L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE V — 1897-1898
Deuxième campagne — Arrivée à Anticosti — Achèvement des constructions à Ste-Claire — Mise en liberté de soixante-quinze couples de Daim — Le défrichement — Nivellement de la place — Assèchement du lac à la marne — Commencement de la route à Baie Ellis — Le lac Plantin — Le feu — Retour à Québec — Retour à l’île — Musée — Arrivée en France — Répercussion en Europe de l’affaire des «squatters»
Il était nécessaire que M. Eustache vienne une première fois à l’île pour organiser la comptabilité et donner les indications utiles pour les envois de pièces nécessaires au secrétariat de Paris.
Nous partîmes ensemble le 22 mai à bord de la «Touraine», commandant ?antelli du Havre, de la compagnie Transatlantique, pour New-York, et nous arrivâmes le 30 de ce même mois après une bonne traversée.
À bord, je fis la connaissance d’un armateur de (Names?) M. Gauthier, qui allait à Miquelon rejoindre ses navires qui faisaient la pêche à la morue sur le French Shore de Terre-Neuve.
Il m’apprit que la pêche ayant été très belle l’année dernière, le prix de la morue était tombé très bas et que, du reste à son avis, sans la prime à la morue du gouvernement français, il était impossible de tirer un bénéfice quelconque de cette industrie.
Ceci confirmait ce que j’en savais moi-même. Je renonçai donc à continuer l’expérience commencée l’année précédente, qui avait été déficitaire.
Nous ne ferions cette pêche qu’en petite quantité, avec les embarcations des gens de l’île et seulement pour nos besoins.
Le lendemain de notre arrivée, nous partîmes pour Montréal, puis le soir même, nous fûmes à Québec, où MM. Levasseur, Gibsone et Comettant, nous attendaient.
Pressés d’arriver à l’île, nous fîmes porter nos bagages directement à la gare du C.P.R sur le «Savoy» qui terminait son chargement à son nouveau hangar, loué à la Commission du Havre, et nous nous rendîmes aux bureaux de l’agence où le major Levasseur avait installé ses services.
Ce bureau était bien tenu. Eustache eut plusieurs entrevues avec lui, pour s’entendre sur la tenu des livres.
Mr. Gibsone m’informa que toutes les formalités de l’achat de l’île étaient maintenant terminées, ainsi que celles ayant trait à notre nouvelle Société du «Bas St-Laurent» qui devenait propriétaire du «Savoy».
Il avait commencé les procédures pour l’obtention des brefs de possession qui seraient signifiés aux «squatters» de Fox Bay.
Ceux-ci avaient pris un avocat de Québec, Mr. Davidson, avec lequel il était en pourparlers. L’affaire semblait ne pas pouvoir aller vite.
Le capitaine Bélanger avait mis le «Savoy» en hivernement, ne gardant avec lui que le maître d’équipage Boulé et le mécanicien. Le bateau avait été bien entretenu tout l’hiver.
Il avait repris son service à l’ouverture de la navigation et fait déjà plusieurs voyages à l’île. Le «Savoy» se comportait parfaitement à la mer, quoique roulant un peu.
Il avait passé au travers des glaces et s’en était bien tiré.
Les nouvelles cabines et le carré fait cet hiver donnaient un meilleur confort au bateau et le rendaient très habitable.
Nous quittâmes Québec, le 2 juin au soir, sur le «Savoy» avec M. Joe Peters qui allait diriger les travaux en achèvement à Ste-Claire et qui voulait voir avec moi ce qu’il y aurait à exécuter à la maison Gamache, pour la mettre en état.
Nous fîmes bonne route à la vitesse d’environ neuf nœuds et malgré une mer un peu dure, le «Savoy» se conduisit parfaitement.
En passant en face du Saguenay, nous fûmes entourés d’une quantité de gros cétacés blancs, sorte de marsouins, qui étaient les mêmes que ceux que nous avions vu autrefois au Spitzberg dans la baie Franklin,
Je crois bien que c’étaient les seuls endroits où on pouvait les rencontrer. C’étaient pour moi, de petites baleines arctiques et non nos marsouins comme on le croyait ici. Certains avaient plus de vingt-cinq pieds de longueur.
Le 4 juin, à huit heures du matin, nous passâmes devant le phare de la pointe ouest d’Anticosti. On nous fit un salut de trois coups de canon auxquels nous répondîmes, comme on faisait ici, par autant de coups de sifflets.
En arrivant au mouillage de la baie Ste-Claire, un autre coup de canon parti du centre de la place pendant qu’on hissait un pavillon français d’une taille impressionnante.
Le salut était fait par une caronade provenant d’un des navires de la flotte de l’amiral Phipps, dont plusieurs navires firent naufrage près de la pointe ouest au siècle dernier et que M. Malouin avait retrouvée à marée basse.
L’aspect du village était surprenant. Plusieurs maisons, que nos n’avions pas encore vues, étaient en place, ce qui donnait une allure tout à fait civilisée à un endroit naguère si désert.
Toute la population nous attendait au débarcadère.
La famille Comettant, M. Landrieux, Servêtre, Le Bailly, Paquet, le docteur Schmitt et sa femme, Servêtre, M. Jacquemart chef des travaux, M. et Mme Picard, le chef de culture et son contremaître, l’abbé Bouchard, le nouveau missionnaire, etc.
Tous nous témoignèrent de leur satisfaction. Ils avaient passé un très bon hiver, dur mais très sain et avaient peu souffert de l’hivernement.
La neige cependant «poudrait» terriblement sur la place, avec des hauteurs impressionnantes telles qu’il avait fallu retrouver dans la neige, un matin, la maison de Landrieux et en faire sortir sa famille par une brèche sur le toit en attendant qu’elle puisse être déblayée.
C’était l’inconvénient de cette baie, ouverte aux vents du large et que rien ne protégeait des tempêtes d’hiver qui y amoncelaient la neige déposée sur le rivage, venant de plusieurs milles de distances.
Presque tous chaussaient maintenant les raquettes «montagnaises» et avaient appris à patiner, ce qui leur avait fourni un excellent exercice. Ils avaient bien essayé le ski, mais, pratiquement, il ne pouvait rendre aucun service, à part l’excellent sport qu’il fournissait.
Quelques commencements de scorbut avaient été arrêtés par un traitement imaginé par le docteur Schmitt, qui avait été très efficace. C’était en faisant consommer au malade une certaine quantité de pommes de terre crues et râpées.
La maison de l’administration, qui n’était pas entièrement terminée l’an dernier, l’était maintenant, entourée sur trois côtés par une large galerie couverte et vitrée, formant serre.
Nos allions y habiter, Peters, Eustache et moi. Nous prendrions pension chez les Comettant.
Nous visitâmes l’école où il y avait une trentaine de garçons. Une des salles était transformée en chapelle, en attendant l’église que nous devions construire.
Nous inspectâmes les entrepôts, les magasins où les marchandises étaient rangées avec soin (la fameuse odeur de poisson et de soufre, qui parfumait les magasins de la baie d’Hudson, et ceux des traitants de la côte, n’avait pas fait élection dans les nôtres à notre grande satisfaction).
La boulangerie fonctionnait, et on nous montra un pain parfait et bien cuit. Le boulanger tout en blanc, impeccable, fut surpris quand je lui demandai s’il faisait son pain avec de l’eau de mer.
Sur sa réponse négative, je lui conseillai d’en faire l’essai, qui serait favorable à notre bourse, par l’économie de sel qu’on faisait aussi, et par la qualité du pain qui acquérait, par ce procédé, un goût excellent.
Nos voyages en yacht nous avaient appris cela et bien des boulangers des ports de mer utiliseraient cette eau, en France, si la loi ne les en empêchait.
La scierie était en plein fonctionnement et, déjà, les piles de planches et de madriers d’élevaient dans la cour à bois, rangées avec soin par le «mill wright», pour que l’on puisse sans difficultés trouver toutes les pièces de bois dont on pouvait avoir besoin, sans crainte de se tromper sur leurs dimensions.
Le docteur était bien installé. Il commençait même des collections qui, plus tard, devraient réunies, constituer le musée de l’île. Il y avait des spécimens de flore, de la faune, des minéraux, etc.
Tout cela était bien classé et catalogué scientifiquement. J’allais lui faire faire des armoires vitrées où il pourrait ranger ses échantillons.
La ferme était entièrement terminée. Toute la rande était pleine de foin, et plusieurs meules, qu’on avait pu engranger, avaient été faites à côté.
Nous allions tout de suite en construire une plus vaste car la récolte du foin s’annonçait comme très importante cette année. M. Picard, le chef de culture, était bien installé avec sa famille.
Il n’avait pas eu lieu d’être satisfait du nommé Gaudet, dont il avait du se séparer et avait pris un autre foreman qui faisait bien son affaire, le nommé Philippe Bouchard, de la Malbaie qui avait le pratique du pays et l’aidait de son mieux.
Les harnais étaient bien graissés, bien rangés, les animaux mangeaient bien et ne semblaient pas avoir souffert beaucoup de l’hiver. Certains n’étaient pas gras, mais ils avaient tout l’été pour se remettre.
En tout cas, aucune mortalité jusqu’ici.
Les chevaux, les moutons et les porcs étaient les animaux qui semblaient s’être le mieux acclimatés.
Il y avait aussi plusieurs veaux au pâturage, avec leurs mères. Ils semblaient en bon état. Ceci surprenait M. Malouin qui, ainsi qu’il me l’avait dit, ne croyait pas que des bestiaux pourraient passer l’hiver dans l’île.
Combien de fois ne me l’avait-il pas répété? Il dut se rendre à l’évidence.
Le troupeau de moutons, acheté l’an dernier venait d’être tondu. Comme il y avait eu beaucoup de naissances, il avait plus que doublé.
Tout ceci intéressait prodigieusement les habitants qui n’en croyaient pas leurs yeux. Les volailles étaient très belles, plusieurs même étaient grasses.