L'ILE D'ANTICOSTI par Damase Potvin
Mystère, légendes et folklore
Chose assez curieuse, légendes et folklore sont inconnus dans l'Ile d'Anticosti qui ne se distingue, semble-t-il, en dehors de son histoire proprement dite, que par les drames maritimes dont elle fut le théâtre.
C'est que la population de l'île est trop jeune; elle manque de traditions. Ici, on ne peut plonger dans les profondeurs de la nuit des temps à la recherche du mystère et des ombres.
Au temps même de la découverte de l'Ile d'Anticosti par les blancs, on n'y voyait pas même de sauvages. Champlain nous dit dans un de ses voyages parlant de l'Ile d'Anticosti:
"Cette isle n'est point habitée par les sauvages… les sauvages de Gaspé y vont quelquefois, allant à la guerre contre ceux qui se tiennent au nord".
Au temps de l'établissement de Joliet, on ne comptait sur l'île que Louis Joliet lui-même, sa famille et ses gens; et leur séjour fut plutôt de courte durée.
L'Ile d'Anticosti fut donc, à peu près toujours déserte, du moins jusqu'aux tentatives de colonisation faites par la Compagnie Forsyth et, plus tard, jusqu'à l'achat de l'île par M. Henri Menier.
L'ancienne Ile de l'Assomption ne peut donc receler aucun de ces mystères troublants comme on en frôle dans certaines autres parties de notre pays, en particulier dans cette contrée sans mesure, cette sauvagerie sans nom que dessine le bassin méridional de la Baie d'Hudson, de la ligne du partage des eaux, à partir de la Montagne du Cheval, jusqu'à la vallée du lac Saint-Jean, d'un côté, et les bassins des lacs Winnipeg et Nipigon, de l'autre. Là, la forêt tissait le mystère en plein jour.
Là, des générations d'Indiens s'étaient multipliées qu'avaient violées des hordes de sangs mêlés, de blancs mêmes, coureurs d'aventures, chercheurs d'or, chasseurs de bêtes, tous gens de sac et de corde... tout un monde à demi animal, hostile à l'autre, le civilisé... un monde terrifiant où tout était couleur de fantôme.
Louis-Olivier Gamache
Rien de tout cela dans l'Ile d'Anticosti; aucune légende ténébreuse, pas de folklore. On n'y peut conter à bien dire que la légende de Louis-Olivier Gamache, et encore, ce croquemitaine, qui a passé quarante-cinq ans dans l'île, appartient plus à la petite histoire qu'à la légende, malgré que la tradition ait fait passer plusieurs de ses actions de la réalité au mythe.
Tout de même on ne peut tenter l'histoire de l'île d'Anticosti sans parler de cette espèce de sorcier que les récits populaires ont représenté "moitié ogre et moitié loup garou, jouissant de la protection spéciale d'un démon quelconque", a dit de lui l'abbé Ferland qui en a raconté, le premier, à la fois l'histoire et la légende.
Voici quelques traits de son histoire telle qu'esquissée par Mgr Charles Guay dans l'une de ses lettres adressées au juge Marc-Aurèle Plamondon:
« Louis-Olivier Gamache est né à l'Islet en 1784 et, encore jeune, il s'engagea à bord d'une frégate anglaise, et navigua pendant plusieurs années à travers toutes les parties du globe. À son retour, il vint visiter sa paroisse natale où ses proches parents étaient morts.
Se voyant sans amis, il essaya un petit commerce à Rimouski, mais fut malheureux. Son magasin devint la proie des flammes.
Il résolut alors d'aller s'établir sur l'Ile d'Anticosti vers 1810 pour y mener une vie plus conforme à ses goûts, préférant ta solitude, la chasse, la pêche et la mer avec toutes ses aventures à la vie paisible et monotone de nos campagnes.
Il alla se fixer au fond d'une profonde et vaste baie qui depuis a porté le nom de "Baie Gamache" et qui, jadis; était nommée "Havre aux Navires", au même lieu où Louis Joliet avait établi son fort. Le site en était admirablement choisi.
C'est sur les bords de cette baie que Gamache passa quarante-cinq années de sa vie. Il y avait construit une bonne maison de trente-cinq par vingt-cinq pieds, ainsi que des hangars pour les besoins de sa ferme et de ses pêcheries.
Le Château Menier s'élève sur les mêmes fondations où l'on voyait autrefois la maison de Gamache.
Ajoutons que Louis Gamache se maria en première noces à la Rivière-Ouelle, le 11 janvier 1808, à Françoise Basista. Dans son acte de mariage, il ne porte que le nom de Louis, fils mineur de Michel Gamache et de Marie-Reine Després dit Disséré.
De ce mariage, il eut neuf enfants, trois garçons et six filles dont l'une, en 1900, vivait encore et était âgée de 84 ans, mariée à Fabien Bernier et demeurant à l'Islet avec son mari qui avait alors 87 ans. Madame Bernier quitta la demeure de son père à l'Ile d'Anticosti à l'âge de 14 ans pour aller faire sa première communion à l'Ile Verte. Elle ne retourna jamais sur l'île.
La femme de Gamache, dans un voyage qu'elle fit à Québec, contracta la petite vérole avec sa fille Christiana, âgée de 10 ans, et toutes deux allèrent mourir vers 1830 à l'Ile Verte où elles furent inhumées.
Louis Gamache convola en secondes noces avec Catherine Lots, à Québec, vers 1837, et de cette union naquirent un garçon et deux filles. L'une d'elles, âgée de 60 ans en 1900 et mariée à Isaac Boily, demeurait au Sault Montmorency.
Elle avait quitté l'Ile d'Anticosti à l'âge de 11 ans. La deuxième femme de Gamache mourut sur l'île vers 1845 alors qu'elle était seule dans sa maison avec sa petite fille — Madame Boily plus tard, — et que son mari était parti à la chasse.
La femme mourut presque subitement et son cadavre fut gardé par sa fille, seule, pendant huit jours, quand arriva Gamache.
Celui-ci ensevelit le cadavre et alla creuser une fosse sur une petite élévation à l'est de la maison. Au printemps de 1846, la petite fille planta sur la tombe de sa mère deux petites épinettes qui existent encore.
Quant à Gamache, il mourut dans sa maison à l'âge de 70 ans, alors qu'il vivait seul avec un trappeur du nom de Goudreau qui le trouva mort dans son lit, le 11 septembre 1854.
Lucien Comettant et la tombe de Gamache
Ses cendres reposent à côté de celles de sa deuxième épouse. Au temps de l’établissement Menier, M. Commettant, gouverneur de l'Ile, fit niveler le terrain où se trouvent ces tombes, élever un enclos autour et placer dessus une pierre sépulcrale.
La légende de Gamache
Quant au côté légendaire de l'existence de Louis-Olivier Gamache, le récit qu'en fait l'abbé Ferland est à lire. Cet historien avait lui-même visité Gamache, dans sa maison de l'Ile d'Anticosti en septembre 1852, deux ans avant sa mort, alors que sur le "Doris" il parcourait, pour la première fois, les côtes désertes de l'île. Nous aimons à citer en particulier la première entrevue qu'il eut avec le solitaire qu'il rencontrait à peine débarqué dans l'île :
"À peine avons-nous mis pied à terre qu'un homme à cheveux blancs mais encore vert et vigoureux, s'avance vers nous et vient me saisir la main avec une énergique cordialité:
"C'est à vous, le premier, que je dois donner la main, monsieur le curé; soyez le bienvenu. Excusez, messieurs, mais je dois commencer par mon prêtre".
C'était Louis-Olivier Gamache, maître du lieu.
À son compte, notre homme avait alors soixante-huit ans; il était plein de feu et d'activité, parlait fort et ferme, et s'occupait de ses affaires avec tout l'entrain d'un jeune homme:
"Voyez-vous, messieurs, on est porté à vivre vieux ici", nous répondit-il, lorsque nous le complimentions de sa vigueur. "L'air de la mer entretient la santé. Regardez mon poulain, là-bas; il ne songe pas encore à mourir.
Ce n'est pourtant plus une jeunesse car il avait six ans quand il arriva ici, il y a bientôt vingt-neuf ans" ...
L'abbé Ferland fait ensuite la description de la maison du croque-mitaine de la Côte Nord et qui mérite d'être connue:
"La maison, consistant en un rez-de-chaussée surmonté d'un étage et d'une mansarde, était un véritable arsenal. Dans la chambre voisine de la porte d'entrée, je comptai douze fusils dont plusieurs étaient à deux coups.
Chargés et amorcés, ils étaient suspendus aux poutres et aux cloisons, au milieu d'épées, de piques, de sabres, de baïonnettes, de pistolets.
Chaque appartement, même dans les mansardes, renfermait au moins deux ou trois fusils.
De plus, toutes les précautions avaient été prises pour empêcher les étrangers d'entrer sans la permission du maître; toutes les portes et les fenêtres se fermaient de manière à pouvoir être solidement barricadées et à résister aux efforts d'un ennemi placé à l'extérieur.
Au moyen de ces arrangements, deux ou trois hommes, retirés dans la maison, auraient pu soutenir un siège régulier contre une douzaine d'assaillants. Près du perron, un canon était monté sur un affût de mauvaise mine; mais il n'était plus guère en état de faire du bruit."
"Tenus avec un soin et une propreté remarquables, les hangars", continue l'abbé Ferland, "contenaient de longues rangées de barils, de seaux, de barriques, d'épaves de tout genre:
"Mes étables ne contiennent plus d'animaux", nous dit Gamache en nous les indiquant de la main; "avant la mort de la bonne femme, j'avais ordinairement quatorze ou quinze vaches; par défaut de soins, tout a fondu depuis qu'elle n'y est plus pour veiller sur le train. Je vois bien que je serai forcé de me marier une troisième fois.
Je pense, Monsieur le curé, que si vous pouviez me trouver à Québec une femme qui voudrait devenir Madame Gamache, vous me rendriez un service et à elle aussi, peut-être".
Je n'osai promettre que je m'occuperais de l'affaire. Je n'en avais point le temps, et d'ailleurs je n'avais aucun espoir de trouver une personne qui voulut consentir à être maîtresse de ce manoir, à condition d'y passer presque toute l'année dans un complet isolement.
Les absences du bourgeois étaient fréquentes; durant l'été, il naviguait: en hiver, il courait les bois pour faire la chasse".
Quand il avait trouvé sa seconde femme morte dans sa maison, alors qu'il revenait d'un voyage de chasse de huit jours, Gamache s'était contenté de dire au trappeur qui l'accompagnait:
"Voilà comme on me trouvera quelque bon jour; chacun aura son tour. Eh, bien, puisqu'elle est morte, il faut l'enterrer" . . . Il avait cependant toujours témoigné à sa femme beaucoup de bonté et d'affection. On le trouva, en effet, comme il avait trouvé sa femme.
À propos du côté légendaire de la vie de Gamache, l’abbé Ferland dit encore:
"Pendant les quelques heures que nous passâmes en ce lieu, nos préjugés contre Gamache se dissipèrent. Dans sa personne, les dehors étaient rudes, mais le fond du cœur était bon.
Il était le premier à rire des moyens qu'il avait employés pour acquérir sa terrible renommée, et il se félicitait de la sécurité qu'elle lui procurait dans son poste périlleux.
Nous pûmes recueillir de sa bouche quelques détails sur sa vie et en particulier, sur les espiègleries qui avaient rendu son nom célèbre dans les quartiers d'alentour".
Il serait trop long de rappeler ces tours et ces "espiègleries", même de les résumer ...