retour en France — Nous gagnons en première instance le procès contre les «squatters»
Je décidai cette année de partir pour l’île le plus tôt possible.
Je m’embarquai au commencement de mars à bord de la Touraine, commandant Santelli, et passant par New-York et Montréal, arrivai à Québec en plein hiver.
La glace couvrait encore entière le St-Laurent. Des fenêtres du château Frontenac ou j’étais descendu on pouvait voir le «pont de glace» s’étendant jusqu’à l’île d’Orléans sans solution de continuité, comme au cœur de l’hiver.
J’eus plusieurs entrevues avec le premier ministre de la province l’honorable Félix-Gabriel Marchand, qui fit ce qu’il put pour tenter une conciliation entre nous et les «squatters».
Mais aucune entente ne fut possible, les affirmations erronées et la mauvaise foi évidente de leurs représentations rendant toute transaction impossible.
J’embarquai sur le «Savoy» dès que la navigation fut libre et nous descendîmes le St-Laurent dans les icebergs jusqu’à la Malbaie où Mr. Gibsone fit sa première plaidoirie au Tribunal du District, à la suite de laquelle celui-ci sembla impressionné.
Mr. Davidson, avocat de la partie adverse, apporta peu de chose à défense, sans pouvoir contredire en rien notre thèse.
Nous reprîmes la mer pour Anticosti et nous arrivâmes à la baie Ellis, ayant peine à nous frayer un passage dans la glace, jusqu’à notre mouillage.
Avec la chaloupe, nous gagnâmes notre petit appontement où tout notre personnel nous attendait, surpris de nous voir arriver si tôt par cette température glaciale. Je me rendis à Ste-Claire en traineau, dans une tourmente de neige.
Je causai un certain désappointement à Comettant et à Malouin, en leur apprenant que nous allions interrompre les constructions de la baie Ste-Claire, pour ne plus en faire désormais qu’à Ellis.
Cette Baie serait dans l’avenir notre centre. J’allai tout de suite étudier les installations à établir et, d’abord faire commencer les travaux du brise-lame qui deviendrait par la suite un véritable port.
Je lâchai le creusement du canal St-Georges, qui devait assainir nos premières constructions: magasins, ateliers, entrepôts.
Au commencement de l’été, le canal était très avancé et l’eau du lac St-Georges, s’écoulait à la mer, asséchant les marais avoisinants. La masse des eaux favorisait le creusement du canal, qui fut presque terminé, quand il atteignait les roches plates du fond.
Nous vîmes que nous pourrions plus tard disposer d’un pouvoir d’eau suffisamment important pour l’utiliser par une turbine, l’éclairage de nos établissements, la hauteur de la chute près de la mer étant proche de douze pieds.
L’assèchement du marais mis à découvert une étendue de plus de cent hectares de bonne terre, ne nécessitant qu’un faible défrichement pour que la charrue puisse y passer.
Je mis tout de suite à ce travail, l’équipe du chantier d’hiver.
Il fallait trouver maintenant un emplacement pour une autre ferme, d’une certaine importance, pour nous fournir les légumes, le lait, les patates, le foin, l’avoine, les volailles, les porcs, les moutons, que nous devions actuellement faire venir de Québec, à grands frais par le «Savoy».
Nous devions aussi avoir des écuries suffisantes et des étables, pour abriter le troupeau de bœufs qu’il nous fallait faire venir pour la nourriture de la population pendant toute l’année.
Je trouvai de l’autre côté du lac un excellent terrain légèrement en pente, bien à l’abri des vents du nord et de l’est. La terre y était bonne tout aux alentours.
L’emplacement où nous mettrions la ferme était suffisamment élevé, le terrain solide, de gravier calcaire perméable, excellent pour y construire nos bâtiments en leur donnant l’espacement voulu pour éviter les dangers du feu.
Pour accéder à cet emplacement, je fis commencer une route qui, partant de la mer, passait sur un pont au-dessus du canal, longeait celui-ci tout près du lac dont elle contournait le nord à l’ouest, pour arriver à la ferme ayant toujours le même niveau, sans aucune montée, le terrain facilitant la chose, ce qui était important pour notre trafic.
Un camp fut bâti sur cet endroit pour loger les ouvriers, qui serait dans la suite utilisée par la ferme, et que les défricheurs et charpentiers occupèrent pour entreprendre les constructions.
Il s’agissait maintenant d’établir une route au nord de la mer, entre le canal et la maison Gamache, rejoignant celle de la baie Ellis.
Le défrichement qu’il fallut faire pour établir cette route fut considérable à cause de la quantité de bois flotté «drift wood», qui formait un amas inextricable, avec un conglomérat d’herbes marines et de souches d’arbres, le tout amené par les glaces depuis des siècles, en un amoncellement qui s’élevait à plusieurs mètres au-dessus du rivage.
Il fallait, en tenant compte de l’avancement du travail, dégager les pièces de bois et les envoyer à la scierie car beaucoup de ces morceaux étaient de valeur: bois carré et d’estacade, madriers de pin, d’érable, d’épinette rouge et de merisier, provenant des naufrages et des destructions des «rafts» de bois démolis en mer.
On enlevait également, pour le mettre à part, tout le bois de chauffage susceptible d’être utilisé par les Services, puis il fallait brûler au fur et à mesure de l’avancement les broussailles, les herbes et les débris de toutes sortes, enchevêtrés.
Enfin, on arrivait au sol, qu’il fallait égaliser et recouvrir de gravier, lequel heureusement se trouvait en abondance à proximité dans la falaise voisine.
La route, de deux kilomètres seulement de longueur, fut lente à terminer. Nous employâmes une équipe de cent hommes, pendant plus d’un mois.
À mon départ, je pouvais venir de la maison Gamache au port en voiture, sans difficulté.
En faisant ce travail, nous mîmes à découvert des sources d’excellente eau glacée, l’une près de la falaise, l’autre à quelques mètres dans la mer.
Mgr Laflamme et Mr. Ouslski(?), les deux grands géologues du Canada, qui vinrent quelque temps après ces travaux examiner ces fontaines, me dirent qu’elles étaient des sources de fond, dont la température ne changerait jamais, été comme hiver. Elles étaient à 8 degrés centigrade et que leur composition chimique était absolument exempte de germes.
Bernard Lejeune qui habitait la baie depuis plus de 20 ans se dit qu’il n’avait jamais vu le débit de ces sources diminuer, que l’hiver une vapeur chaude s’en élevait, que beaucoup d’oies et de canards y passaient parfois toute cette saison, et qu’ils y resteraient sans doute toute l’année s’ils étaient protégés.
Au fond de la baie que j’ai appelée «Joliet» (car c’était là que nous avions trouvé son fort) il y avait en bordure de la mer, sur une largeur variable de 100 à 300 mètres, et sur une longueur de trois kilomètres, de grands espaces déboisés où poussait du foin naturel et où le capitaine Setter, après Gamache, faisait paitre ses bestiaux.
En les parcourant, je me rendis compte que ces étendues possédaient de la très bonne terre, mais que l’abondance des bois flottés qui y avaient été transportés par les glaces rendait la récolte du foin impossible.
Il suffisait cependant d’empiler ce bois et de le brûler pour faire de ces endroits d’excellents pâturages. Ces terrains bas étaient aussi inondés par les eaux pluviales et celles de la fonte des neiges, qui y séjournaient à demeure. Il fallait donc faire des drainages.
Aussitôt la route du canal terminée, j’y mis l’équipe qui était employée à sa construction.
On commença par creuser des fossés perpendiculaires au rivage, depuis le pied de la colline jusqu’a la mer, et bientôt l’eau s’y écoula en abondance, laissant le terrain avoisinant entièrement à sec, ce qui facilita l’empilage de bois, et l’on put ensuite tout brûler aisément. La cendre, dans laquelle je fis jeter de la graine de foin, la fit germer et lever très facilement.
La moisson venue, nos moissonneuses purent y faucher sans difficulté et nous eûmes une récolte de foin à moitié sauvage, mais de bonne qualité, que nos chevaux mangèrent aussi bien que celui de Québec.
Restait l’espace compris entre la rivière Gamache et la mer d’une part, la maison Gamache et le canal de l’Aure, où les habitants avaient depuis longtemps coupé le bois dont les grosses souches étaient pourries. Tout autour, poussaient du foin, des fraisiers sauvages et des groseilliers.
Ce terrain, surélevé d’environ dix mètres au-dessus de la route et de la rivière, était très sain, la terre était moins riche que celle de la baie Joliet, mais donnerait cependant de bonnes récoltes d’orge et d’avoine, selon l’avis de notre chef de culture,
M. Picard.
La dite baie terminée et assainie, nous décidâmes d’entreprendre le défrichement de ce terrain, qui reçut le nom de «Plateau».
On commença d’abord par couper les broussailles et par déterminer les troncs d’arbres pourris, qui s’arrachèrent aisément, puis je fis mettre le feu quand tout fut empilé et bien sec, lequel, favorisé par un fort vent de nord-ouest sorte de «mistral» avec soleil, s’étendait rapidement à tout l’abatis, sans pénétrer toutefois dans le grand bois qui avoisinait le canal et que je voulais conserver, pour en faire le parc de notre établissement.