Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Soderborg, le 27 mars 1864
C’est au bruit du canon que j’ai de nouveau débarqué dans l’île d’Als, hier à six heures du soir, et c’est au bruit du canon que je vous écris cette lettre.
Les batteries prussiennes qui tirent de Broager ne permettant plus au bateau l’entrée du port de Sonderborg, c’est à huit kilomètres de cette ville, dans une rade superbe, près du village Hurop-Hay, que le steamer nous a déposés. J’ai pu trouver une place dans la malle-poste qui m’a conduit à Sonderborg, au milieu des détachements de troupes danoises dont une partie de la route était encombrée.
J’ai trouvé les soldats pleins d’entrain et de gaieté. Le canon les a mis en joie, et le soleil, qui a pu percer l’épaisse couche de neige dont l’île d’Als a été si longtemps couverte comme d’un plafond froid et malsain, a ranimé tous les cœurs en éclairant tous les visages.
L’approche du printemps se fait partout sentir; les oiseaux gazouillent, et la nature fait les premiers efforts pour sortir de son long engourdissement. Pourquoi faut-il qu’à ce sourire du ciel et de la terre renaissant à la vie vienne se mêler le grondement sinistre de l’instrument de mort!
J’ai fait le voyage avec trois prisonniers allemands, deux sous-officiers et un officier qu’on a rendu à la liberté. L’officier est une jeune officier de cavalerie tombé au pouvoir des Danois lors du combat de cavalerie qui a eu lieu naguère dans le Jutland, entre les hussards prussiens et les dragons danois.
Il parle un peu français et m’a questionné sur les intentions du gouvernement français relativement à la politique extérieure, absolument comme si j’étais dans les secrets du gouvernement. J’ai souri et je lui ai répondu que sur ce point il était tout aussi savant que moi. A mon tour je lui ai demandé s’il avait à se louer de la manière dont les Danois l’avaient traité pendant sa captivité.
- J’ai été parfaitement traité, m’a-t-il dit: mais je n’en ai pas moins souffert pour cela.
Et, il mit la main sur le coeur en murmurant: “l’honneur!”.
Je m’efforçai de lui persuader que l’honneur d’un militaire n’est point compromis par le seul fait d’être fait prisonnier, et nous parlâmes d’autre chose.
Cet officier et un autre officier prussien, malade d’une blessure à l’hôpital d’Augustenbourg, ont été l’objet d’un échange de prisonniers.
Quant aux deux sous-officiers ils ont été rendus à la liberté sous condition.
Ceci demande des explications. Voici l’explication: Il y a quinze jours environ, le feld-maréchal Wrangel faisait conduire à Sonderborg le cadavre d’un officier danois, mort des suites d’une blessure reçues dans le Sleswig. Cet officier était M. Bluhm, fils.
Parmi les personnes qui accompagnaient le corps se trouvaient deux sous-officiers danois faits prisonniers à la même affaire où M. Bluhm avait été blessé, et auxquels le feld-maréchal accordait la liberté. Les Danois n’ont pas voulu être en reste de gracieuseté, et ils ont à leur tour donné la liberté à deux sous-officiers.
Je suis allé un moment sur une colline d’où j’ai vu parfaitement les batteries de Broader tirer sur les bastions danois no 1 et no 2. J’ai compté jusqu’à quatre coups de canon par minute.
Les grenades mettaient sept secondes à franchir les quatre mille deux cents mètres qui séparent les batteries ennemies. On m’a dit, ce soir, que cette canonnade acharnée de Broager n’avait endommagé que très peu de batteries danoises en blessant légèrement trois soldats. Beaucoup de bruit pour rien, comme dit Shakespeare.
L’affaire ne sera sérieuse quand les Prussiens tenteront l’assaut. On s’attend à cette tentative pour demain lundi ou pour après-demain. S’il y a une bataille, je vous en donnerai des détails par le prochain courrier. En arrivant à Sonderborg, j’ai eu un bonheur véritablement insolent; j’ai trouvé une chambre avec un lit, mais sans drap. On n’est pas plus chanceux. Mais aurai-je de quoi dîner demain? That is the question, comme dit encore Shakespeare.