Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Soderborg, le 17 mars 1864
Tirs d'artilleries de la presqu'ile Broager
Aujourd’hui, toute la journée, les batteries prussiennes de Broager n’ont cessé de gronder et d’envoyer contre les forteresses danoises une véritable grêle de boulets, de bombes et de grenades.
Dans un seul bastion (le no 1), deux cent cinquante grenades sont tombées, crachant partout le fer avec la mort. Toutefois, si les hommes ont eu à souffrir de l’éclat de ces grenades, les ouvrages des forts n’en sont que très peu endommagés. Pas une seule pièce danoise n’a été démontée jusqu’à l’heure assez avancée où je vous écris ces lignes.
Et pourtant les Prussiens ont des canons rayés d’une grande puissance, et ils tirent en enfilade dans les forteresses danoises, de la presqu’île de Broager où, pendant cinq semaines, ils ont travaillé à élever des batteries, entièrement démasquées à cette heure.
Mais cette canonnade n’est que le prélude de celle qui nous est réservée pour ces jours-ci, sans doute, nous aurons la symphonie tout entière à grand orchestre, lorsque les batteries qui font face à la position de Düppel se joindront à celles de Broager. Ce sera quelque chose comme deux cents pièces d’artillerie qui agiront sur les forteresses danoises.
Le danger guette Sonderborg
Alors, il ne fera pas bon à Sonderborg. Déjà les boulets et les bombes ont défoncé les toitures de quelques maisons, enlevé des portes et des fenêtres, abattu des pans de mur et brisé des meubles dans les chambres. Sonderborg est exposé à une destruction complète si les Austro-prussiens ne se font pas un devoir de conscience d’épargner cette ville entièrement inoffensive.
Combats sur les avant-postes de Düppel
Dans l’après-midi, il s’est répandu le bruit que les Prussiens avaient engagé un combat avec l’infanterie danoise sur toute la ligne des avant-postes. Cette nouvelle était fondée. Quatre régiments danois, le 4e, le 5e, le 7e, et le 8e, se sont vaillamment défendus contre des forces supérieures, mais il leur a fallu céder au nombre.
Le combat a duré jusqu’à sept heures du soir. A ce moment, voyant qu’ils ne pouvaient pas se maintenir dans le village de Düppel, dont il y a quelques jours j’avais prédit la fin prochaine, les Danois ont brûlé ce village et se sont retirés dans les fortifications.
Quelques fermes à la droite de Düppel sont utilisées par les Prussiens comme ambulances. Si les canons des Danois ne chassent pas les Prussiens de la position qu’ils ont conquise, ils n’auront que huit cents mètres à parcourir pour atteindre les batteries danoises lorsque le moment de l’assaut aura lieu.
Ce moment est attendu sans crainte, et il n’est pas un officier danois qui ne soit prêt à mourir sur ces remparts où va se jouer avec le sort de l’armée, celui du Danemark lui-même tout entier, Je l’ai dit déjà, il n’y a d’autre alternative à Düppel que de vaincre ou de mourir ou d’être fait prisonnier.
Point de retraite possible dans cette île d’Als, que la cavalerie prussienne pourrait, en quelques heures, parcourir dans tous les sens. On peut donc être sûr qu’il y aura sur cette étroite langue de terre, qui relie l’île au continent, une des batailles relativement les plus sanglantes de ce siècle.
En attendant ce grand jour de souffrance et de mort, la mort et la douleur sont partout dans Sonderborg. Trois cent blessés ont été portés dans des ambulances depuis quelques heures, et je ne puis encore vous dire au juste le nombre des morts.
Comme dans toutes les affaires précédentes, les officiers ont largement payé de leur personne. On cite parmi eux douze morts ou blessés. Au nombre des morts se trouve le colonel Hvederg, qui commandait un des régiments engagés. C’était un militaire aussi capable que brave. Il est très regretté du soldat.
Chacun ici fait son devoir avec le courage calme et réfléchi connu aux races du Nord. Les Danois n’ont pas cet enthousiasme que nous possédons à un si haut degré, nous autres français, et qui nous rend si redoutables sur les champs de bataille; mais ils ont le sentiment de l’honneur très développé et une ténacité que rien ne peut altérer.
Ils tiendront tant qu’il sera humainement possible de tenir, et s’ils succombent écrasés sous le nombre, ce ne sera pas sans grandeur et sans gloire.
Mais, rien jusqu’ici ne peut faire prévoir la chute des Danois, et je ne voudrais pas qu’on vit dans ces paroles une prophétie de malheur pour cette nation si intéressante et si digne de toutes les sympathies.
Pendant que les Prussiens agissent à Düppel, les Autrichiens continuent de se comporter en véritables vandales, dans les villes du Jutland tombées en leur pouvoir.
L'attitude allemande
J’ai appris de source certaine que dans la ville de Horsens, au nord de Frédéricia, ils forçaient les habitants, au nombre de huit mille, à leur fournir gratuitement et quotidiennement pour leurs besoins et aussi pour leur agrément, comme on va le voir, quarante mille livres de pain, seize mille livres de bœuf, sept cents livres de lard, cinq mille six cent livres de riz, trente barriques de snap (eau-de-vie danoise), cinq cents cinquante livres de sucre, cinq cent cinquante livres de café, soixante-sept mille livres d’avoine, trente-trois mille cinq cents livres de fourrage, vingt mille livres de paille; puis, pour passer le temps aussi agréablement que possible, mille trois cents livres de tabac, deux mille cinq cents cigares, et sept cents livres de fourrage, vingt cents livres de tabac, deux mille cinq cents cigares, et sept cents bouteilles de vin.
Le compte est ainsi fait, et il ne faut à messieurs les allemands triomphants, ni un cigare de moins par jour, ni une bouteille de vin, ni une livre de tabac. Et tout cela se fait au nom des nationalités opprimées et pour délivrer le Schleswig (nous sommes en jutland) du joug odieux des Danois, lesquels, au dire des allemands, poussaient l’esprit de tyrannie jusqu’à administrer en danois le sacrement de la confirmation, qui n’est agréable à Dieu qu’en bon allemand.
Promenade militaire allemande
Pour assurer l’exécution de leur réquisition forcée et gratuite, les Autrichiens se sont, à Kolding, emparés de la personne des bourgmestres (sorte de préfets). Les préfets n’ayant pas voulu signer ces ordres injustes, les Autrichiens les ont, sans façon, déclarés prisonniers de guerre comme tels, on les a enfermés dans une forteresse prussienne, à Magdebourg.
Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, et les allemands sont décidés à ne se priver d’aucun plaisir dans cette guerre contre le Danemark qu’ils qualifient agréablement de promenade militaire.
Français et anglais, pris à partie
Mais ce n’est pas seulement aux dépens des Danois que les soldats allemands aiment à s’égayer, ils ne se montrent pas moins enjoués vis-à-vis des français et des anglais qui veulent bien les honorer de leur confiance. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Crowe qui m’a raconté ses relations avec MM. les allemands. M. Crowe, fils du consul anglais, à Christiana, en Norvège, est employé au chemin de fer en Jutland. Il se trouvait à Veile le lendemain du jour où les troupes austro-prussiennes se sont emparées de ce pays. Quelques Croates l’aperçoivent dans une boutique.
Quel est cet homme? dit l’un d’eux.
- C’est un honnête gentleman anglais, répond le maître de la boutique.
- Il n’y a pas d’honnêtes gentlemen anglais, reprennent spirituellement les Croates; il n’y a que des espions.
Et, là-dessus les héros de Veile s’emparent de M. Crow, et l’un d’eux veut le marquer au cou. On rabat le col de chemise de l’innocent martyr trop faible pour lutter contre tous les soldats, et dont les protestations ne font qu’exciter l’hilarité générale. M. Crow sent un fer lui glisser sur le cou et il porte encore aujourd’hui les traces de cette exécution. Il invoque alors le secours des officiers qui ne l’arrachent des mains de la soldatesque que pour l’abreuver de sarcasme à l’endroit de l’Angleterre.
- Le Times, lui dit un officier prussien, n’avait pas au commencement de la guerre d’expressions assez énergiques pour flétrir la conduite du gouvernement prussien; mais, le times est un fanfaron, et depuis que nous sommes en Jutland il ne gronde plus; il bêle comme un timide et innocent agneau.
Dans ce reproche peu ménagé il y avait trop vérité pour ne pas blesser l’orgueil national chez M. Crow. Ne pouvant pas obtenir de passeport pour se rendre en Angleterre, il résolut de fuir. Un paysan danois le cacha chez lui et un bateau pêcheur le mit ensuite hors des griffes des austro-prussiens.
La bataille de Rügen
Au moment de fermer cette lettre, il nous arrive du ministère de la marine une note sur un combat naval, qui a eu lieu aujourd’hui même à l’entrée du port de Swinemünde (Swinoujscie), à l’est de l’île de Rügen dans la Baltique entre la frégate danoise Sjaelland de quarante canons, et deux grandes corvettes prussiennes, l’Arcona et la Nymphe. Le contre-amiral Van Dorkam qui a été ambassadeur à Londres et ministre de la marine, avait hissé son pavillon à bord de la frégate danoise.
Le feu a commencé à deux heures trois quarts et s’est prolongé avec une grande vivacité jusqu’à quatre heures trois quarts. A ce moment, les deux corvettes, assez maltraitées, ont abandonné la partie et sont entrées dans la rade pour panser leurs blessures. Le Jutland n’a que peu souffert; elle a eu trois morts et dix-neuf blessés.
Ce petit avantage produit ici un excellent effet moral. Les Danois sont très fiers de leur flotte, et ils eussent cruellement souffert dans leur amour-propre si la frégate avait eu le dessus.
On croit ici que l’assaut contre les fortifications de Düppel est fixé au 22 de ce mois, jour anniversaire de la naissance du roi de Prusse. Nous verrons bien.