Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Copenhague, le 23 mars 1864
Copenhague, 23 mars (Le Siècle 28 et 29 mars 1864)
Samedi dernier, quelques bombes ayant de nouveau effondrés plusieurs toits de maisons, enlevé des pans de mur, crevé des croisées et tué et blessé quelques personnes inoffensives dans les rues de Sonderborg, un parlementaire danois s’est rendu dans le camp des Austro-prussiens pour demander au général en chef s’il avait l’intention de détruire la ville.
Le commandant en chef de l’armée allemande a fait répondre que son intention était de ne détruire aucune ville, mais qu’il ne répondait nullement de la marche si souvent capricieuse des bombes et des grenades. Ce qui peut être traduit librement par ces mots: craignez tout et n’ayez pas d’autre crainte.
Au moment arrivait une députation des habitants des îles de la Fionie pour offrir l’hospitalité aux malheureux habitants de l’île d’Als.
Mais les habitants des îles de la Fionie sont eux-mêmes menacés de l’invasion des Allemands. Ceux-ci ont des barques nombreuses et des bateaux plats pour le transport de l’infanterie et de la cavalerie.
Quand le moment leur paraîtra favorable, ils traverseront le petit Belt. Il ne leur restera plus alors qu’à débarquer à Copenhague. Les austro-prussiens ne cherchent plus à dissimuler le véritable caractère de la guerre actuelle, qui est la conquête.
Les grandes puissances laisseront-elles la Prusse s’arrondir du Danemark disparu de la carte de l’Europe? On ne peut pas et on ne veut pas le croire ici, et tous les regards sont tournés du côté de la France; car on ne compte plus guère sur les secours de l’Angleterre, sur laquelle pourtant on avait tant de droits de compter.
L’ordre d’évacuer Sonderborg à tout ce qui n’est pas combattant étant attendu à chaque moment, j’ai dû quitter l’île d’Als pour me rendre à Copenhague, d’où je pourrai vous instruire de la marche des événements d’une manière beaucoup plus rapide et plus sûre désormais que je n’aurais pu le faire à Sonderborg, dans le cas où il m’eût été permis d’y séjourner plus longtemps.
Je suis d’ailleurs on ne peut mieux placé à Copenhague pour être à la fois instruit de ce qui se passe à Duppel et à Fredericia. Le télégraphe électrique, qui est le plus vaillant des courriers, fonctionne jour et nuit et nous apporte ici les nouvelles les plus détaillés.
Grâce à toutes les facilités qui me sont faites, notamment par le ministre de la guerre dont j’ai reçu jusqu’à deux avis par jour, je pourrai, aussi promptement que le permettront les départs des courriers, vous transmettre tous les faits qui me paraîtront de nature à intéresser les lecteurs français.
J’ai retrouvé Copenhague plus triste que je ne l’avais quitté. L’inquiétude est peinte sur tous les visages, et dans l’intérieur des familles, des larmes que chacun voudrait cacher aux autres coulent de tous les yeux.
Il n’est personne qui n’ait, soit à Duppel, soit dans les Jutland, un fils, un frère ou un ami dans l’armée. Cinquante mille hommes sont sous les armes, et le Danemark, qui se réduit chaque jour compte à peine seize cent mille habitants, à cette heure que le Holstein, le Sleswig et une partie de Jutland sont au pouvoir des Austro-prussiens. C’est beaucoup de soldats pour une si petite nation.
Le télégraphe nous a fait savoir que mille coups de canon environ, avaient été tirés par les autrichiens sur la forteresse de Fredericia, sans causer aucun dommage matériel sérieux. Dix-huit hommes ont été blessés dans les casemates. Quatre, parmi lesquels deux officiers, sont morts.
Des bombes ont incendié un certain nombre de maisons de la ville de Fredericia. L’incendie menaçant de se propager, une compagnie de pompiers est partie de Copenhague pour aller porter du secours.
Hier, 21, le bombardement a continué, faible jusqu’à midi, très vif à partir de cette heure jusqu’à la nuit. Quatorze soldats ont reçu des blessures. Il y a eu deux ou trois morts.
Le directeur rédacteur du journal de Fredericia nous annonce que, vu le bombardement de la ville, il se voit forcé de suspendre momentanément sa publication. On pourrait le suspendre pour un motif moins sérieux.
L’Angleterre est généralement moins avare de ses écus que de ses hommes. Deux comités se sont organisés à Londres pour recevoir des souscriptions en faveur des soldats danois blessés et des veuves de soldats. Un de ces comités est présidé par Lord Claricarde, l’autre par Mlle Bule, sœur de l’ambassadeur danois à Londres. Ces comités ont déjà expédié à Copenhague trois envois d’argent. Hier est arrivé le produit d’une quatrième liste de souscription s’élevant à la somme de 15,000 livres sterling.
Que la France laisse la nation marchande envoyer de l’argent, et qu’elle donne au Danemark l’appui de son courage et de son génie militaire; ce sera beaucoup plus noble et beaucoup plus efficace aussi.
Aujourd’hui a eu lieu au rigsdag la clôture de la session. Le roi a écrit à cette occasion un discours que le ministre de l’intérieur a lu à la chambre. Dans la position si critique où se trouve le Danemark, ce discours, écrit par un monarque qu’un parti assez nombreux soupçonne ici hautement, et sans doute à tort, de s’abandonner à de coupables sympathies pour l’Allemagne, ci discours acquiert un double intérêt. Je serais heureux d’être le premier à vous le faire connaître.
En voici la traduction fidèle:
“Nous, Chrétien IX, etc. adressons notre salut royal au rigsdag. La clôture de la session a lieu dans un temps bien pénible. Beaucoup de membres de cette chambre trouveront l’ennemi en rentrant chez eux. Recevez, messieurs notre remerciement pour le zèle que vous avez déployé en soutenant notre gouvernement pendant le conflit qui vient d’éclater.
Emportez avec vous notre salut dans toutes les provinces du pays, et dites à vos amis que notre cœur saigne à la pensée de tous les malheurs que subissent nos fidèles citoyens au midi et au nord du Kongeda. Notre ennemi connait bien mal le peuple danois lorsqu’il croit le soumettre par les charges qu’il lui impose.”
“ Par la menace et la violence, on a obtenu de notre prédécesseur au trône qu’il donnait aux duchés de Holstein et de Lauenbourg un gouvernement indépendant de la monarchie. Aujourd’hui, ces concessions ne satisfont plus les exigences, et le Holstein est occupé par la confédération germanique pendant que le Sleswig est devenu l’objet d’un otage.
Sous la protection des troupes confédérées, on laisse le parti révolutionnaire agir contre nous dans le Holstein, et l’on profite de l’occupation du Sleswig pour s’efforcer d’en faire une province prussienne ou autrichienne. Tous les employés, et jusqu’aux prêtres, sont révoqués de leurs fonctions et emprisonnés à l’égal des criminels.
Les mouvements pieusement érigés sur la tombe de nos braves guerriers sont outrageusement renversés, et notre nom est effacé de tous les édifices publics. En outre, il est expressément défendu de se servir du mot royal, et le Danebrog, le vieux drapeau du pays, est remplacé par le drapeau révolutionnaire de 1848; enfin la langue est abolie.
“L’ennemi ne s’arrête pas; il a passé le Kongeaa et envahit le Jutland.”
“Nous sommes seuls à combattre, et nous ne savons pas pendant combien de temps encore l’Europe sera paisible spectatrice de l’outrage qui nous est fait, à nous et à notre peuple.”
“Nous disons une fois encore au rigsdag que nous ferons tout ce qui est compatible avec notre honneur et notre intérêt pour obtenir une paix durable dont le pays soit satisfait; mais que nos ennemis apprennent que le temps est encore éloigné où nous serons forcés d’accepter pour nous et notre peuple une paix humiliante.”
“Les dernières paroles de votre roi sont pour vous exhorter, vous et ceux qui vous ont élu, à la persévérance.”
“Donné en notre résidence royale. Copenhague, le 10 mars 1864. Signé, Chrétien régnant, etc.; contresigné, Nutzhor, ministre de l’intérieur.”
Quand le ministre de l’intérieur lisait ce discours au rigsdag, c’est-à-dire aujourd’hui 22 mars, à deux heures, le roi, accompagné du ministre de la guerre, était en route depuis près de trois heures pour l’île d’Als.
Toute la journée nous avons attendu des nouvelles de Duppel, dont les austro-prussiens devaient faire l’assaut, disait-on, pour célébrer convenablement l’anniversaire de la naissance du roi de Prusse.
Aux bouquets de fleurs qui ont dû être offerts à Sa Majesté, il ne se mêlera aucune émanation lointaine de cadavres. Des milliers de morts n’auront pas contribué à fêter cette royale naissance.
Quelques personnes le regretteront sincèrement dans l’intérêt de la cérémonie, qu’elles trouveront ainsi dénué de prestige et d’éclat. Il faut pardonner à ces personnes trop amies des pompes royales... et funèbres.