Naufrage de la RENOMMÉE
De nombreux naufrages eurent lieu dont un en 1736. Il s'agit d'un vaisseau de 300 tonneaux, armé de 14 canons et commandé par M. de Freneuse. C'est peut-être une des plus navrantes légendes de l’île.
Ce vaisseau partit de Québec le 3 novembre 1736 avec 54 hommes à son bord. Le bateau louvoyait au large d'Anticosti; lorsque le temps fraîchit et se met à souffler la tempête.
La lame se creuse, devient fatiguante et en voulant virer à terre, le navire touche, talonne et embarque aussitôt d'énormes paquets de mer.
Il n'en fallait pas plus pour faire perdre la tête à une partie de l'équipage. Seul, le maître canonnier eut en ce moment le sang-froid de sauter dans la soute aux provisions, d'y prendre ce qu'il put de biscuits, de monter quelques fusils, un baril de poudre et une trentaine de gargousses, et d'entasser le tout dans le petit canot.
Une vague vint sur ces entrefaits ajouter encore aux plaintes et à la confusion en emportant le gouvernail de la "RENOMMEE" et le mât d’artimon rompu à coups de hache, étant tombé sur la hanche à bâbord, fit prêter la bande au malheureux navire.
Impassible au milieu de ce chaos, le commandant donne l'ordre de hisser la chaloupe sur ses porte-manteaux. Vingt personnes embarquent; mais au moment où la dernière personne prend place un des palans manque; et la moitié de cette grappe humaine est précipitée dans l'abîme pendant que ceux qui restent se cramponnent au plats-bord de l'embarcation, suspendue en l'air.
D'une voix forte, M. de Freneuse donne l'ordre de filer le palan d'arrière. Mais, au moment où la chaloupe reprend son équilibre et touche au flot, une vague brise le gouvernail de l'embarcation et celle-ci mal assise, est rasée coup sur coup par deux lames. On parvient pourtant à pousser au large.
Un des sous-officiers gouverne le mieux possible avec un mauvais aviron, et matelots et passagers trempés par la pluie qui tombait par torrents et masquait l'atterrage, la figure fouettée par les embruns de la mer, rament au plus près.
Pendant ce temps, un ressac terrible bat à la côte. On l'entend clairement à bord. Le bruit va grandissant.
Un nouvel acte de sang-froid venait de prolonger les jours de ces malheureux.Voyant la chaloupe grimper sur le dos de la dernière vague, et prévoyant qu'elle la reporterait au large, un matelot avait passé un grelin dans un organeau, l'avait enroulé autour de son poignet, et s'était laissé porter à terre avec lui.
Tout-à-coup la chaloupe entre dans le tourbillon mugissant. Une lame énorme l'empoigne, la soulève, la chavire, et roule chacun pèle-mêle et meurtris sur le sable et sur les galets de la grève.
La mer venait de lâcher sa proie, mais la position des naufragés n'en était guère devenue meilleure. Le hasard les avait jetés sur un ilot que la marée haute recouvrait, et en gagnant la terre ferme, ils faillirent périr une troisième fois. Il fallait traverser à gué la rivière du Pavillon.
Quelques heures après, le petit canot monté par six personnes vint les rejoindre. Elles rapportaient que dix-sept matelots n'avaient pas voulu abandonner le commandant.
Ce dernier ne pouvait se décider à quitter son navire; et on peut se faire une triste idée de cette première nuit passée, par les uns sans abri et sans feu sur cette
terre déserte de l'Anticosti, par les autres sur un navire battu en brèche par la mer, et
certains d'être engouffrés par elle d'une minute à l'autre.
À minuit, la tempête était dans toute sa violence. Chacun avait perdu l'espoir de se sauver, lorsqu'au petit jour, on s'aperçut que le navire tenait bon.
La violence du flot était tombée. Il n'y avait plus une minute à perdre pour le sauvetage, et chacun se mit à l'œuvre. On embarque des provisions avariées, les outils du charpentier, du goudron, une hache, quelques voiles.
Puis, il fallut regagner la terre; et le capitaine de Freneuse quitta le dernier l'épave de la "RENOMMEE." Cette seconde nuit passée sur l'île fut encore plus triste que
la première, Il tomba deux pieds de neige.
Sans les voiles, tout le monde serait mort de froid. Ces rudes débuts ne découragèrent personne; de suite on se mit au travail. Le mât d'artimon de la "RENOMMEE " était venu du plain; on tailla dedans une quille nouvelle pour la chaloupe.
Pendant que les uns coupaient du bois, les autres faisaient fondre la neige.
Bref, on se créa le plus d'occupations possibles pour tâcher d'oublier;
mais, hélas, à ces heures de travail succédèrent bientôt les heures d'épuisement.
Les malheureux naufragés avaient, au moins, une perspective de six
mois sur l'île d'Anticosti, puisqu'il leur fallait y attendre l'ouverture
de la navigation.
Or, en ces temps-là, les navires qui passaient de Québec en France n'emportaient que pour deux mois de vivres. Au moment où elle avait touché, la "RENOMMEE" avait onze jours de mer; une partie des provisions étaient avariées par le naufrage; et en s'astreignant à la plus stricte économie, c'est-à-dire en ne distribuant à chacun qu'une maigre ration par vingt-quatre heures, chaque homme pouvait prolonger sa vie de quarante jours.
La glace rendait le navire inaccessible; six pieds de neige couvraient le sol, et pour comble de malheur, les fièvres venaient de faire leur apparition et exerçaient de faciles ravages sur ces natures émaciées.
Il fallut prendre une décision suprême. Un poste français passait alors l'hiver à Mingan, où il s'occupait à faire la chasse au loup-marin. Pour se rendre là, il fallait d'abord faire quarante lieues de grève avant d'atteindre la pointe nord-ouest de l'île, puis comme le dit le Père Crespel, "descendre un peu et traverser douze lieues de haute mer." On agita l'idée de se diviser en deux groupes.
L'un devait rester à la rivière au Pavillon; l'autre irait à Mingan chercher du secours. La grande difficulté consistait à désigner ceux qui seraient du premier groupe, et ceux qui feraient partie du second. C'était à qui ne resterait pas en arrière. Vingt-quatre hommes se désignèrent pour hiverner coûte que coûte à la rivière au Pavillon.
Le lendemain matin, après avoir laissé des provisions à ces braves gens, le capitaine de Freneuse, le Père Crespel, M. de Senneville, suivis de 38 personnes, prirent le chemin de l'inconnu. Hélas! bien peu devaient se revoir. En partant, M. de Freneuse subdivisa ses gens en deux sections.
Treize d'entre eux manœuvraient le petit canot; vingt-sept s'embarquèrent dans la chaloupe. Jusqu'au 2 décembre, cette navigation de conserve fut affreuse. À peine gagnait-on chaque jour deux ou trois lieues qu'il fallait faire à la rame, et par un froid intense. Le soir, on dormait sur la neige; et pour toute nourriture ces pauvres abandonnés n'avaient qu'un peu de morue sèche et quelques gouttes de colle de farine détrempée dans de l'eau de neige.
Le 2 décembre, le temps se mit au beau. Une petite brise soufflait sans âpreté, et la joie renaissait sur ces figures hâves et décharnées, lorsqu'en voulant doubler la pointe sud-ouest, la chaloupe qui allait à la voile, fit la rencontre d'une houle affreuse. En manœuvrant pour lui échapper, elle perdit le canot de vue. Plus tard, on sut ce qu'était devenu ce dernier; il s'était laissé affaler.
Mais comme pour le quart d'heure, il fallait faire terre au plus vite, on finit par y parvenir à deux lieues de là au milieu de mille précautions. Un grand feu fut allumé sur la côte, pour indiquer aux retardataires où se trouvaient les gens de M. de Freneuse.
Puis après avoir mangé un peu de colle, ils s'endormirent dans l'eau et dans la neige fondante, pour n’être réveillés que par une tempête terrible. Dès ses premières bourrasques, elle jeta la chaloupe à la côte. Il fallut alors s'occuper de la réparer de suite; mais ce contretemps eut son bon côté.
Deux renards qui étaient venus rôder dans les environs furent pris au piège, et cette viande fraîche devint par la suite d'un grand secours.
Dès le 7 décembre, ils purent reprendre la mer, mais le cœur navré. Malgré de nombreuses reconnaissances, ils n'avaient pu découvrir aucune trace du canot. À peine la chaloupe eut-elle fait trois heures de marche qu'une nouvelle tempête l'assaillissait au large.
Pas un havre, pas une crique qui s'offrait pour donner refuge à ces malheureux; et cettenuit-là fut peut-être une des plus terribles qu'ils eurent à endurer. Ils la passèrent à errer au milieu des vagues et des glaces, dans une baie où le grappin ne mordait pas.
On ne réussit à débarquer qu'au petit jour, au milieu d'un froid brûlant, qui ne tarda pas à faire prendre la baie et avec elle la chaloupe. Dès lors, celle-ci devenait inutile.
Il fallut donc se décider à ne pas pousser plus loin. Les provisions furent débarquées; et de suite on se mit à l'œuvre pour construire des cabanes en branches de sapin, ainsi qu'un petit dépôt où les vivres furent disposées de manière, à ce que personne ne pût y toucher sans être aussitôt vu par les autres.
Puis, on adopta un règlement pour la distribution. Chacun avait droit à quatre onces de colle par jour; et on fit en sorte que deux livres de farine et deux livres de viande de renard pussent servir au repas quotidien de dix-sept hommes.
Une fois la semaine, une cuillerée à souche de pois venait rompre la monotonie de cette cuisine; et en vérité dit le père Crespel, c'était le meilleur de nos dîners.
Les exercices du corps devinrent obligatoires. Trois d'entre-eux allaient couper des fagots et faire du bois; d'autres transportaient l'approvisionnement aux cabanes; les troisièmes traçaient ou entretenaient la route qui menait à la forêt.