L'ILE D'ANTICOSTI par Damase Potvin
Visite d'Anticosti en 1929
(anecdote de chasse et pêche)
En terminant cette esquisse de l'Ile d'Anticosti que nous avons voulue aussi complète que possible, mais sans trop de développements, nous avons voulu, comme au début, rappeler un souvenir personnel qui date de la visite que nous fîmes sur l'île, en 1929, lors de notre séjour au Château Menier.
Nous sommes au 24 juillet, un dimanche. Pourquoi, ce jour-là, M. François Faure, gérant de l'Anticosti Corporation, dont nous étions les hôtes, et l'hon. M. Honoré Mercier, alors ministre des Terres et Forêts, que nous accompagnions dans ce voyage, tenaient-ils tant à nous envoyer, mes compagnons et moi, pêcher le saumon à la Rivière-à-la-Martre, et à rester eux-mêmes à la Baie Ellis?
Voilà un point d'interrogation qui s'est dressé longtemps devant nos yeux. On sait que l'ancien Ministre des Terres et Forêts était un Nemrod qui ne pouvait résister longtemps au désir de faire parler la poudre, surtout sur un territoire relativement restreint où on lui a dit que 300,000 chevreuils vaguent en liberté.
Voilà franchement une tentation à laquelle on pardonnerait difficilement à un chasseur de résister, surtout quand l'autorité constituée dans la circonstance - un compagnon comme M. François Faure, - lui fournit non seulement le droit de chasse, mais les armes et le matériel nécessaires et même… le costume "ad hoc".
Aussi, un peu plus tard, nous nous sommes imaginés sans trop d'efforts de nos méninges intellectuelles, la scène qui a dû se passer après notre départ pour la Rivière-à-la-Martre sur la " Joliet", parmi ceux qui étaient restés au Château Menier.
Le matin, après la messe dévotement entendue dans la chapelle du village, l'hon. M. Mercier et M. François Faure, vêtus de leurs plus beaux costumes de chasse, armés des plus fines carabines modernes, sont allés à la lisière du bois, ou le long du chemin de la Baie Gamache à la Baie Sainte-Claire., et là sans trop de frais, on l'imagine, ont abattu deux des trois cent mille chevreuils qui peuplaient alors l'île.
Qui leur en fera un crime? Ils avaient tous les droits de leur côté… Mais, pour des raisons à eux seuls connues, ils désiraient la discrétion.
Aussi, en arrivant au Château, ont-ils bien défendu à ceux qui étaient restés là de ne souffler mot de leur exploit cynégétique:
Bref, il n'y aura probablement que les chevreuils des environs du Château Ménier qui, le soir, tristement assemblés dans le hallier natal, auront appris quelque chose de précis sur cette histoire de chasse où deux de leurs malheureux compagnons perdirent la vie ...
Si l'Ile d'Anticosti n'a pas toujours compté une population très dense, elle a toujours été habitée, du moins, en certaines parties, ou par quelques originaux type Gamache, ou certains ermites qu'attiraient les sauvages solitudes de l'île, ou encore des aventuriers qui avaient des raisons de fuir les régions trop habitées.
Il y a eu aussi le séjour parfois prolongé des malheureux naufragés qui avaient échappé aux gouffres du large pour tomber dans les pièges aussi traîtres des forêts anticostiennes.
On n'a malheureusement pas dressé la statistique de ces habitants occasionnels de l'Ile d'Anticosti, comme on a réussi à établir celle des navires qui se sont perdus sur les récifs et les longues battures de l'Anticosti.
Ici et là seulement, un document nous révèle l'existence d'un de ces solitaires habitants de l'île. Louis-Olivier Gamache est l'un des plus connus.
Anticosti, l'histoire d'une québécoise, mariée à Gitony
Dans ses "Récits de Voyage", M. J.-U. Gregory, ancien chef du Bureau du Ministère de la Marine à Québec, qui a beaucoup voyagé dans le Golfe Saint-Laurent, nous révèle les aventures d'une Québécoise qui a habité l'Ile d'Anticosti vers 1860 et qui y a eu de piquantes aventures.
M. Grégory, en croisière dans le Golfe en 1872, étant débarqué à l'entrée de la petite rivière Trinité, aperçut à la lisière du bois, une petite cabane de pêcheurs où il se rendit et où il reçut l'hospitalité d'un couple relativement jeune qui le salua en arrivant dans la belle langue française.
L'homme s'appelait Gitony. M. Grégory passa la soirée avec ces deux solitaires, et la femme, pressée de questions, raconta son histoire.
Elle était née à Québec, d'une famille respectable et à l'aise. Elle avait reçu une excellente éducation dans un couvent et se préparait à embrasser la vie monastique quand la maladie l'empêcha de réaliser son projet.
Sur les conseils de son médecin, elle dut s'en aller séjourner sur l'eau. Un de ses oncles, propriétaire d'une goélette, l'amena avec lui en destination du Détroit de Belle-Ile.
À la Pointe-aux-Esquimaux, la goélette fit naufrage et la jeune fille dut passer l'hiver en cet endroit. Elle y fut bien traitée par les habitants. Elle fit, pendant cet hiver, la connaissance d'un jeune Français, tonnelier de son état, et qui venait de Saint-Malo, en France.
Au printemps, elle l'épousa et renonça pour toujours de retourner à Québec. Mais la profession de tonnelier à la Pointe-aux-Esquimaux n’apportait pas la fortune au jeune couple.
Alors commença pour notre jeune Québécoise une existence qu'elle n'aurait jamais osé imaginer.
Peu de temps après son mariage, Gitony construisit une barque et fit voile avec sa jeune épouse pour l'Ile d'Anticosti où il voulait se livrer à la chasse et à la pêche. Il se construisit une cabane dans un endroit isolé de l'île, puis il partit pour ses chasses et ses pêches, parfois pour de longues semaines, laissant sa jeune femme seule au logis.
Elle n'avait pour compagnon qu'un gros chien de Terreneuve. Son plus proche voisin demeurait à vingt-cinq milles de là. Elle se mit également à faire la chasse et devint bientôt une chasseresse émérite.
Durant une seule saison elle abattit cinq ours et un grand nombre d'oies sauvages et de canards.
Mais, dans cette solitude et cette sauvagerie, quelle vie pour une jeune femme! ... Un hiver, par un froid à pierre fendre, alors qu'elle se trouvait, comme de coutume, seule avec son chien, sa cabane fut rasée en un instant par le feu.
Elle réussit cependant à sauver son fusil, quelques munitions et un peu de provisions de bouche.
Alors, elle se confectionna un habillement d'homme avec de vieilles voiles de bateau qu'elle doubla avec ses propres vêtements et passa ainsi six semaines dans une méchante hutte qu'elle se construisit elle-même avec des troncs d'arbres et de l'écorce.
À son retour, Gitony construisit une autre cabane. L'été suivant, alors que son mari était encore absent, elle vit en face de l'île une barque de pêche américaine. Elle s'aperçut que l'équipage de cette goélette se préparait à descendre à terre pour visiter, sans doute, sa cabane que l'on apercevait de la mer.
Alors, la jeune femme, craignant pour son honneur et sa sécurité, se coupa les cheveux s'affubla de quelques vieux habits de son mari, se noircit la figure de façon à lui donner l'apparence d'une barbe naissante, et attendit les redoutés visiteurs.
Ceux-ci, en effet, se présentèrent. Ils avaient apporté avec eux une cruche de whisky, des cartes et, des provisions. .. Elle leur fit comprendre par signes qu'ils étaient les bienvenus.
Et toute cette après-midi, la nuit, et jusqu'au lendemain soir, elle fut obligée de boire et de jouer aux cartes avec ces grossiers compagnons. Ceux-ci n'eurent pas le moindre soupçon de l'identité de leur hôtesse. Tous se séparèrent les meilleurs amis du monde.
Madame Gitony passa ainsi plusieurs années sur l'île d'Anticosti où il lui arriva nombre d'autres aventures. Gitony, un jour, décida de s'en aller de nouveau sur la Côte Nord.
Sa femme lui avait demandé souvent de retourner à Québec mais il ne voulut jamais se rendre à cette demande. Une fois, elle s'enfuit pendant qu'il était absent.
Elle avait projeté de prendre passage à bord d'une goélette qui était ancrée au large. Mais Gitony s'aperçut de la fuite de sa femme. Il suivit ses pistes sur le sable; et il revint avec elle au logis.
C'est peu après que le couple reçut la visite de M. Grégory qui conseilla fortement au mari de venir à Québec où il lui procurerait du travail. Gitony suivit enfin ce conseil et tous deux partirent pour Québec.
Le mari eut du travail mais après quelques jours, la jeune femme tomba malade et, peu après, M. Grégory apprit qu'elle était retournée à la Côte Nord avec son mari. Un an plus tard, M. Grégory reçut la visite dans son bureau de la Marine d'une femme qui n'était autre que Mme Gitony.
Elle était veuve. Elle raconta que peu après leur retour sur la côte, alors que tous deux s'en allaient à la chasse au plus profond des bois, Gitony fut frappé soudainement de paralysie, et, en quelques heures mourut dans ses bras.
Elle enveloppa son cadavre qu'elle ficela sur un traîneau et arriva, au bout de quelques jours, dans un petit village de pêcheurs où elle enterra son compagnon.
Puis elle prit passage sur une goélette et revint, encore une fois, à Québec avec l'intention de ne jamais retourner sur la côte ou dans l'Ile d’Anticosti.
Mais elle était, sans doute, tellement éprise de la vie des sauvages des bois, qu'elle ne pouvait plus vivre dans les centres civilisés.
M. Grégory apprit, quelques années après qu'elle fut de nouveau retournée sur la côte, qu'elle avait épousé un autre pêcheur. Il n'eut jamais plus ensuite d'autres nouvelles de son étrange Québécoise.
À combien d'autres aventures l'Ile d'Anticosti n'a-t-elle pas servi de théâtre, et qui sont à jamais enfouies au tréfond des oubliettes du passé et des brumes du Golfe?