Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Soderborg, le 29 mars 1864
N.B. Ce dit article et le précédent ont été écrits à deux jours d’intervalle, mais publiés dans Le Siècle, dans la même édition du 6 avril 1864.
Le télégraphe vous a sans doute transmis avec son laconisme ordinaire la nouvelle de l’assaut tenté hier dans la nuit par les prussiens et repoussé par les Danois.
Je vais entrer avec vous dans tous les détails à ma connaissance sur cette importante affaire.
A deux heures après minuit quelques coups de canon se font entendre. Personne n’y prête grande attention, les prussiens ayant l’habitude depuis le commencement des hostilités d’envoyer pendant la nuit quelques grenades au Danois pour inquiéter les soldats qui réparent les dommages des fortifications causés par le bombardement de la journée.
Mais les coups de canon deviennent de plus en plus rapprochés, et l’on commence à se demander où en veulent arriver les prussiens.
A trois heures un quart, les intentions de l’ennemi ne permettent plus aucun doute. A ce moment, en effet, des batteries no 1 et no 2 qui sont en face de Broager, on peut voir des colonnes profondes s’avancer sur le canon, ou pour parler plus exactement, contre le canon, dans l’espace réservé entre chaque bastion. Bientôt l’air retenti des cris de hurrah poussés en masse par des colonnes.
Aussitôt les clairons sonnent sur toute la ligne de Duppel, les ordonnances partent au galop, le télégraphe transmet partout la nouvelle à l’état-major, et dans le camp, les soldats camps dans les bastions s’apprêtent à repousser énergiquement l’ennemi, bien qu’évidemment il soit très supérieur en nombre.
Cependant, je dormais paisiblement dans la caisse qui sous le nom de lit décore la chambre que j’occupe dans Holsteinich avec un officier suédois, le baron Vogensey (?) lorsque ce dernier m’éveille.
- N’entendez-vous pas? me dit-il.
- Oui, lui répondis-je, c’est le canon.
- C’est l’assaut.
- Vous croyez?
- J’en suis sûr. J’ai entendu et j’entends encore la fusillade... Allons voir.
- Allons voir.
Et cinq minutes après nous étions dans la rue, nous dirigeant vers un des ponts qui conduisent à Duppel.
Bientôt des détachements de soldats arrivent de toutes parts, un grand mouvement a lieu et il s’établit, comme un frémissement magnétique, non de crainte, mais d’enthousiasme et d’espoir, chez tous les spectateurs du grand drame qui va se dérouler devant eux.
Avec le jour, le combat devient plus vif et plus général. J’apprenais par un officier de mes amis, que l’attaque des premiers bastions a été repoussée, et que la parte de l’ennemi a dû être relativement considérable. Vers six heures, on tire un peu de toutes les batteries danoises, et nous voyons arriver des détachements de la garde royale qui vont s’établir sur le versant de la colline de Duppel, en qualité de réserve.
Au bruit imposant de la canonnade vient se joindre celui de la fusillade qui produit, à distance, l’effet d’un sac de noix qu’on secouerait violemment.
Une grenade passe par-dessus nos têtes avec un bruit d’ouragan.
L’officier suédois, habitué depuis vingt ans à cette musique, salue en souriant. Je fais comme lui. Au même moment arrivent plusieurs charrettes chargées de paille. On jette cette paille sur le pont réservé au passage de Duppel à Sonderborg.
- Pourquoi cette paille? Demandais-je à M. Vogensey.
- Voyez, me dit-il.
Et je vis arriver une quinzaine de chariots allant au petit pas remplis de blessés; je compris alors que la paille avait été jetée sur le pont pour adoucir la marche des véhicules.
Un sentiment de compassion plus que de curiosité m’attire vers ce triste convoi; les soldats blessés étaient couchés dans les chariots et recouverts d’une couverture grise; ils étaient tous extrêmement pâles, mais pas un ne se plaignait.
Vers cinq heures et demie, en effet, un monstre de fer est venu s’embosser vis-à-vis les batteries de Broager, et pendant que de l’une de ses tours, il se défendait contre les canons prussiens en jetant boulets et grenades, de l’autre, il envoyait dans les rangs de l’infanterie allemande des boîtes à mitraille d’où s’échappaient en sifflant, comme feraient des milliers de serpents en fureur, une pluie de balles grosses comme des pommes d’apis.
- En avant! criaient les officiers prussiens.
- Non, répondaient les soldats qui se couchaient à plat ventre, pour passer au-dessus d’eux cet ouragan de fer.
Ces paroles des officiers et des soldats ont été parfaitement entendues par le commandant du bastion no 2, qui me les a rapportées.
Il y eut un point où, entre sept et huit heures, on pouvait craindre que les Danois ne fléchissent écrasés par le nombre.
Le Rolf-Krake comprit ce danger, et en quelques tours d’hélice, il se mit à portée de seconder les efforts de l’infanterie danoise.
A neuf heures, c’est-à-dire après cinq heures et demie de lutte, les prussiens désespérant du succès reprenaient leurs positions, et une partie de l’infanterie danoise rentrait à Sonderborg.
Seuls les canons continuèrent à tonner pendant quelque temps encore.
Je voulus voir le champ de bataille.
- Venez avec moi, me dit un officier de dragons.
- Où cela, lui demandais-je?
- Dans le bastion no 2
- Mais on tire furieusement dans ce bastion des batteries de Broager?
- C’est vrai; mais n’êtes-vous pas français, et les français ne vont-ils pas partout?
En passant sur les hauteurs de Duppel, je vis la maison et le moulin où logeait et observait le chef des avant-postes perforés comme une écumoire par les projectiles de Broager.
Partout sur le chemin, mes regards se portèrent sur des groupes de soldats, des baraques d’embuscades, des charrettes de blessé, des ordonnances qui transmettent des ordres, etc. formant une série de tableaux caractéristiques d’une haute saveur pittoresque.
Mais, ce qui me frappe surtout, c’est le ton tranquille, simple, modeste même, des soldats danois qui reviennent du champ de bataille où ils ont triomphé d’un ennemi très supérieur en nombre, avec l’allure paterne d’un détachement de garde nationale venant de monter la garde.
Je les ai vus au feu, ces soldats dont un grand nombre sont mariés et pères de famille, dont beaucoup ont atteint l’âge où le corps et l’esprit demandent le repos, et je puis dire avec deux officiers anglais qui les ont suivis partout, le capitaine Sond et M. Auberon Herbert, qu’il n’est pas dans le monde de soldats plus fermes, plus dédaigneux de la mort que ces braves enfants du Danemark.
Tant de courage, sans forfanterie aucune allié à tant de simplicité, c’est rare; et, il est impossible de n’avoir pas pour ce petit peuple, que deux grandes nations envahissent sous un prétexte futile, presque ridicule, une vive et profonde sympathie mêlée d’admiration.
L’officier de dragons me conduit dans les tranchées au colonel du 22e et à son lieutenant qui demeurent tous deux dans un palais de six pieds de haut sur dix de largeur attrayante habitation qui vaut pour un cœur de soldat mille fois mieux que les plus splendides palais du monde.
A côté de cette demeure guerrière des deux officiers est une baraque identique qui sert de refuge au domestique de ces messiers.
- C’est dommage, me dit le colonel, que vous n’ayez pas été ici cette nuit; l’affaire a été chaude, très chaude même.
- Vous êtes bien aimable, me bornai-je à répondre au colonel, dont je ne partageais que médiocrement les regrets.
- On ne jette plus maintenant que quelques grenades, ajouta-t-il d’un air contrarié.
- Oh! C’est assez pour moi. Je ne suis pas exigeant.
Puis je quittai ces messieurs pour me diriger avec l’officier de dragons vers les batteries no 1 et no 2. La terre, gelée pendant la nuit, était à ce moment détrempée, et j’avais toutes les peines du monde à marcher sur ce terrain mou et glissant.
Le commandant de la batterie no 2 me reçut avec cette politesse exquise et cette grande bienveillance qu’on remarque chez tous les Danois. Nous eûmes sur l’effet des grenades dans les forts, une conversation de quelques moments, après quoi, prenant congé des défenseurs de cette batterie, sur laquelle s’acharnent particulièrement les prussiens depuis l’ouverture des hostilités, je retournai dans la tranchée.
Le colonel et le lieutenant m’invitèrent à déjeuner. On en refuse jamais à boire ni à manger à Sonderborg, et le repas que m’offraient ces messieurs sur le champ de bataille, au bruit du canon dont nous étions le point de mire, à côté de soldats couchés par la fatigue et de quelques autres endormis (illisible) par la mitraille, ce repas était trop savoureux pour moi pour que je l’acceptasse avec empressement.
Sur une planche qui servait de table fut dressé un déjeuner succulent.
Des bifsteaks aux oignons dans une boite de fer blanc aux celiens (?), ma foi! Des anchois, du beurre, de très bon fromage de Gruyère, du pain (illisible) et pour arroser le tout du vin de Bordeaux comme on n’en boit pas de meilleur à Copenhague.
Ah! Le bon déjeuner! Et que les gens blessés au physique et au moral devraient bien, profiter de la circonstance pour prier les officiers danois de leur permettre de s’asseoir à leur table dans les tranchées pendant la canonnade! Ils se sentiraient revivre, j’en suis sûr, et l’appétit ne leur manquerait pas.
Le repas terminé, je remerciai les officiers de leur très aimable hospitalité en leur faisant de sincères compliments sur leur bonne cuisine.
- Vous ne trouverez pas dans tout Sonderborg, leur dis-je, un déjeuner semblable à celui que vous m’avez offert.
Soit me dit le colonel, venez tous les jours déjeuner avec nous.
- Le chemin, pour arriver à la tranchée n’est pas précisément semé de roses, répondis-je mais on ne sait pas ce qui peut arriver, et je prends bonne note de votre invitation.
Je me congédiai de mes hôtes et je retournai à Sonderborg en longeant près du moulin qui tient à l’ex-demeure du chef des avant-postes. Là une grenade passa sur ma tête avec un bruit infernal et alla s’épanouir plus loin en remplissant l’air de furieuses trépidations.
Enfin j’arrivai sur un des ponts en bois qui lient l’île à Duppel, juste à temps pour voir défiler un convoi de prisonniers prussiens.
Ils étaient vingt-quatre avec un lieutenant à peine âgé de vingt-ans. Tous, ils avaient été faits prisonniers par un caporal et six hommes; voici dans quelles circonstances. Au moment où le Rolf-Krake envoyait entre les batteries et d’où étaient menacées les colonnes prussiennes, par une ronde de mitraille, il y eut parmi les troupes allemandes une véritable panique suivie d’un mouvement de retraite.
Les vingt-quatre soldats avec le lieutenant ayant continué leur marche en avant se trouvèrent isolés; un pli de terrain pouvait les protéger, ils s’y blottirent.
C’est en vain que le jeune lieutenant leur commande de retourner en arrière pour rejoindre leur régiment; aucun ne voulut braver le canon, et personne ne bouge. Par hasard, un caporal danois avec six hommes, ayant passé par là, les prussiens furent sommés de rendre leurs armes.
Ils se crurent entourés par l’ennemi et se rendirent. Lorsque le jeune lieutenant connut la vérité, il opposa une énergique mais inutile résistance, préférant la mort à ce que, dans l’exagération de sa susceptibilité de militaire, il considérait comme un déshonneur.
Les soldats demandèrent aux danois, s’ils voulaient les tuer. Ceux-ci leur dirent de ne pas craindre t leur passèrent leur gourde remplie de vin. Les prisonniers, à l’exception du lieutenant, sont des polonais, du duché de Posen. Ils avaient l’air enchanté de leur sort.
Quant au jeune officier allemand il marchait fièrement, les habits couverts de boue et de grosses larmes s’échappaient de ses yeux.
Ces prisonniers ont été provisoirement conduits dans une des salles de la mairie donnant sur la rue, et faisant face à la maison où j’habitais.
Des soldats danois sont montés sur les épaules de quelques camarades pour atteindre aux fenêtres des prisonniers et leur donner des cigares, et de l’eau-de-vie, des tartines de pain et de beurre et de la viande.
Des habitants de Sonderborg se mirent de la partie, et il y eût comme une pluie de bonnes choses lancées par la fenêtre à ces malheureux qui se trouvaient les plus heureux du monde de ne point se battre contre de si braves gens au profit des ennemis de la Pologne, dont ils se sentent toujours les enfants dépossédés. J’ai vu plusieurs de ces prisonniers danser de joie, agiter leur bonnet rond et envoyer de la main des baisers aux filles d’auberge qui leur lançaient des coups d’œil incendiaires.
Je vous raconte ce détail, mon cher directeur, pour vous donner une idée de la bonté des danois et de la manière véritablement paternelle dont ils traitent les ennemis tombés en leur pouvoir. Certainement, ils sont mieux logés et nourris, quoique gratuitement, que nous ne le sommes ici, les correspondants de journaux, en payant très cher toutes choses.
Quatre régiments prussiens seulement ont tenté d’enlever d’un coup de main les positions de Duppel. Pouvait-on espérer réussir avec si peu d’hommes? Et si ce n’est pas un assaut qu’on a voulu faire,
qu’est-ce donc qu’un semblable mouvement? C’est une simple reconnaissance, disent quelques personnes. - Non, répond la majorité, c’est un assaut véritable, mais un assaut mal dirigé et qui devait
nécessairement avorter.
Je me range de l’avis de la majorité, et cela par plusieurs raisons. Premièrement, on ne fait point de reconnaissance la nuit, par la raison majeure que l’0bscurité empêche de rien reconnaître du tout; secondement, les prussiens qui campent à huit ou neuf cents mètres des bastions danois voient aussi clairement ce qui s’y passe que s’ils y étaient; troisièmement, la tentative d’assaut a été renouvelée par trois fois sur différents points, et on ne fait pas de semblables efforts, en sacrifiant la vie d’un assez grand nombre d’hommes, uniquement pour constater les dommages produits sur les terrassements par les boulets et les grenades. Enfin, de grands feux on été allumés par les prussiens pour cacher, par la fumée, leurs mouvements et protéger leur retraite, en cas de besoin.
Quatre régiments, il est vrai, ont seuls formé les colonnes d’attaque, mais connaît-on le nombre de réserves? Il faut savoir qu’on ne lance jamais des troupes nombreuses la nuit sur des forteresses, de peur de la confusion qui s’établirait inévitablement entre les soldats incapables de se reconnaître autrement que par la parole.
Sans avoir, en aucune façon, la prétention de deviner la pensée du feld-maréchal Wrangel en cette occasion, il est permis de croire que son plan était celui de déloger pendant la nuit de cinq à six mille hommes entre les dix bastions qui forment la première ligne des fortifications de Duppel, et à la pointe du jour envoyer sur ces bastions dix ou quinze mille hommes pendant que les six mille soldats établis entre les redoutes prendraient les Danois par derrière.
Ce calcul ou tout autre a été déjoué par la solidité des troupes danoises. (plusieurs lignes illisibles).
Quelques personnes croient que l’assaut de la nuit dernière n’est que le prélude d’un assaut en masse qui doit avoir lieu cette nuit. Je ne conjecture rien, et j’attends, évidemment. Mais que le général en chef ne s’y trompe pas, essuyer une tentative comme celle qui vient d’avoir lieu, et la prise de Duppel est désormais impossible.