L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE III — 1895-1896
Voyage à Québec — Mr G.F. Gibsone, notre avocat — Le major Nazaire Levasseur, chef de l’agence — Acquisition de la propriété du capitaine Setter — Formation de la compagnie du bas St-Laurent — MM Joseph et Albert Peters — Retour en France — Achat du navire «Le Savoy» — Le docteur Schmitt, médecin de l’île.
Nous partîmes, M. Comettant et moi, sur la «Bourgogne» de la Compagnie Transatlantique, le 20 décembre pour New-York.
Un nouveau commissaire avait déjà remplacé M. Comettant et nous occupâmes la traversée à travailler aux règlements nécessaires pour l’administration de l’île.
Nous arrivâmes à New-York, après un bon voyage et descendîmes à l’hôtel Martin, University Place, le meilleur établissement français d’alors.
Le lendemain, nous partîmes pour Montréal, où je jugeai inutile de me présenter à notre consul général dont je n’avais pas oublié le sombre accueil, au printemps dernier, et nous nous remîmes en route, le jour même pour Québec, où Mr. G.F. Gibsone et le major Levasseur nous attendaient à notre arrivée à la gare du Canadien Pacific.
Je descendis à l’hôtel Frontenac, où je devais résider pendant tout mon séjour et où je pris une chambre sur la Terrasse Dufferin, avec la plus merveilleuse vue sur le St-Laurent, Lévis et l’île d’Orléans. Comettant se fixa à l’hôtel Clarendon, rue des Jardins.
Je commençai tout de suite mes démarches qui furent facilitées par l’amabilité des gens de la ville, si française à bien des points de vue, et où chacun tant anglais que français, je dois le reconnaître, s’efforçait de nous être agréable et utile.
Tous étaient flattés qu’un riche français eut décidé de jeter son dévolu sur une île considérée comme une des parties les plus ingrates et les plus abandonnées de la province, ce qui était tout à l’éloge des autres terres de colonisation du Canada, entre autres celles de la Gaspésie, du Lac St-Jean et de la Saskatchewan, où le gouvernement offrait des «Homesteads» avantageux aux colons venus d’Europe, qu’il désirait attirer pour peupler ces solitudes.
L’Honorable Mr Louis-OlivierTaillon (1840 - 1923), le premier ministre (1892-1896) me reçut très bien et m’affirma que les services de son gouvernement seraient toujours à notre disposition pour nous renseigner et nous aider dans notre entreprise, qui intéressait le Gouvernement de la province au plus haut point, et qui je pouvais assurer M. Menier de son entier concours et du grand désir qu’il aurait à faire sa connaissance.
Je fus de même, bien accueilli par Mr. Jean-Georges Garneau qui était propriétaire du plus grand magasin de la place de Québec, se mit sur les rangs pour devenir notre fournisseur et l’approvisionneur futur de nos magasins.
Je fus de nouveau reçu à Spencer Wood par le lieutenant Gouverneur Sir Louis Amable Jetté, qui fut très aimable.
Je fis la connaissance, très utile, de l’ingénieur des mines du gouvernement, M. T. Obalski, qui me présenta à son collègue, Mgr Joseph Laflamme (1849-1910), l’auteur des lettres dont j’ai parlé plus haut, géologue distingué qui avait étudié la question du pétrole dans le Bas St-Laurent et en avait découvert au sud de l’île, à Gaspé. La possibilité de l’existence du pétrole à Anticosti, ne faisait pas de doute pour lui.
Je vis Mr. J.U. Grégory, le représentant à Québec du ministère fédéral de la marine et des pêcheurs, qui me donna d’intéressants aperçus sur les possibilités de la navigation d’hiver dans le golfe du St-Laurent
Je rencontrai Mr. Geo. Tanguay, commerçant en marchandises générales, puis Mr. Chinic, de la compagnie portant son nom, MM. Livernois, chefs de la grande maison de produits chimiques de la rue de la Fabrique.
Les fêtes de Christmas interrompirent nos travaux, puis ce furent celles du Nouvel An, célébrées avec éclat, à cause de l’hiver très froid que nous subissions, et à l’occasion duquel on construisit près de la porte St-Louis, un grand château de glace.
Après ces fêtes, nous reprîmes nos travaux. Je travaillais avec Comettant et le major Levasseur, principalement au Club de la garnison, où nous donnions nos rendez-vous et où je fis de nombreuses connaissances.
Mr. Gibsone, me présenta d’autres entrepreneurs, que nous allions mettre en concurrence avec les MM Joe et Albert Peters, qu’il m’avait fait connaître antérieurement. Ils auraient à étudier les diverses constructions à faire dans l’île énumérées plus haut.
Il fut convenu que celles-ci seraient faites en bois de sapin de la meilleure qualité, soubassements en pierre et ciment, couverture en bardeaux de cèdre, les murs ayant doublé épaisseur et matelas d’air.
Nous nous chargerions des transports, qui commenceraient avec toute la diligence possible à l’ouverture de la navigation.
L’étude des devis et des spécifications nous occupèrent pendant la plus grande partie de notre séjour. Ce travail devant être fait avec un grand soin.
À la fin de janvier, nos études étaient terminées, et nous pûmes emporter à Paris, tous les devis de ces constructions, cotés et parafés, pour les soumettre au patron.
Il fut entendu avec un pêcheur nommé Bélanger, que nous ferions un essai de pêche à la morue, dans un endroit à déterminer, et fîmes des arrangements pour la construction des bâtiments nécessaires pour le logement des hommes et l’emmagasinage des agrès, du poisson et du sel.
Quand Mr Gibsone se présenta chez le notaire des héritiers Setter, il rencontra quelque difficulté à obtenir la levée de l’option que j’avais eue de Malouin pour la propriété de la Baie Ellis.
Le nom de l’acquéreur de l’île était, alors, connu et les intéressés regrettaient de ne pas avoir demandé un prix plus élevé à un homme aussi riche.
Nous dûmes déposer au Greffe du Tribunal les six mille dollars représentant la valeur de l’achat convenu dans l’option, afin de convaincre les intéressés de l’inutilité du retard qu’ils m’imposaient.
Cet hiver fut particulièrement froid. Le thermomètre descendit parfois à - 30 degrés. Le St-Laurent était entièrement pris, formant ce qu’on appelait le «pont de glace» et le trafic se faisait à pied, à cheval ou en traineau, sur le fleuve, sans interruption.
Des hauteurs de la citadelle, dans les célèbres plaines d’Abraham, illustrées par la mort de Montcalm et de Wolfe, on patinait, faisait du ski, du toboggan.
J’eus la malchance, dans une descente rapide, de sortir de la «track» et d’être jeté dans une clôture, ce qui m’occasionna une forte contusion qui fut longue à guérir et me fit boiter longtemps.
Mr Gibsone venait de terminer son droit et j’avais pu apprécier ses capacités et son jugement très sûr.
Il devint notre solicitor et me remit un travail très circonstancié qu’il avait fait sur le statut de l’île. Sa situation au point de vue juridique et dans ses rapports avec les autorités, ainsi que sur les droits et les devoirs du propriétaire.
J’appris par lui, que par une loi sur les «aubains» (aliens) du 12 mai 1870, les étrangers avaient comme propriétaires de terre anglaise, les mêmes droits que les anglais eux-mêmes, ce qui nous favorisait beaucoup, car nous allions jouir des avantages du «statut réel», celui existant en Angleterre.
Le statut réel donne des droits importants, au propriétaire, personne ne pouvant s’immiscer dans ses affaires, ni pénétrer chez lui, et celui entre autre de pouvoir repousser personnellement et en employant toute la force nécessaire, les gens qui veulent s’introduire chez-lui sans son autorisation (loi des trespasseurs).
Ce statut existait autrefois en France sous l’ancien régime, mais fut aboli en 1789 et remplacé par le statut personnel, ce qui était excellent peut être pour les citoyens résidant en France, mais néfaste pour ceux qui résident aux colonies et qui doivent attendre pour se défendre les secours toujours lointains d’une gendarmerie problématique pour rétablir l’ordre dans leur propriété.
Les colonies anglaises pour cette raison ont pu conserver les grandes Compagnies comme celles de la Baie d’Hudson, du Niger et créer plus récemment, la «Chartered» tandis que la France dut abandonner celles des Indes Orientales et Occidentales qui portaient son pavillon sur toutes les mers et l’enrichissaient.
Avec le statut réel, les capitalistes sont confiants car ils peuvent assurer la défense de leur propriété personnellement et n’hésitent pas à faire les grandes dépenses qualifiées de gouvernementales, telles que ports, chemins de fer, routes, canaux, etc.
Avec le statut personnel, la sécurité disparait, la police est souvent à plusieurs centaine de milles et arrive trop tard, les tyrannies locales des moindres employés de la colonie se donnent libre cours, le rentier préfère engager son capital ailleurs et les colonies restent entièrement à la charge de la métropole.
Mr. Gibsone s’étant enquis de la situation de l’île au point de vue municipale, apprit qu’elle faisait partie administrativement du comté du Saguenay, en formait presque le tiers et en conséquence pouvait avoir à payer les travaux d’utilité publique dans une proportion notable: chemins de fer, routes, édifices d’utilité publique, etc.
Nous pouvions nous attendre à être appelé à payer une part de la dépense faite pour ces travaux, au prorata de notre superficie comparée avec celle du comté.
Or, comme nous n’avions avec lui aucune relation (étant des insulaires), il n’y avait aucune raison de participer à ces frais.
Aussi, fut-il décidé, que nous ferions aussitôt que possible, une demande de législation spéciale pour être séparés de ce comté quant aux fins municipales et être mis sous l’appellation de territoire non organisé (unorganized territory).
Nous étions régis, comme la province de Québec, par le code civil de la province en ce qui concernait la législation civile, mais par le code criminel du Canada pour la législation criminelle.
Les limites de l’île par rapport au domaine maritime étaient celles indiquées sur le rivage par les apports laissés par une haute crue moyenne de la mer.