Nous pénétrâmes à l'intérieur de cette cabane. Le spectacle qui s'offrit à nouveau à nos yeux n'était pas de nature à calmer notre excitation. Tout dans cette pièce était dans un désordre indescriptible.
Dans la cheminée se trouvaient quelques charbons éteints et deux grandes chaudières suspendues à la crémaillère, dont l'une était remplie de jambes et l'autre de bras humains, de sorte que les pieds et les mains étaient à la surface de l'eau.
Il y en avait plusieurs qui étaient à demi rongés. Les mains surtout étaient tournées la paume en dehors et semblaient demander miséricorde. Nous ne pûmes nous empêcher de verser d'abondantes larmes à la vue de ce lugubre spectacle.
Nous entrâmes ensuite dans une seconde pièce où il y avait des habits suspendus aux cloisons, et là se trouvaient trois grands coffres et un quart dans lequel il y avait encore un peu de sel.
Comme l'un des coffres était à demi fermé, j'en soulevai le couvercle. Quelle horreur encore! Il était rempli de chair humaine, et chaque morceau était de sept à huit pouces carrés, et salé avec autant de précaution qu'un quart de lard.
Les deux autres coffres étaient aussi remplis de chair humaine salée. Toutes ces choses nous démontrèrent que tous ces malheureux naufragés n'avaient pas terminé leur vie de la même manière et que les auteurs d'une telle boucherie ne pouvaient pas être éloignés puisque la chaloupe était en lieu sûr, et que les traces de ce massacre ne paraissaient pas remonter à plus de cinq à six jours.
En ouvrant la porte de la troisième pièce, qui était une chambre à coucher, nous aperçûmes un homme tout habillé, couché dans un hamac et qui semblait dormir.
À ses côtés se trouvait un grand couteau dont le manche était enveloppé d'un mouchoir de soie. Il nous fut difficile d'en déterminer la couleur primitive, car il était tout couvert de sang. On y distinguait cependant l'empreinte des doigts de la main.
Sur le plancher gisait une jambe dont la chair était toute rongée jusqu'aux os, et tout près un vaisseau en fer-blanc rempli de bouillon. Après nous être assurés que cet homme était seul dans cette chambre, nous voulûmes connaître s'il était vivant ou mort. Je m'approchai le premier, avec précaution, auprès du hamac et je saisis le couteau.
Je l'appelai plusieurs fois, mais aucune réponse. M. Jacques Bourgeois vint lui toucher la main; elle était froide. Il lui mit la main aussi sur le cœur et l'oreille près de la bouche; il ne donna aucun signe de vie et semblait être mort depuis quarante-huit heures.
Comme il se faisait nuit, nous décidâmes de retourner à notre bord, en remettant au lendemain matin la continuation de nos recherches. La nuit passa bien triste, personne ne put clore l'œil; nous avions l'esprit hanté du lugubre spectacle de ces cadavres mutilés, et nous semblions apercevoir leurs ombres se promener sur le lieu même du sinistre.
Un de mes hommes fut de quart toute la nuit dans la crainte que quelqu'un n'eût appelé au secours; mais la nuit se passa dans un profond silence.
Le lendemain, une heure après le lever du soleil, nous étions sur le lieu de nos perquisitions. Notre premier soin fut de visiter l'homme au hamac. C'était un mulâtre, de couleur assez noire, ayant plus de six pieds, aux épaules colossales.
Il paraissait avoir joui d'une force herculéenne. Après l'avoir examiné avec soin, nous fûmes tous convaincus qu'il était mort subitement d'une indigestion. Il ne portait sur le corps aucune trace de violence, si ce n'est une coupure légère sur le dessus de la main gauche. Il est probable que lorsque le massacre eut lieu, il avait laissé faire et ménagé ses forces pour tout exterminer. Telle fut au moins notre opinion.
Pourquoi n'avait-il pas épargné au moins un seul de ces pauvres malheureux pour lui tenir compagnie? Mystère!
Nous ne pouvions abandonner tous ces êtres humains sans leur donner une sépulture quelconque. Mais, comment creuser une fosse à cette saison de l'année? La terre était encore gelée, et nous n'avions en notre possession ni pelle, ni pioche, ni pic.
Dans notre embarras, je trouvai une vieille herminette et avec le secours d'une vieille hache, nous pûmes creuser, non Sans difficulté, une fosse assez profonde et assez large pour y mettre tous ces débris humains.
Tandis que nous étions occupés à creuser notre fosse, j'envoyai deux de mes hommes visiter un petit hangar qui se trouvait à quelques pas de nous et dont l'entrée était fermée d'un morceau de vieille toile. Nous l'avions oublié. Tout à coup, un cri formidable s'échappe de leur poitrine. Grand Dieu! Grand Dieu! Venez donc voir ce qu'il y a encore ici d'horrible.
À peine avaient-ils poussé avec force cette exclamation qu'ils avaient reculé d'horreur en perdant leurs chapeaux. Qu'y avait-il donc encore ! Venez voir vous-même, me répondirent-ils!
Nous nous rendîmes tous ensemble et le spectacle qui s'offrit à nos yeux était de nature à faire reculer les plus hardis. Huit cadavres éventrés gisaient sur le pavé de ce hangar. Eparses çà et là, les têtes de toutes ces victimes au nombre de vingt-trois.
C'était horrible à voir, les unes avaient le front broyé, les autres le crâne ouvert, d'où s'échappait la cervelle, celles-ci le nez coupé, celles-là les yeux sortis de leur orbite. Les cheveux étaient remplis de sang, et toutes ces têtes, à l'exception de quelques-unes étaient fracassées et semblaient avoir subi une mort des plus violentes.
Après le premier moment de frayeur passé, je dis à mes hommes: «Il ne faut pas perdre inutilement notre temps, travaillons à leur donner au plus tôt une sépulture, pour nous éloigner au plus vite de ce lieu de malheur.»
La fosse creusée, nous nous mîmes à transporter tous ces débris humains. On descendit d'abord dans la fosse les trois coffres, et ensuite le mulâtre que nous trainâmes comme un loup marin, car il nous paraissait évident que c'était lui qui avait accompli la plus grande partie de cette horrible boucherie.
Nous avons cru qu'il ne méritait pas les honneurs d'être porté. Nous coupâmes de grandes branches de sapin et d'épinette sur lesquelles nous déposâmes les débris des autres cadavres, et à l'aide de crochets de branches d'aulne que nous avions été couper à cet effet, nous pûmes transporter tous ces restes humains dans la fosse commune.
Une vieille cuve trouvée sur le lieu du sinistre, nous servit à transporter les têtes, les jambes et les intestins de ces vingt-trois malheureuses victimes. Ce triste devoir terminé et la fosse comblée, nous retournâmes à la cabane pour y visiter les effets que nous avions aperçus.
Il n'était que juste de s'approprier les habits et autres objets qui se trouvaient dans cet obscur réduit plutôt que de les laisser à la merci des premiers venus.
Les habits suspendus aux cloisons étaient remplis de vermine morte, et dans la crainte qu'il y en eût encore de vivante, nous ne voulûmes pas les transporter avec nous.
Vers les sept heures du soir, le vent tourna au nord, je mis à la voile et le surlendemain matin nous arrivions aux iles de la Madeleine. Aussitôt après mon arrivée, je remis le journal de bord à M. Colbeck, agent de l'amiral Coffin, seigneur des îles de la Madeleine. Je lui donnai en même temps tous les autres papiers que nous avions trouvés.
Quelques jours plus tard, après qu'il eut lu le journal de bord, M. Colbeck me dit que c'était un navire qui avait fait naufrage au cap Noir (cap est) d'Anticosti l'automne précédent.
Avant de faire côte, le GRANICUS avait talonné sur les galets qui se trouvent au large du havre, et que dans le même temps, un matelot se trouvant sur la vergue d'artimon, et n'ayant pas exécuté assez promptement une manœuvre commandée par le capitaine, celui-ci lui brûla la cervelle d'un coup de pistolet.
Le journal finissait le 28 avril 1829, et il était dit que l'équipage avait, beaucoup souffert durant l'hiver, et que le capitaine paraissait prévoir, sur les derniers jours, ce qui était arrivé.
En 1880, deux autres naufrages eurent lieu, soit les bateaux BRISTOLlAN et le PAMLICO. Les naufragés furent alors sauvés par quelques pêcheurs qui se trouvaient dans la baie aux Fraises.
Le dévouement et la charité de ces pêcheurs généreux sauvèrent ces deux équipages d'une mort certaine.
Tous les naufrages qui eurent lieu sur les côtes d'Anticosti ont leurs lugubres histoires; bien des marins ont été engloutis dans les flots tourmentés du golfe St-Laurent, aux abords dangereux de cette île, sans qu’on n’ait jamais connu les moments d'angoisse et les terribles souffrances qui ont précédé ou accompagné leur fin tragique.
Comme on le sait, nos gouvernements n'épargnaient rien pour rendre la navigation sûre et prévenir autant que possible les naufrages. On reste cependant stupéfait en constatant que 143 naufrages connus, sans compter ceux que nous ne connaîtront probablement jamais, aient eu lieu sur l'île seule d'Anticosti. Comment expliquer cela ?
Voici: il parait que des armateurs peu scrupuleux, après avoir pris de fortes assurances sur de mauvais navires, et profitant de la mauvaise réputation de l'Ile et de son isolement, y faisaient échouer volontairement leurs vaisseaux pour toucher ensuite leurs assurances.