L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE VI — 1898-1899
Troisième campagne — Voyage de la «Bacchante» à l’île — Installation à la Baie Ellis — Travaux d’assainissement — Les défrichements — Pêche au saumon à la rivière Jupiter — Le port futur de la Baie Ellis — Voyage à Québec — Les réceptions — Deuxième séjour à l’île — Retour en France — L’affaire des «squatters» — Lord Aberdeen, Sir Wilfrid Laurier, Lord Minto, Sir Ritz Patrick, Mr. Joe Chamberlain en cause
Au commencement de juin la «Bacchante» fut prête, entièrement approvisionnée pour le grand voyage de plusieurs mois que nous allions faire avec le patron en Amérique. Il amenait comme amis, le docteur Paul Barbarin, le Dr. Demay et M. Maynard. Eustache aussi était des nôtres.
La «Bacchante» quitta le Havre, son port d’attache, le 10 juin et après une escale un peu forcée par le mauvais temps à l’île St-Pierre et Miquelon, nous arrivâmes au milieu de juillet à la Baie Ellis, où fut cette fois notre habitation.
Nous fûmes reçus aux accents de la fanfare de l’île, que le résident Comettant, très bon musicien, avait organisé avec le concours de M. Drolet, qui cumulait les fonctions de chef de douane avec celles de chef de musique et s’acquittait des deux fonctions avec tout le sérieux et la dignité qu’elles comportaient.
Au lieu d’habiter le yacht, comme nous avions fait en 1896, nous nous installâmes dans la maison Gamache, qui avait été réparée et mis état pour nous recevoir.
On y avait ajouté une grande cuisine, un office et une salle de bains. Le personnel fut logé dans l’annexe voisine.
Nous nous occupâmes d’organiser les expéditions que nous avions l’intention de faire, et, pour cela, la question des véhicules était de grande importance. Nous eûmes plusieurs chevaux de selle, de la race canadienne, car nos déplacements se faisaient souvent ainsi.
Notre «boggies» à deux places et deux «express» pour les bagages constituaient l’ensemble des voitures dont nous avions besoin pour les inspections dans l’île.
Il fallait tenir compte que, presque sur tout le pourtour, les rivages de l’île pouvaient être parcourus en voiture, à condition qu’elle soit solide bien entendu.
Nous pouvions donc partir en expédition avec plusieurs véhicules et aller à de grandes distances en emportant approvisionnements de bouche, matériel de campement, ustensiles de cuisine, etc.
Des embarcations, aussi, nous accompagnaient en mer et nos chevaux nous permettaient de remonter toutes les rivières que nous désirions explorer.
L’île était pratiquement inconnue, aucune prospection sérieuse n’en ayant jamais été tentée, sauf après un Mr. St-Cyr, qui en avait donné une carte faite un peu à l’estime, et sur laquelle on ne pouvait vraiment compter.
Bien entendu, notre ravitaillement était facilité par le poisson, truite, saumons, morues, homards, qui abondaient dans les rivières ainsi que dans les embouchures.
Nos fusils nous assuraient tout le gibier d’eau que nous désirions, sans compter les gélinottes de savanes qui étaient un des plus exquis gibiers que l’on puisse trouver.
Dans la première partie de notre séjour, après que nous eûmes reçu le personnel et écouté les rapports de l’hivernage qui s’était très bien passé, nous fîmes de nombreuses excursions aux alentours, généralement à cheval.
Nous emmenions avec nous le chef de culture, qui, aidé d’un homme, faisait les sondages, prenait les échantillons de terre et de végétaux. Le chef des travaux venait aussi, portant sur la carte les indications des parties reconnues, faisant des croquis, des plans, etc.
Il rassemblait tous les documents et notait les routes, les chemins, les barrages et les constructions quelconques, abatis à faire et les terrains boisés à exploiter.
Nous pûmes sans trop de difficulté remonter et parcourir les lits des quelques rivières. Nous étions précédés d’hommes munis de haches, qui en débarrassaient les chiures en enlevant les arbres abattus qui obstruaient le passage.
Généralement, le lit de ces rivières se composait de roches plates, usées par la descente des glaces et des arbres, où nos chevaux toujours ferrés à glace, été comme hiver, selon la coutume canadienne, passaient facilement.
Dans les fondrières, la marche était plus difficile, mais le cheval du pays est habitué au terrain et ne s’effraie jamais quand il enfonce.
Il reste parfaitement tranquille, prend le temps de se reposer et vous sort d’embarras, sans difficulté, à condition de le laisser faire.
Il en était de même quand on s’égarait. Le cheval vous ramenait toujours au campement de la veille, si on lui laissait la bride sur le cou.
Nous pûmes ainsi visiter, tout en faisant les portages et les pistes où l’on pouvait repasser ensuite aisément, les grands lacs Plantin et du Grand Ruisseau, qui communiquent entre eux, et bien d’autres, tributaires de ceux-ci, de moindre importance.
Les rivières Gamache, aux Canards et les petites rivières Becsie et la Loutre, etc., en général, à leur embouchure étaient barrées par des apports de gravier et de sable qui en obstruaient l’entrée, tout en les protégeant contre les vents du large.
Dans ces masses d’apports, la rivière se creusait un chemin et formait des lacs dits «barachois», très utiles pour mettre les embarcations à l’abri et y garder le bois descendu des cours d’eau en attendant le sciage et l’embarquement.
Ces embouchures des rivières étaient d’excellents endroits pour y établir des colons, des gardes, des trappeurs, des bûcherons. En effet, la terre d’alluvion y était toujours d’excellente qualité pour y faire de la culture maraichère.
L’eau y était en abondance et, souvent, avec des chutes que l’on pouvait utiliser pour l’arrosage, et même la force hydraulique.
Les pêcheurs pouvaient y abriter leurs embarcations, les réparer, faire sécher leurs filets, apprêter leur poisson, à proximité de leurs habitations et de la mer.
Les exploitations de bois y étaient faciles, d’abord à cause de sa taille qui était toujours plus grande aux embouchures des rivières.
En raison de l’abri du vent, et de la bonne qualité de la terre; ensuite par la commodité de le descendre au printemps dans la rivière pendant le temps de la «drave» et de l’emmagasiner dans les barachois.
Enfin, la question nourriture était grandement facilitée par la pêche en mer et la capture du gibier dont les passages innombrables se font au printemps, à l’automne, et même l’hiver, comme ceux de l’eider et de l’«ouarnicouti» et de la perdrix des savanes.
Dans les embouchures, la capture des animaux à fourrure se faisait bien mieux qu’ailleurs dans l’intérieur, à cause de la proximité de la mer que le renard et la martre affectionnent, et la qualité de la fourrure est très améliorée comme dit plus haut, lorsqu’ils ne mangent que du poisson.
Nous fûmes bientôt d’accord que notre colonisation devait d’abord se porter aux embouchures.
À celles citées plus haut, nous construisîmes des maisons pour les gardes qui durent en défricher les alentours pour y faire ses jardins.
Ils devaient pêcher pour leur alimentation et la vente du poisson aux magasins. L’hiver, ils abattraient le bois dans les environs, l’équarriraient, le mettraient en piles, prêt pour le sciage.
Nous viendrions ensuite, quand l’approvisionnement serait suffisant, avec des scieries portatives pour débiter ce bois en planches ou en madriers.