L'ILE D'ANTICOSTI par Damase Potvin
Le cimetière du Golfe
À la fin de l'été de 1929, nous nous trouvions sur l'Ile d'Anticosti. Pendant que nos compagnons, une après-midi, étaient occupés à pêcher le saumon à l'entrée d'une rivière, nous avions préféré aller rêver sur le rivage.
Le soleil était haut et chaud; la mer murmurante. À demi-couché sur le sable doux et blanc, somnolent, nous écoutions avec mélancolie le bruit monotone des vagues qui racontent des choses si tristes et si drôles à la fois, — tristes surtout en cet endroit.
Écoutez les vagues de la mer qui déferlent sur une grève... On entend de véritables cris humains, des hurlements, des plaintes, des sanglots, des paroles vite dites, des disputes, des supplications, des prières lentement modulées, des appels, des interpellations, des commandements, des rires …
Cette fois-là, c'était triste à mourir car, dans la voix des vagues, il y avait, me semblait-il, toutes les prières, les plaintes, les sanglots, les hurlements, les supplications, les prières, les râles d'agonie des centaines et des centaines de malheureux naufragés qui ont péri sur les grèves anticostiennes, peut-être dans ce coin de la rive où nous reposions paisiblement dans l'odeur iodurée du goémon.
Car nous étions dans cette partie du Saint-Laurent que l'on a appelée le "Cimetière du Golfe" à cause des innombrables naufrages qui y ont eu lieu. En effet, on a dressé la statistique effrayante de 144 naufrages dans ces affreux parages.
De 1828 à 1899 seulement, cent-trente huit navires sont venus s'abîmer sur les pointes et les battures de l'île et sur les récifs qui l'entourent.
Et dans ce coin des grèves de l'Anticosti, cet après-midi du 28 juillet 1929, j'entends en particulier les cris affreux des trente-trois victimes des atroces scènes d'anthropophagie qui ont suivi le naufrage du "Granicus" en 1837, là-bas à l'extrémité de l'Ile, plus précisément à la Baie-des-Renards.
Puis, ce sont les plaintes résignées et les ardentes prières des pauvres naufragés de la "Renommée" qui a péri, tout près d'ici, à l'automne de 1736, et des vagues plus douces rappellent les paroles de consolation du bon Père Emmanuel Crespel qui soutint ses infortunés compagnons qui eurent à lutter pendant sept longs mois contre le froid et la faim...
Une succession de vagues plus rapides et plus fortes font maintenant entendre comme des hurlements.
Ils viennent du fond d'une nuit d'horreur, celle du 22 août 1711, et sont poussés par les 1100 malheureux de la flotte de l'amiral Sir Hovenden Walker, et par les matelots du capitaine Rainsford, commandant de l'une des frégates de l'amiral Phipps que la tempête a abîmée, là-bas, à l'ouest de l'île ... Enfin, ce sont les cris d'agonie de tous les autres que l'ouragan a jeté sur les brisants de l'Anticosti depuis qu' elle fut découverte.
Dépôts de naufragés
Un peu auparavant, nous avions aperçu, à la lisière du bois, une vieille cabane de planches vétustes, à demi-renversée.
Ne serait-elle pas un de ces anciens "dépôts de naufragés" qu'un gouvernement prévoyant avait érigé là, voilà longtemps, comme en différents endroits de la côte anticostienne, pour les malheureux naufragés?
Un "dépôt de naufragés" se composait d'ordinaire d'une seule pièce et d'un grenier. Une double rangée de couchettes superposées les unes aux autres faisait le tour de l'unique chambre.
Un grand poêle de fonte occupait le milieu du réduit. La provision règlementaire d'un "dépôt de naufragés" consistait en quinze barils de farine, sept de pois, du sucre, du café et sept barils de lard.
Plus tard, on ajouta deux caisses de viandes en conserve et douze couvertures de laine. C'était le Cocagne pour les malheureux jetés à la côte.
Mais tant pis pour ceux qui arrivaient les derniers. Les premiers étaient évidemment les mieux servis.
En 1877, Faucher de Saint-Maurice, dans son "De Bâbord à Tribord", parlant de l'Ile d'Anticosti, écrivait :
« L'Ile d'Anticosti réserve pour le jour du jugement dernier la terrible quote-part qu'elle doit au recensement des humains. Alors de ses rives désolées se lèveront officiers, soldats et matelots, portion considérable de l'immense foule des fils de ces pauvres gens qui sont morts en attendant tous les jours sur la grève ceux qui ne sont pas revenus».
Et nous ne rappelons que les naufrages connus qui ont eu lieu près de l'Ile d'Anticosti. Combien d'autres navires ont été engloutis corps et biens, par d'affreuses nuits de tempête, sans que jamais on ait pu avoir le moindre détail du drame ...
Au secours des naufragés (en 1938)
En ce temps-là, naturellement, l'on ne possédait pas les moyens rapides dont on dispose aujourd'hui pour aller au secours des naufragés; car de nos jours, grâce au travail incessant des autorités fédérales, depuis cent ans, le fleuve et le golfe Saint-Laurent sont, pour ainsi dire, balisés de phares, de lumières flottantes, de bouées, de sifflets et de cornes à brume, depuis le détroit de Belle-Ile jusqu'à la source du fleuve.
En ce qui regarde l'Anticosti, le pourtour offre maintenant certains lieux de mouillage pour les navires d'un tirant d'eau moyen. La Baie Gamache, aujourd'hui Baie Ellis, est l'un des meilleurs havres de l'Ile.
Les phares
L'Ile compte quatre grands phares qui ont été construits par le gouvernement canadien. Le premier a été édifié en 1831 à la pointe ouest et a une hauteur de quatre-vingt-quatorze pieds; le second qui est situé sur la pointe de l'est a été construit en 1835 et a une hauteur de 100 pieds: le troisième, à l'extrémité de la pointe ouest, date de 1858, et sa lumière est à 112 pieds de hauteur.
Enfin, le quatrième phare de l'île date de 1871 et est situé sur la pointe sud de l'Ile, sa lumière étant élevée à 75 pieds. Ces quatre phares, construits selon toutes les données de la science, projettent leur lumière sur la mer à une distance de quinze milles.
Leur construction a coûté au gouvernement canadien la somme de $125,955.07. Le phare de la pointe ouest, le plus beau, le plus moderne, a coûté à lui seul, $50,000.
Naufrage du Granicus, l'horreur
La vision d'horreur qui a suivi le naufrage du "Granicus", à Belle-Baie, aujourd'hui connue sous le nom de Baie-du-Renard, par-dessus toutes les autres, se précise comme avec une sinistre complaisance dans notre esprit.
Quand on sait que cent-quarante-quatre naufragés ont endeuillé les côtes de l'Anticosti, en moins de cent ans, il n'y aurait pas lieu, dira-t-on, de rappeler, comme un événement extraordinaire, ce simple naufrage du "Granicus".
Mais c'est la sanglante tragédie qui s'ensuivit et qui fut l'un des plus épouvantables cas d'anthropophagie jamais enregistrés dans l'histoire de l'Amérique, qu'il faut rappeler.
La découverte de cette sombre tragédie a été racontée en détail à Mgr Charles Guay, P.A., qui a beaucoup voyagé dans ces parages, par M. Placide Vigneau, ancien gardien du Phare de l'Ile-au-Perroquet, une des îles Mingan, et qui tenait ce récit du capitaine Basile Giasson, mort à la Pointe-aux-Esquimaux en 1873 à l'âge de 93 ans.
Alors que ce dernier faisait dans sa goélette la chasse aux loups marins, il dut mouiller, le 8 mai 1829, dans le havre de Belle-Baie. C'est là qu'il fit la découverte macabre de ce qui restait de l'équipage du "Granicus" naufragé cinq mois auparavant en cet endroit. Nous résumons l'horrible récit.
Une hutte était là, une de ces huttes dont nous venons de parler et qui avait été construite par le gouvernement pour servir de refuge aux naufragés.
Dans un bas côté de cette cabane, le capitaine Giasson et trois de ses hommes aperçurent six cadavres éventrés, les bras, les têtes, les jambes coupés et accrochés au plafond.
À l'intérieur de la cabane, sur des restes de charbons éteints, deux grandes chaudières étaient suspendues à la crémaillère; l'une était remplie de jambes, et l'autre de bras.
Dans une autre pièce, on découvrit deux grands coffres remplis de chair humaine en morceaux de sept à huit pouces et salés à la façon du lard dans les barriques.
Les traces de ce massacre ne paraissaient pas remonter à plus de cinq ou six jours. Enfin, dans une troisième pièce, on aperçut un homme tout habillé, couché dans un hamac. Il était mort. C'était un mulâtre de stature colossale, tout couvert de sang, et paraissant avoir succombé subitement à une indigestion.
À côté de lui gisait un bras à demi rongé et un couteau de cuisine. L'homme paraissait mort depuis quarante-huit heures. Enfin, un peu plus tard, dans un petit hangar, à quelques pas de la hutte, on découvrit encore huit cadavres également éventrés et, ça et là, vingt-trois têtes humaines horriblement massacrées.
Le capitaine Giasson et ses hommes creusèrent une fosse dans la terre gelée et enterrèrent ces tristes débris humains y compris les coffres et les marmites contenant leur lugubre contenu.
Voilà dans ses très grandes lignes l'histoire du "Massacre de l'Ile d'Anticosti". Il ne s'agit malheureusement pas d'une légende mais d'un fait authentique attesté et prouvé par les témoins de l'épouvantable découverte.
Le naufrage de la Renommée en 1736
Il serait difficile de parler, même succinctement, des naufrages de l'Ile d'Anticosti sans rappeler l'un des premiers dont fasse mention l'histoire, et qui fut l'un des plus tragiques de tous ceux qui ont eu pour théâtre ce colossal écueil du golfe Saint-Laurent.
Nous voulons parler de la "Renommée", au mois de novembre 1736.
Le 3 novembre 1736, le navire "La Renommée", appartenant à MM. Pacaud, armateurs de la Rochelle, commandé par le capitaine d'Amours de Freneuse, mettait à la voile du port de Québec pour retourner en France.
Ce bâtiment était neuf, fin voilier, commode, chargé de trois cents tonneaux et armé de quatorze pièces de canon. Il y avait cinquante-quatre hommes à bord, tant passagers que membres d'équipage. Le capitaine de Freneuse avait quarante-six ans d'expérience de la mer et était considéré comme très habile.
Le 14 novembre, pendant une tempête qui durait depuis sept jours, le navire s'échouait à un quart de lieue de la terre, sur la pointe d'une batture de roches plates, éloignée d'environ huit lieues de la pointe méridionale de l'Ile d' Anticosti.
Une partie de l'équipage et des passagers réussirent à atteindre l'Ile. Le naufrage du navire, le séjour des rescapés dans l'île, leur sauvetage quasi miraculeux sont racontés par le Père Emmanuel Crespel, Récollet, aumônier du vaisseau, dans un livre intitulé "Voiages" publié à Francfort en 1742 et dont une édition canadienne a été publiée par les soins de l'abbé L.-E. Bois en 1883. Ces quelques membres de l'équipage de la "Renommée" ne revinrent à Québec que le 13 juin 1737.
On peut imaginer les souffrances endurées par ces malheureux sur cette île déserte pendant les huit mois qu'ils y passèrent, dont, tout un long hiver, sans feu, sans vêtements, et presque sans vivres.
Dans son récit, le Père Crespel nous apprend que M. de Freneuse mourut le 16 février 1737, après qu'il lui eut donné l'Extrême Onction. Le commandant de la "Renommée", ajoute le Père Crespel, était un "Canadien et issu de la noble famille des d'Amours".
Les autres naufrages
Mais il serait trop long même d'énumérer les autres naufrages dont les victimes dorment dans les profondeurs du "Cimetière du Golfe" :
Celui du "brigantin" de John Rainsfort faisant partie de la flotte de l'amiral Phipps, en 1690, qui fit quarante-cinq victimes parmi les soixante-sept hommes qui le montaient.
Celui de "l'Active", frégate anglaise, conduisant en Angleterre Lord Dorchester, gouverneur du Canada, et sa famille, et qui alla s' échouer sur les récifs de la pointe sud de l'île dans une nuit de brume, le 15 juillet 1796.
Celui du navire anglais "Douth" qui, par un jour de tempête, s'échoua sur les rochers de l'embouchure de la rivière Jupiter;
Celui de la goélette "Lauzon", de la barque anglaise "Britolian", du brigantin canadien "Pemlico", du "Metrimack", du "Leader", du brick "Hibernian", de la barque "Flora"; de la goélette "Thoro", etc ., etc.