L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
La proximité à cet endroit d’un bon mouillage pour les navires donnait un autre intérêt à cette carrière.
Il en rendait l’exploitation possible dans de bonnes conditions.
Nous nous occupâmes, ensuite, à faire de la chaux dont nous avions grand besoin pour l’intérieur des maisons, le ciment coûtant trop cher pour continuer à l’employer partout, quand la chaux ordinaire devait suffire.
Ayant trouvé un bon emplacement à flanc de coteau dans la falaise au nord de Ste-Claire, non loin de la scierie, nous y construisîmes un four qui nous donna une chaux de bonne qualité que nous emploierions pour nos besoins.
Malheureusement, cette pierre ne contenait que peu d’argile, et nous ne pûmes faire de chaux hydraulique en quantité suffisante pour nos usages et pour les soubassements qui, eux, devraient être solidement construits à cause du froid.
Nous découvrîmes de l’argile pure, mais en trop petite quantité pour pouvoir faire de la brique, Le sable, de très belle apparence que nous trouvions partout au bord de la mer, était naturellement calcaire, provenant de la roche qui constituait le sous-sol d’Anticosti, et nous le rejetâmes d’abord comme devant être impropre à la maçonnerie.
Mais, peu après, il nous vint à l’idée de faire des essais qui modifièrent complètement notre opinion et qui nous démontrèrent la possibilité de l’utiliser dans nos constructions, ce qui était une économie considérable, car il n’existait nulle part dans l’île du sable siliceux.
Les travaux de nivellement de la place avaient duré un mois. Pour ceux-ci le matériel Decauville, voie de 40 cm nous a été très utile. Nous avions pu même employer au transport, à d’autres emplacements de plusieurs habitations en bois qui faisaient de cette place une sorte de village nègre.
Avec Mr. Joe Peters, nous avions monté ces maisons (6 en tout) sur quatre rails juxtaposés de cette voie Decauville.
Elles furent placées sur des plateformes avec des crics, et avec des chevaux, nous les transportâmes à plus de cent mètres, sans que les gens qui les habitaient aient eu à se déranger.
En trois jours, toutes ces maisons étaient placées sur le nouvel aliment qu’on leur avait assigné et l’aspect général en fut grandement amélioré.
Nous primes le «Savoy» pour aller chercher un supplément d’ouvriers, acheter une pompe à incendie indispensable ici, rapporter des pièces de rechange pour la scierie, recevoir ce qui manquait de matériel Decauville, ainsi que des instruments agricoles venant de France.
J’emportai également les fourrures qui avaient été prises pendant l’hiver. Arrivés à Québec, je m’occupai de leur vente. Les ayant proposé à plusieurs fourreurs.
Le représentant de la maison Renfrew à Québec, m’en donna le meilleur prix et il fut l’acquéreur.
Le renard argenté fut payé, en moyenne, cent dollars pièce, les croisés quarante et rouges, quinze. Les martres foncées, trente cinq dollars, les brunes, vingt, les jaunes, dix.
Le tout donna cinq mille dollars que je rapportai à Paris pour les remettre à M. Henri Menier, comme le premier argent que l’île rapportait. Étant donné ce résultat, il fallait intensifier la chasse aux fourrures et je résolus d’assermenter quinze nouveaux garde.
Ayant terminé à Québec, tout ce qu’il y avait à y faire, je rentrai à l’île. Le «Savoy» étant souvent mouillé plusieurs jours à la baie Ellis, mais plus fréquemment à Ste-Claire, et restant sous pression les feux sur l’avant, je pensai que nous pourrions utiliser les souches des arbres prises dans nos défrichements pour lui donner le chauffage nécessaire à le maintenir simplement en pression quand il était au mouillage. C’était autant d’économisé sur la dépense du charbon.
L’équipage faisait le transport de ce bois et le ramassait également sur le plein celui flotté, qu’on retrouvait partout, car c’était un approvisionnement qui se renouvelait continuellement, par l’apport incessant des marées.
je fis relier par le téléphone notre bureau de poste avec la pointe ouest et la pointe du Sud-ouest, ce qui simplifiait beaucoup les communications et nous coûta peu, car j’eus l’autorisation d’utiliser les poteaux de ligne télégraphique du gouvernement pour y poser des fils.
Je fis également installer le téléphone de Ste-Claire à la pointe nord, pour le cas où le câble venant de Gaspé serait mis hors service, ce qui arrivait assez souvent, ce câble atterrissant à un endroit où existait une cassure dans la roche qui l’usait et finissait par le couper.
Jacquemart termina ce travail en un mois et nous fûmes tranquilles de ce côté.
Ces installations urgentes terminées, nous mîmes une équipe de trente hommes, avec six chevaux, à la construction de la route que je voulais faire pour relier la baie Ste-Claire avec la Baie Ellis.
Je mis à ce travail que je dirigeais moi-même, le foreman Boivin, qui était un excellent contremaître et savait à bien conduire ses hommes. Cette équipe ne quitta l’ouvrage qu’après l’avoir entièrement achevé.
Nos avions décidé, avec Menier, de faire cette route à cause de l’intérêt qu’il y avait à avoir accès au seul port de l’île où, à mon avis, nous aurions dû installer nos établissements et qui devait devenir notre centre quoi qu’il arrivât.
Le travail avança d’abord très vite, car sur les deux premiers milles, le terrain avait été défriché, c’est-à-dire que les arbres avaient été coupés depuis longtemps par les habitants.
Nous avions dix hommes en avant qui avec les chevaux arrachaient les souches, ensuite on les brûlait, puis on labourait le sol sur trente mètres de large avec deux charrues.
La terre était mise en tas de chaque côté avec des pelles à chevaux, excellente invention américaine, qui nous épargna beaucoup de travail.
Cet humus léger ayant rarement plus d’un pied d’épaisseur. Le restant des hommes nivelaient le gravier, l’étalaient sur la route, le ramenant un peu au centre. La route était faite.
Je donnai à cette route la largeur de cinq mètres. Les bas côtés en ayant deux chacun, il serait facile de l’élargir, au fur et à mesure des besoins. Le plus pressant était d’avoir un chemin où deux voitures puissent se croiser aisément.
Je m’aperçus bien vite que le sol de l’île, surtout en cet endroit, était éminemment favorable à la création des routes, car perméables.
Il était inutile de faire des fossés. Un orage sérieux s’étant produit quand nous étions à un mille de Ste-Claire, n’avait laissé aucun trou d’eau après que la pluie fut tombée à torrent près de trois heures.
Ce fut donc une grande économie de ne pas avoir à établir de fossés de chaque côté de notre route et de trouver partout le gravier à fleur de terre.
Au bout de quinze jours, arrivés à trois milles, nous rencontrâmes une petite rivière qui se jetait dans le lac à la Marne. L’eau était belle, coulant sur le roc et très fraîche, je fis faire un pont avec du bois carré et des madriers, et je décidai de construire là un premier camp pour y loger nos hommes.
Deux jours après, le camp était fait et tous les ouvriers y couchaient. L’eau était excellente. Tous y prenaient autant de truites qu’ils voulaient, pour leur nourriture.
Je pris du reste cette règle, que les hommes en service hors de leur maison, pouvaient prendre le poisson qui leur était nécessaire pour leurs repas, de même que j’autorisai les gardes qui accompagnaient les équipes et qui faisaient des explorations à emporter leur fusil et tuer, pour eux et leurs compagnons le gibier dont ils pouvaient avoir besoin.
Mais aucun gaspillage n’était toléré.
Cette règle, bien observée, fut très utile et je n’eus jamais d’abus à réprimer.
Sans nous servir d’aucun instrument pour le tracé de cette route, j’en fis le piquetage avec le bon trappeur Joe Duguay qui connaissait bien les lieux et on fit le placage en une semaine.
Allant tous les jours sur le parcours à cheval, ce qui était rendu possible par un abatis sommaire qui avait été fait, nous améliorâmes peu à peu ce tracé primitif, passant dans le meilleur terrain, évitant les marais et les savanes, souvent avec de très légers détours.
Arrivés à la hauteur de l’Anse aux Fraises, nous rencontrâmes le chemin (portage) que les habitants du village avaient fait pour rejoindre Ste-Claire et remirent à plus tard l’élargissement de celui-ci à 5 mètres, ce que nous ferions certainement.
À notre départ, la route de la baie Ellis était entièrement défrichée et déblayée des souches et de la terre sur tout son parcours.
Elle était complètement terminée jusqu’à environ cinq milles de la dite baie. La longueur totale était de douze milles.
En arrivant à la baie Ellis, nous fûmes dans la nécessité de traverser une savane marécageuse de trois mètres et réussîmes parfaitement à la franchir en coupant des arbres et en les couchant tout entiers tête bêche les unes à côté des autres.
Nous répartissions dessus les branches en tapis et nous recouvrîmes le tout de gravier sur 20 centimètres d’épaisseur.
Tout cela tint très bien, se solidifia en un macadam très dur et ce fut le seul endroit où la route n’eut jamais besoin de réparations, car étant en suspension sur un terrain humide.
Cette chaussée se prêtait, en s’affaissant d’une façon élastique, au passage des voitures, se redressant une fois celles-ci passées, ce qui faisait que l’usure en était presque nulle.
À la baie Ellis, je fis faire des réparations rapides à la maison Gamache, pour qu’elle pût être habitée, et construisions une écurie et des communs très simples qu’on agrandirait ensuite.
Je fis aussi, défricher un terrain proche de la rivière pour y faire un potager.
Le lundi 5 juillet, nous eûmes une fête pour célébrer le premier enfant né dans l’île parmi nos colons.