L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Les riverains du domaine maritime pouvaient acquérir certains lots de grève en eau profonde et les droits exclusifs de pêche, en en obtenant autorisation du gouvernement dans la limite de trois milles de la côte vers le large.
Cela était très utile pour l’organisation des pêcheries et la construction éventuelle de brise-lames, de digues, de ports. Des «private bills» (lois spéciales qui étaient accordées à des particuliers) pouvaient s’obtenir à cet effet.
L’île n’était jamais entourée de glace pendant l’hiver, car, d’après les marins, jamais celle-ci pendant cette saison ne la reliait au continent.
Il s’ensuivait que les mammifères de l’île ne pouvaient en sortir et être classés sous la dénomination de «res nullius», et, par conséquent, étaient la propriété intégrale des possesseurs de l’île, et pouvaient être capturés ou tués pendant toute l’année, comme dans une propriété close, les ouvertures et fermetures de chasse n’était en application que pour les oiseaux.
Nous étudiâmes la loi au point de vue des «squatters», l’attitude de ceux de Fox Bay nous mettant dans la nécessité d’en demander l’expulsion, puisqu’il était impossible de vivre en paix avec eux.
Il convenait de faire reconnaitre nos droits, par une décision judiciaire, et d’en demander l’application par des breds de possession, que nous opposerions à ceux qu’ils prétendaient avoir, et qui aboutiraient à leur expulsion de l’île.
Or, la loi qui leur était applicable était celle, française, de la prescription «longi temporis» soit par trente ans d’habitation non discontinue, ou celle de «brevi temporis» par une occupation de dix ans, avec juste titre et bonne foi.
D’après tous nos renseignements, aucun de ces «squatters» n’avait d’habitation continue de trente ans, ni de dix ans avec juste titre et bonne foi.
Nous eûmes des conférences à ce sujet, avec son Honorable Juge Wurtèle, de Montréal, dont l’autorité était unanimement reconnue par tout le barreau; il fut d’avis que nos droits étaient inattaquables en droit.
Le navire que nous allions avoir devait nécessairement battre pavillon anglais. Sans cela nous aurions des frais énormes à payer pour la navigation, les entrées et sorties de ports, droits de pilotage, d’assurances, de feux, etc.
Or, la seule solution possible pour lui faire avoir cette nationalité était de le faire entrer dans une société anglaise.
Nous avions donc, de suite, établi les statuts d’une Association à cet effet. Nous décidâmes de lui donner le nom de «Société industrielle et commerciale du Bas St-Laurent», avec Siège sociale à l’île, dans les bureaux de l’administration future, et à Québec dans les bureaux de l’agence où les assemblées pourraient être tenues.
M. Menier en aurait toutes les actions, sauf celles qui seraient prises au nom des directeurs et des administrateurs qui seraient quelques amis personnels et employés à nous.
Il allait, dès à présent, chercher un capitaine pour ce bateau car il devrait en prendre le commandement, soit à Québec, soit à Halifax, à l’ouverture de la navigation au printemps.
Nous vîmes à ce sujet M. Henri de Puyjalon, un français, ancien gardien du phare des Perroquets dans le golfe au nord de l’île, grand sportsman, qui était dans le pays depuis vingt ans, ainsi que M. Napoléon Comeau, le surveillant et gardien de la rivière Godbout du comté du Saguenay, trappeur et chasseur très connu et de grande expérience dont j’aurais bien voulu retenir les services pour l’île, mais qui ne pouvait quitter sa situation, pas plus que M. Henri de Puyjalon.
Ils me mirent en rapport avec un chasseur de daims, le nommé Boulay du Cap St-Ignace, qui s’engagea à me prendre, vivants, une centaine de «red-deer», dès que la commande ferme lui en serait faite, ainsi que des orignaux et des caribous et des castors, pour lesquels nous devions obtenir des permissions spéciales pour les fins d’élevage.
La Compagnie Renfrew, les grands foreurs de Québec, me proposa son trappeur du nord, le nommé, Vermet, qui pourrait nous procurer des «musk ox» et des «wood buffaloes», qui, tous, à son avis, réussiraient bien à Anticosti.
Notre séjour avait duré plus d’un mois et tout ce que nous avions à faire étant terminé, nous quittâmes Québec, le 16 février, pour reprendre à New-York, notre même «Bourgogne» et arrivâmes au Havre huit jours après.
Revenu à Paris, je mis Henri Menier au courant de tout ce que nous avions réalisé.
Les Devis de Mr Peters lui convinrent le mieux et ils furent acceptés. Un câble fut envoyé au major Levasseur pour les prévenir qu’ils aient à se mettre de suite à l’ouvrage, pour que tout le bois fut prêt à être embarqué et expédié au printemps à l’île.
L’ouverture de la navigation, au Canada, avait lieu au moment où la glace commençait à disparaître du fleuve et du golfe, où les bouées, pour la navigation, qui avaient été relevées à l’automne, étaient remises en place et où les phares avaient commencé à allumer leurs feux.
Elle avait lieu chaque année le 25 mars.
M. Comettant, qui était revenu avec moi, reçut pour instruction d’avoir à regagner Québec avec sa famille.
Il s’y installerait provisoirement pour surveiller les constructions commandées, faire les achats pour les magasins et entrepôts chez les fournisseurs que j’avais choisis et obtenir d’eux les meilleures conditions pour les commandes à faire.
Les services de M. Landrieux avaient été arrêtés et il l’emmènerait avec lui.
Pendant mon absence, Henri Menier avait trouvé sur la recommandation d’un de ses amis, M. Robineau de la Richardaie, le docteur Joseph Schmitt qui était à la fois médecin, chirurgien et pharmacien.
Il avait été au muséum d’Histoire Naturelle de Paris et au laboratoire de Pisciculture de Concarneau. C’était un chimiste et un naturaliste distingué, dont M. Edmond Périer, le directeur du Muséum à Paris, faisait grand cas.
Il préparait sa licence es-sciences et comptait bien passer sa thèse en faisant la «monographie» de l’île d’Anticosti, qu’il se proposait d’y écrire pendant son séjour. Il serait le médecin de l’île.
Menier avait trouvé un de ces anciens camarades de volontariat, M. Adolphe Jacquenard, sous-officier de génie et l’avait pris comme chef de service des travaux.
Il partit de suite avec sa fille, pour rejoindre M. Comettant à Québec. Là, il assurerait la réception du matériel nécessaire aux services des travaux, sans compter celui qui serait embarqué sur le navire qui partirait de France.
Nous nous occupâmes des règlements de l’île, qui furent imprimés à de nombreux exemplaires, pour être envoyés à chaque habitant de celle-ci, sans compter ceux que nous fîmes établir sur tôle émaillée, pour être placés dans les endroits de débarquement, où des étrangers pouvaient venir, ainsi que nos magasins et entrepôts.
Il ne fallait pas continuer les errements de nos prédécesseurs, qui n’avaient jamais indiqué d’une manière visible quels étaient leurs droits sur l’île.
Ce qui faisait que les gens pouvaient arguer de leur ignorance des droits du propriétaire, et les classait dans la catégorie des propriétaires négligents, pour lesquels la loi réserve toutes ses justes rigueurs.
Les principaux points de nos règlements étaient les suivants:
LE SAVOY
Ce qui pressait le plus, c’était de trouver un navire pour le service de l’île avec Québec qui allait être notre port d’attache.
N’en ayant découvert aucun en France, qui pouvait nous convenir, nous partîmes, Menier et moi, pour Londres, après quelques recherches, guidés par des agents de vente de navires, nous en trouvâmes un qui devait faire notre affaire.
Ce bâtiment, le «Savoy», était en première cote de Lloyd, il sortait des chantiers de Glasgow, cette année même, et, par conséquent, était neuf. Il présentait les caractéristiques suivantes:
Tonnage |
184 tonnes |
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Tirant d'eau à l'arrière sur simple lest | 9 pieds | |||||||
Vitesse moyenne | 9 noeuds | |||||||
Longueur |
125 pieds |
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Capacité du fret | 340 | |||||||
Tirant d'eau à l'arrière chargé | 12 pieds |
Notre choix tomba sur le capitaine J.B. Bélanger qui avait commandé longtemps les navires du gouvernement dans le golfe et qui nous était très recommandé par son ancien chef J.U. Gregory, chef du bureau de la Navigation à Québec.
Nous retînmes éventuellement ses services. Il devait, en attendant, chercher un équipage expérimenté.
Le major Levasseur avait été accepté par Menier, comme chef de l’agence que nous allions avoir à Québec. Nous le priâmes de chercher un local convenable près du port et du bureau de Mr. Gibsone.
En attendant, nous utilisâmes les bureaux de la chambre de commerce de Québec, dont il était le secrétaire, comme lieu de réunion.
Sans préjudice du chef de culture qu’Henri Menier devait trouver en France de préférence, nous arrêtâmes pour le printemps les services d’un «foreman» comme sous-chef, dont les connaissances pratiques du pays et de ses usages seraient très utiles à son supérieur venant de France.
Il me fut recommandé par le directeur de la ferme expérimentale d’Ottawa. Il se nommait Ernest Gaudet.
Nous avions décidé à Paris, avec Menier, qui s’intéressait beaucoup à cette question, d’introduire dans l’île des animaux sauvages qui ne s’y trouvaient pas et pourraient y être utiles, soit pour la chasse, sinon pour leur chair ou leur fourrure: les «orignaux» (élans), les «caribous» (rennes), les red-deer, les muledeer, les castors, etc.
La machine, situé à l’arrière, laissait libre tout l’avant et le milieu du bâtiment, avec une grande cale pour les marchandises: machine à triple expansion, 2 guindeaux à vapeur et treuils de chargement pouvant lever 20 tonnes.
Menier l’acquit pour cent trente mille francs.